Skip to main content

Full text of "L'Université catholique : recueil religieux, philosophique, scientifique et littéraire"

See other formats


l^y 

15.'' 

M'^QBm 

^Ύ 

K 

l^ 

ik^^^^^S 

■M 

s 

^t^^s^^^3 

^^BibI 

it 

mrl^is^ 

HB 

2 

3lff^  ^%^ 

^HS9 

■n^ 

^    !-.^.  j 

Hi 

1 

''^^^  "^  w 

90^ 

■ 

à 

i^2vV^^^^^H^&cJ 

B*^ 

^^j^cr^ 

^fc"    Tj^   ■ 

KS^ 

pinyfl 

/Ik 

Wfïh^ 

fjMNf 

^^aâS 

^À^à'^ 

^-~ 

15^*^ 

j- 

iiji 

w^ 

1 

j 

E 

x^ 


^y. 


^%»^     ^ 

^^" 

yJ^É^  ^rV'^ 

^ 


\ 


z^ 


yï 


rr%m. 


^« 


■"•M 


;te^i^ 


At] 


AJ^' 


:^, 


•^:;r, 


1^ 


-JWi 


i 


.-^^ 


/«^*^ 

"  ^ 


=r 


<"  i  /•  ' 


.'^.'i 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/luniversitcath08pari 


L'UNIVERSITÉ  CATHOLIQUE, 

RECUEIL  RELIGIEUX, 

PHILOSOPHIQUE,  SCIENTIFIQUE  ET  LITTÉRAIRE. 


TOUS  yiii.  —  N»  K,  I8S9.  I 


L'UNIVERSITÉ 


CATHOLIQUE 


5 


RECUEIL  RELIGIEUX, 
PHILOSOPHIQUE,  SCIENTIFIQUE  ET  LITTÉRAIRE, 

lléîïigc  par  : 

MM.  Aug.  BoNNETTY  ,  de  la  Société  asiatique  de  Paris ,  l'un  des  directeurs  de  l'Université.  — 
Eug.  BoRÉ  ,  de  la  Société  asiatique  de  Paris ,  voyageur  en  Per«e. —  Léon  Borio  ,  processeur 
de  philosophie  au  collège  d'Angers.  —  Edm.  de  Cazalès.  —  Alex.  Combeguilles.  — Em« 
de  CoNDÉ.  —  Cor  ,  de  !a  Société  asiatique  de  Paris,  interprète  des  langues  orientales  à 
Coustanlinople.  —  Ch.  de  Coux,  professeur  d'économie  politique  à  l'Université  catho!iquc 
de  Louvain.  —  J.-F.  Danielo.  —  Léon  Desdocits  ,  professeur  de  physique  au  Collège 
Stanislas.  —  Ph.  Douiiaire.  —  Ed.  Dumoist,  professeur  d'histoire  au  Collège  Saint-Louis. 

—  Am.  Duç^uESNEL.  —  L'abbé  Foisset.  —  Théoph.  Foïsskt,  juge  au  tribunal  de  Bcauue. 

—  Jules  de  Franchetille.  —  L'abbé  de  GENorDE.  —  L'abbé  Gerbet  ,  vicaire-général 
du  diocèse  de  Meaux,  un  des  directeurs  de  l'Université.  —  Eug.  de  !a  Goi'RTHErie.  —  Alei. 
GuiRAUD,  de  l'Académie  française.  —  M.  Jourdaiis.  —  F.   Lallier.  — Paul  Lamaciib. 

—  Melch.  de  L'hermite  .  professeur  de  mathématiques  au  collège  de  Juilly.  —  H.  Mar- 
GERiN.  —  Comte  de  Montalembert,  pair  de  France. —  Moreat.  —  Hip.  Morvonnais. 

—  Ern.   de   Moy,  professeur  de   droit   à  l'Université  de   Munich.  —  Joserh   d'ORxiGUE. 

—  A. -F.  OzANAM.  —  A.  Rio.  —  Cyi)r.  Robert.  —  Alex,  de  Sai?»t-Ciiéro?î.  —  Labbé 
de  Salinis,  directeur  du  Collège  de  Juilly,  un  des  directeurs  de  l'Université.  —  L'abbé 
de  Scorbiac  ,  directeur  du  Collège  de  Juilly  ,  un  des  directeurs  de  l'Univcrî^ilé.  — 
M.  Stbinmetz,  de  Bruges.  — Raym.  Thomassy.  —  Vicomte  Alb.  de  Villeiveuve. 


TOUE  IIUITIEIIK. 


ÎJati^ 


AU   BURE.\U    Di:  L'IIXI  VFUSl  Ti:   CA  TllOLIQ  l  î:, 

RUE  S.V!NT-GU1LL.\UME ,  N"  ^2A.  (fAUB.  S.-G.) 


M  DCCC  XXXIX. 


ERRATA  DU  HUITIÈME  VOLUME. 


S*^  45 ,  page   (»o , 

r 

col., 

ligne  22. 

S.  Scstor 

lisez 

S.  Neot 

»               08, 

20. 

beauté  du  service 

beauté  consacrée  ai 

47,           550, 

V' 

col., 

47. 

vers  le  bien  et 

vers 

le  mal 

sur  le  bien  et  sur  le  mal 

>              551 , 

51. 

des  sujets 

du  sujet 

»              555 , 

15. 

cruauté 

crainte 

»              354, 

26. 

altérations 

alternalions 

»              535, 

48. 

matériel 

immatériel 

»             559, 

8. 

.Chez 

,  chez 

i                p 

15. 

,  chez 

,  Chez 

»                1 

20. 

.11 

,il 

TABLE  DES  ARTICLES  DU  HUITIÈME  VOLUiME. 


(  Voir  la  Table  des  matières  à  la  fin  du  volume.  ) 


43*  Iwraison,  —  Juillet. 

Cour3  d'Histoire  de  France  (  treizième  le- 
çon); par  M.  Dumont 7 

Cours  d'Histoire  sur  l'origine ,  l'accroisse- 
ment et  l'influence  des  Ordres  monasti- 
ques (  deuxième  leçon  )  ;  par  M*  Emile 
Chavin 15 

€ours  de  Droit  criminel  (  septième  leçon)  ; 
par  iH.  Albert  du  Boys. 26 

REVUE.  —  Jésus -Christ  et  sa, doctrine, 
histoire  de  la  naissance  de  l'Église,  de 
son  organisation  et  de  ses  progrès  pen- 
dant le  premier  siècle,  par  F.  Salvador  ; 
par  M.  A.  Combeguille 35 

Philosophie  Catholique  de  l'Histoire,  ou 
l'Histoire  expliquée ,  introduction  ren- 
fermant l'histoire  de  la  création  univer- 
selle, par  le  baron  Alexandre  Guiraud, 
de  l'Académie  française  ;  par  un  Pro- 
fesseur de  Théologie 55 

Les  Moeurs  catholiques,  ou  les  âges  de  foi. 
Archéologie,  littérature  et  philosophie  ca- 
tholique (deuxième  article,  suite  et  fin)  ; 
par  M.  Digbi 64 

Les  Pèlerinages  en  Suisse,  par  Louis  Veuil- 
/o<;parJH,  Edouard  Dumont.    ...     78 

La  Chronique  de  Rains ,  publiée  sur  le 
manuscrit  unique  de  la  bibliothèque  du 
Roi  ;  par  Louis  Paris  ,  archiviste  de  la 
ville  de  Reims,  membre  de  la  Société 
des  Antiquaires  ;  par  M.  Raymond  Tho- 
massy 80 

Bulletins  bibliographiques.  —  Grammaire 
grecque,  accompagnée  d'exercices  et  de 
questionnaires  ;  par  Henry  Congnet , 
chanoine  de  Soisions.  —  Le  pieux  Hellé- 
niste sanctifiant  la  journée  par  la  prière  ; 
par  le  même.  —  Grammaire  grecque  ,  ou 
Exposition  analy  ti<iue  ,  etc.  ,  avec  syn- 
taxe ;  par  l'abbé  Quod 84 

44"»  livraison,  —  Août. 

Cours  de  Psychologie  chrétienne  (quatrième 
leçon)  ;  par  itf .  J.  Steinmctz.     ...     85 

Cours  sur  l'Histoire  de  la  Poésie  Chré- 
tienne.—  Cycle  des  apocryphes  (huitième 
leçon  )  ;  par  AI.  Douhaire S2 

Cours  sur  l'Architecture  des  Églises  de 
Russie  (deuxième  leçon)  ;  par  M.  Cy- 
ptien  Robert i()/i 

REVISE.  —  OEuvres  philosophi(iues  de 
M.  le  président  Riambourg  ,  publiées  par 
MAI.  Th.  Foisset  et  l'abbé  Foissel ,  an- 
cien supérieur  de  Séminaire;  par  .)/.  E. 
Wilson 112 


Psychologie  expérimentale  ;  par  L.  -  E. 
Bautain ,  chanoine  honoraire  de  Stras- 
bourg, professeur  de  philosophie  et 
doyen  de  la  Faculté  des  Lettres,  etc.,  etc.  ; 
var  M.  Vabbé  A.  G 1^7 

Utilité  des  Légendes  populaires.  —  Les  Vies 
des  Saints   de   la  Bretagne-Armorique 
d'Albert-le-Grand  et  de  dom  Lobineau  ; 
M'  Jules  de  Franche^'ille 140 

Éditions  de  Société  de  THistoire  de  France. 
—  De  la  Conquête  de  Constantinople , 
par  Jeoffroi  de  VUlehardouin  et  Henri 
de  Fa/enciennes;  par 31.  Raymond  Tho- 
massy 147 

Institutions  charitables  et  Législation  ;  par 
M.  R.  de  Belleval 150 

Distribution  des  Prix  du  Collège  de  Juilly,  155 

Bulletins  bibliographiques.  —  Histoire  et 
Ouvrages  de  Hugues  Métel.  —  Nouvelle 
Grammaire  française  simplifiée:  par  M. 
Queyras.  —  Dante  et  la  Philosophie 
catholique  au  treizième  siècle  ,  par 
M.  Ozanam.  —  La  Bible.  —  Les  Pères 
de  l'Église.  —  La  Raison  du  Christia- 
nisme. —  Archives  curieuses  de  l'His- 
toire de  France  ;  par  P.  Danjou.  — 
Anuali  délie  scienz.e  religiose,-  \yAvVabbé 
Ant.  de  Luca. — Collection  des  Conciles; 
par  M.  L.  de  Malastrie.  —  Bonté  et 
Grandeur  de  Dieu;  p&r  Mllede  Flau- 
gergues'. 158 

45"  livraison.  —  Septembre. 

Cours  d'Économie  «ociale  (  quatorzième 
leçon)  ;  par  M.  de  Coux 165 

Cours  d'Histoire  de  France  (  quatorzième 
leçon)  ;   par  M.  Dumont 171 

Cours  d'Histoire  sur  l'origine  ,  l'accroisse- 
ment et  l'influence  des  ordres  monasti- 
ques (  troisième  Iccon  )  ;  par  M.  Emile 
Chavin. 182 

REVUE.  —  De  la  Cosmogonie  de  Moïse  . 
à  propos  de  qucltiuos  ouvrages  nouveaux 
sur  la  philosophie  de  l'histoire ,  les 
sciences  nalurclics  et  la  linguistique  (pre- 
mier article)  :  par  M.  Jacomy-Regnier.  11)2 

Cranmer,  archevêque  de  Cautorhéry.  pri- 
mat d'Angleterre  (premier  article  );  par 
M.  Manvy 205 

Études  historiques  sur  l'église  de  Viviers  et 
sur  »|uel(iues  particulsrités  remartiua- 
bles  de  sa  cuustilution  au  nio>en  âge  ; 
par  M.  Albert  Du  Boys 211 

Histoire  véritable  des  doctrines  et  des  actes 
de  la  compagnie  de  Jésus,   par   J.^B. 


TAILLE  DES  ARTICLES  DE  CE  VOLUME. 


LccVere  d'.iubigny  :    \)nT    M,    Edouard 
Dumont.     .      .   " 220 

Histoire  cl  Tableau  «lelTniver»,  par./. -F. 
Diinielo;  \^f\r  }I .  Eiigc  le  de  la  (iourtittie.  •i2î 

Du  Travail  iiilcllroluel  en  Fraïue,  depuis 
iS3T,  par  .)/.  Amedce  !)uqiicsncl  ;  par 
AI.  II.  Morvotinais 229 

ArchéoIof;le.  —  Promenade  en  lketrtf;ne. 
—  Vitré.  Le  Château  des  Uorliors.  — 
Madame  «le  8évii,'iié  ;  par  M,  E.  de  (onde.  232 

Le  Comle  de  Varfeuil  ,  ou  les  Combat»  de 
la  Foi  dans  l'Adversité  ,  par  M.  d'Exati- 
villez  ;   par  M.    l) 236 

Bulh'tins  biblioyraphiijues.  —  Les  petits 
Poêles  forées  .  Orphée,  Hésiode.  Pin- 
dare,  Théocrite,  S\nésius;  par  .>/.  Ful~ 
counet.  —  Tableau  de  la  déficiiération 
de  la  France:  par  .U.  MadroUc.—Trac- 
lalus  de  Justitià  et  .lure  ,  auc  tore  Car- 
rière. —  Introduction  hisloriipic  et  cri- 
tique aux  livres  «le  1  Ancien  et  du  IVou- 
veau  Testament;  par  l\ibbê  Glaire.  — 
Les  premières  ÎNolionssnr  les  Sciences  et 
les  .-iris:  par  âxhj.  Set^uin 241 

46''  livraison.  —  Octobre. 

Situation  de  Rome  :  par  Vabbë  Gerbe  t.     .  245 

Cours  d'Astronomie  (  douzième  leçon  ).  — 
Des  Comètes;  par  M.  Desiou^ls.     .     .  248 

Cours  sur  l'Histoire  de  la  Poés.c  chré- 
tienne. —  C)clc  des  apocrvplits  (  neu- 
vième leçon  );  par  M.  Douhaire.     .     .  2G2 

REVUE.  —  Innocent  III  et  ses  contempo- 
rains (  deuxième  article  )  ;  par  C,  -  /•'. 
Audley 271 

Abha>e  de  Cluny  ,  avec  Pièces  justifica- 
tives ,  contenant  de  nombreux  frat,'mcns 
de  la  correspondance  de  Pierre-Ie-Vé- 
nérable  et  de  >aint  licrnard  ,  par  M.  P. 
Lorain  ,  do}eii  de  la  Faculté  de  Droit 
de  Dijon;  par  .)/.  Ch.  de  ïiiancey.    .     .  291 

\ie  de  saint  Hu^^ucs  ,  évtMiue  de  (^îrenoble  , 
par  Albert  Du  Boys  i  par  M.  Ludovic 
Guyot 300 

La  Tiiébaïde  des  Grèves  ,  Reflets  de  Rre- 
ta^'ne  ,  par  M.  A.  Morvonnaix  ;  par 
3/.  Amédée  Duquesnel 306 

Saint  Ai^nan ,  évèquc  d'Orléans  en  391  ; 
par  Madame  la  comlesso  O.  -  M.  de 
Lernay 3'^'9 

Rapport  à  M.  le  ministre  de  l'Intérieur 
sur  les  prisons  ,  maisons  de  fore»' ,  mai- 
sons de  correction  et  baj^nes  itelllalir, 
par  M.  Ccrfbecr  ;  par  .)/.  R.  B.     .     .     .  31<) 

Bulletins  Ltblioyraphitjiies.  — La  reli^'ion  ; 
periodico  ,  lilosoJico ,  historico  y  lilera- 
rio  de  Rarcelone.  —  Programme  des 
Cours  (pji  seront  donnés  pendant  le  se- 
mestre  d'hiver  de  l'année  académique 


1S39-18Î0  à  ITniversité  Calholi(|uc  de 
Louvain.  —  Essai  sur  le  Panthéisme  dans 
les  .Sociétés  modernes;  par  iM.  II.  Ma- 
ret  ,  prêtre 318 

àl'-  livraison.  —  Novembre. 

Situation  de  Rome.  —  Point  de  vue 
(deuxième  article  )  ;  par  M.  l'abbé  Ger~ 
bet 325 

Cours  de  PsychoIof,'ie  chrétienne  (  cin- 
(|uième  leçon)  ;    par  M.  J-  Steinmctz.  328 

Cours  de  Droit  criminel  (huitième  leçon)  ; 
par  Albert  Du  Jioys '  .     .  237 

Cours  sur  la  Philosophie  du  Droit  (neu- 
vième leçon  )  ;  par  M.  Ernest  de  Moy.  354 

REVIE.  —  Cinquième  lettre  d*un  voja- 
i;eur  catholi(iue. —  État  du  catholicisme 
en  Arménie  ;  par  M.  L.  Bore.      .      .      ,  362 

Histoire  de  saint  Louis  ,  roi  de  France  , 
par  M.  le  marquis  de  Villeneuve  ;  par 
M.  Danielo 374 

Le  Père  André,  de  la  compagnie  de  Jésus; 
par  ML 382 

Etude  sur  un  grand  homme  du  dix-hui- 
tième (  deuxième  articU)  ;  par  AI.  Algar 
Griveau 387 

Dante  et  la  Philosophie  catholique  au  trei- 
zième siècle,  par  A.-F.  Ozanam,  doc- 
teur en  droit ,  docteur  ès-lettres  ;  par 
M.   P.-L 399 

Bulletins  bibliographiques.  —  Histoire  du 
Drapeau,  d  s  Couleurs  et  des  Insignes 
de  la  monarchie  française  ;  par  AI.  Rey, 
membre  de  la  Société  des  Antiquaires  de 
France.    .     / 404 

48«  livraison.  —  Décembre. 

Cours  d'histoire  sur  les  Ordres  monastiques 
(quatrième   leçon);    par  M.  Chavin.     .  405 

Cours  d'Astronomie  (treizième  leçon);  par 
.)/.  Desdouits 414 

Cours  sur  l'architecture  des  églises  de  la 
Russie  (troisième  leçon)  ;  par  M.  (y- 
prien  Robert 425 

REVl  E.  —  Innocent  III  et  ses  contempo- 
rains (troisième  article);  par  .>/.  ^«d/ey.  432 

Cranmer,  archevêque  de  Cantorbéry 
(deuxième  article)  ;   par    M.  Maury.    .  447 

>otice  sur  l'abbé  Moehler;  par  M.  Axin- 
ger 462 

Bulletins  bibliographiques.  —  Des  maria- 
£;es  mixtes. —  La  vie  de  Je  us. —  Abrégé 
<lc  l'histoire  d'Angleterre  de  Lingard.  — 
Le  calholi<|ue  <le  Spire.  —  Manuel  des 
principales  <  onfréries.  —  Mes  vacinces 
OH  Italie,  etc.,  etc 470 

Aux  abonnés  de  l'Université 476 


FI>    DE    LA    TABLE    DES    ARTICLES. 


L'UNIVERSITÉ 

CATHOLIQUE. 


^ç\m<i$  ^^$^<>x^<^i^, 


COURS  D'HISTOIRE  DE  FRANCE. 


Treizième  leçon  (1). 

Dernière  chute  de  Pempire  romain  ;  double  action 
de  la  proyideoce  dans  celte  révolution  politique 
et  sociale.  —  Olybrius ,  Glycérius  ,  Népos.  — 
Sidoniusévêque  de  Clermont.  —  L'Arvernic  atta- 
quée par  les  Visigoths  et  les  Saxons  ;  un  nouTeau 
déprédateur  ;  brillans  exploits  et  yerlus  d'Ecdi- 
cius  ;  révêque  Paliens.  —  Négociations  avec  Eu- 
rik  ;  saint  Epipbane  ;  l'Arvernie  soumise  aux  Visi- 
goths. —  Romulus-Augustule;  Odoacre. 

Nous  avons  constaté  l'existence  du  pa- 
ganisme, légalement  insaisissable,  et  do- 
minant intérieurement  la  société  j  paga- 
nisme dans  le  pouvoir,  essentiellement 
despotique,  c'est-à-dire,  insouciant  du 
bien-être  des  peuples,  et  sacrifiant  tout 
à  son  intérêt  propre  ,  à  sa  suprématie, 
à  son  orgueil  ;  paganisme  dans  les  mœurs 
publiques  et  privées,  profondément  sen- 
suelles et  frivoles;  dans  les  subtilités  de  la 
philosophie,  superstitieuse  et  douteuse  : 
toutes  dispositions  essentiellement  con- 
traires aussi  à  la  foi  catholique,  qui  est 
esprit  et  vie  ,  esprit  d'abnégation  et  d'a- 
mour, vie  de  vérité. 

De  ces  faits  intimes  devaient  suivre 
trois  sortes  d'événemens  ,  les  uns  provi- 
dentiels et  imprévus,  les  autres  naturels 
et  de  production  :  1"  l'invasion  ,  chAti- 
ment  commencé,  suspendu  et   toujours 

(t)  VoirlRl2«leçond«n»lon«40,loni.  Ti,p.24t>. 


menaçant  j  2^  l'épuisement  social  et  la  dés- 
organisation administrative;  3*^  les  divi- 
sions intestines  et  la  guerre  civile. 

Le  pape  saint  Gélase ,  justifiant  l'abo- 
lition des  Lupercales  contre  les  païens  et 
les  demi-chrétiens  ,  qui  attribuaient  les 
malheurs  publics  à  l'abandon  des  tradi- 
tions et  des  dieux  de  la  nation,  leur  ré- 
pondit :  (1  Certains  hommes,  assis  dans 
«  leurs  maisons,  ne  sachant  ni  ce  qu'ils 

<  disent,  ni  ce  qu'ils  affirment:  pré- 
«  tendant  juger  les  autres  ,  quand  ils  ne 
«  se  jugent  pas  eux-mêmes...  :  enseignant 
»  avant  d'apprendre,  sans  examen,  sans 
«   étude  des  causes,  sans  chercher  la  rai- 

<  son  des  choses,  répr.ndent  inconsidé- 
€  rément  ce  qui  leur  vient  à  la  bouche... 

<  Les  Lupercales  n-.anquaient -elles  lors- 

<  que  Alaric  prit  Rome  '...  On  faisait  les 

<  Lupercales  lorsque  Anthemius  arriva, 

<  et  il  y  eut  uno  affreuse  contagion 

<  IMes   prédécesseurs   ont   réclamé  sans 

<  être  écoutes.  Les  Lupercales  ont  con- 
i  linué  ,  l'empire  est  aux  abois....  i>ont- 
«  ce  les  Lupercales  supprimées  ou  plutôt 
«  nos  mœurs  qui  causent  tant  de  vols , 
i  d'homicides,  d'adultères,  d'iniquités, 
»  ropprci^ion  des  pauvres  ,  la  perte  des 
t  bonnes  causes,  le  succès  des  mauvai- 
»  ses  ,  une  perversité  inouïe  et  générale , 

<  et  enfin,  ce  qui  surpasse  tout ,  la  faus- 

<  seté  envers  Dieu,  les  sacrilèges,  les 


8 


COURS  D'IITSTOTRE  DE  FRAIVCE, 


pratiques  ninp^iquos,  di'teslables  iiK'^me 
aux  p-iïiMis  ?  N  oili\   ce   qui  i\ii{   toutes 

nos  ailversitt^s Ou  ue  veut  pas  tjue 

cela  vienne  par  jugement  divin,  mais 
par  la  rencontre  d'une  vaine  supersti- 
tion ;  je  ne  m'en  Otonne  pas,  on  veut 
couvrir  ainsi  les  crimes  el  les  UK^faits. 
Les  honiiues  pr(3lendent  employer  l'ac- 
tion ilu  ciel  el  des  astres,  pour  être 
induits  dans  une  erreur  fatale ,  dans 
une  nécessité  de  pécher,  et  pour  attri- 
buer leur  perversité  au  ciel  ,  non  à 
leur  propre  cœur  (1).  >  ]N'est-ce  pas  là 
ce  qu'avaient  déjà  dit  saint  Pierre-Chry- 
solo^ue  ,  Salvien?  ce  que  répétaient  con- 
stamment les  saints  prélats  ,  prt'tres  et 
solitaires?  savoir:  que  toutes  ces  cala- 
mités, «guerres,  contagions,  nielles, 
«  famines,  n'étaient  pas  desmalheiirs  des 
•c  temps  j  mais  des  chAtimens  de  Dieu  »; 
qu'il  fallait  renoncer  aux  vices,  si  on 
voulait  de  la  prospérité  (2)?  Il  me  semble 
voir  ici  la  grotesque  figure  de  Gibbon, 
fendant  sa  bouche  d'un  ricanement  sar- 
donique  ,  pour  défendre  Vinnocente  im- 
pudence des  Lupercales  contre  les  préju- 
gés et  Vabsurdilé  du  saint  pontife  (3;. 
Bien  d'autres,  comme  Gibbon,  satisfaits 
de  prendre  leur  pâture  ici-bas,  le  nez  en 
terre,  et  n'estimant  réellesque  les  choses 
palpables,  jusqu'où  la  superbe  perspi- 
cacité de  leur  intelligence  peut  s'allon- 
ger, prétendent  aussi  ne  rien  admettre 
qui  dérangent  la  tranquillité  de  leur 
circulation  animale,  politique  ou  litté- 
raire: et  pensant  enchaîner  Dieu  par  leur 
scepticisme,  ils  nient  toute  intervention 
de  Providence  céleste  aux  affaires  humai- 
nes, ou  du  moins  ils  n'y  consentent  pas. 
Nais  nonobstant,  les  événemens  tom- 
bent d'en  haut,  renversent  toutes  les 
prévisions,  les  probabilités,  et  se  font 
comprendie  de  ceux  qui  regardent  à  la 
lumière  du  soleil  de  justice.  Dieu  appa- 
remment sait  encore  aujourd'hui  ce  qu'il 
veut,  et  il  n'a  ])as  perdu  sa  puissance 
depuis  qu'il  annont^aità  Jérémic  leschA- 
limt  ns  dont  il  allait  frapper  son  pcu[)lc 
endurci  (4). 

(i)  S.  Gelas.,  op.  2,  eontru  Amlromnrhum. 
(«)  S.  Pelr.  Chrys.,  serra.  IG,  «rt,  2i,43;  Eu^cl.. 
Ëmes.  Uoinil.  2i. 
(5)  Gibb.  r>U. 
(4;  Voyez  tlani  le-»  U,  .///,/-':<)«<  -/,  l.nx.uel  k^Wcs 


L'invasion  barbare  était  donc  la  coi- 
gnée  frappant  déjà  la  racine  de  l'arbre, 
et  justifiant  les  paroles  des  nouveaux 
^'Oj^ns. 

Dieu  a  toujours  ainsi  en  réserve  des 
coups  inattendus  et  décisifs,  mais  sans 
suspendre  le  cours  naturel  des  choses, 
qui  n'exécute  pas  moins  ses  desseins,  et 
qui  amène  le  chAliment  au  temps  mar- 
qué. La  maladie  tue  aussi  bien  que  le  fer 
ou  la  foudre  ,  quoique  plus  lentement  ; 
les  vices  invétérés,  sans  amendement,  et 
surtout  l'indifférence  envers  la  foi  con- 
nue, c'est-à-dire,  envers  la  seule  régéné- 
ration possible,  détruisent  à  la  fin  une 
nation  indocile.  Le  vieux  monde  se  mi- 
nait par  ses  plaies  secrètes,  par  son  in- 
curie obstinée.  Comme  il  arrive  alors 
infailliblement,  le  mouvement  s'allan- 
guit ,  sans  qu'on  sache  pourquoi  ;  il  y  a 
un  malaise  général  qu'on  ressent  et  qui 
ne  se  voit  pas.  L'organisation  sociale  se 
relâche  et  se  détraque  ;  et  s'il  survient  la 
moindre  secousse  du  dedans  ou  du  de- 
hors ,  tout  est  compromis,-  c'est  une 
crise,  une  explosion  violente.  Si  le  calme 
reparaît  un  moment,  si  quelque  énergie 
se  manifeste ,  c'est  une  intermittence  qui 
fait  croire  qu'on  touche  à  la  fin  et  que 
tout  se  rétablit.  On  se  trompe  j  la  révo- 
lution travaille  sourdement  ;  car  il  reste 
toujours  l'agitation  de  l'ambition  pri- 
vée ,  la  fièvre  des  états  malades.  Les  mé- 
diocrités surgissent  de  toutes  parts,  se 
croyant  d'autant  plus  habiles  qu'elles 
sont  plus  promptes  et  plus  avides.  Qui- 
conque a  la  chance  ou  l'envie  de  s'éle- 
ver, s'estime  indispensable.  La  facilité  de 
parvenir  en  fait  disparaître  le  péril  et 
l'instabilité.  Plus  la  fortune  est  glissante, 
plus  on  se  hàtej  car  il  faut  si  peu  de 
temps  alors  pour  en  tirer  profit  !  Tous 
disent  :  Mo  voilà.  On  ne  voit  plus  que  des 
hommes  d'état,  et  jamais  il  n'est  plus 
difficile  d'en  trouver.  Cependant,  il  y  a 
toujours  assez  d'hommes  pour  conduire 
les  autres,  si  on  voulait  les  connaître  ; 
mais  les  hommes  de  sens  et  de  probité, 
i[\\\  valent  encore  mieux  pour  adminis- 
trer que  les  hommes  de  talent,  ne  pa- 
raissent plus.  Ou  les  ignore,  on  les  éc.irte, 
ou  ils  se  retirent  ;  ils  ne  sont  qu'une 
gène  ,  et  l'état  est  livré  à  l'intrigue  ,  pre- 
mier et  dernier  signe  des  révolutions 
politiiiues.  Des  princes  faibles  ne  savent 


PAR  M.  DUMOIST. 


9 


pas  s'en  défendre;  des  princes  capables 
ne  le  peuvent  plus.  Il  en  était  ainsi  de- 
puis cinquante  ans.  Les  3Iagnus,  les  Con- 
sentius,  un  moment  appelés  aux  conseils 
et  aux  emplois,  ne  vivaient  plus  que  pour 
leur  famille  et  leurs  amis.  Ferréolus, 
après  avoir  sauvé  la  Gaule  et  l'empire , 
avait  dû  céder  le  prétoire  à  des  dépré- 
dateurs (1).  Que  si  quelqu'un  s'élevait 
encore  par  hasard  avec  quelque  vertu  , 
il  ne  tardait  pas  à  se  corrompre,  comme 
Arvandus ,  ou  il  ne  pouvait  tenir  long- 
temps contre  les  empêchemens  au  bien 
et  le  dégoût  du  mal  :  enfin  ,  un  change- 
ment de  cour  ou  de  règne  renvoyait  sans 
retour  les  services  les  plus  utiles.  Sido- 
nius  ,  rentré  dans  sa  patrie,  n'eut  pas  à 
se  réjouir  long-temps  de  voir  Eutropius, 
arraché  par  ses  conseils  au  repos  oà  le 
retenaient  les  dogmes  de  Plotin  y  unir  la 
préfecture  à  la  philosophie.  Au  bout  d'un 
an,  il  parait  qu'un  autre  ami  de  Sido- 
nius,  un  autre  disciple  de  la  philosophie, 
ce  Polémius  dont  il  avait  fait  l'épitha- 
lame,  exerça  à  son  tour  celte  impor- 
tante fonction.  La  Gaule,  sans  doute, 
respira  un  peu  (470  -  472)  sous  ces  deux 
administrateurs,  selon  ce  mot  prover- 
bial du  peuple  des  provinces  ,  qu'une 
bonne  année  ne  s'évalue  pas  tant  par  l'a- 
bondance des  récoltes  que  par  les  hommes 
qui  tiennent  le  pouvoir  (2  ;  mais  Eutro- 
pius préféra  un  moyen  ,  plus  certain 
d'être  utile,  si,  comme  on  le  présume, 
c'est  lui  qu'on  trouve  évêque  d'Orange, 
peu  après  cette  époque  (3).  Quant  à  Polé- 
mius, la  chute  d'Anlhéraius  dut  l'en- 
traîner. 

En  effet ,  la  situation  de  l'état  empi- 
rant toujours,  les  païens,  pour  dernier 
malheur,  n'espérant  plus  que  dans  les 
troubles,  y  poussaient  de  tous  leurs 
efforts;  et  les  insensés,  en  voulant  réta- 
blir leurs  institutions  nationales,  ache- 
vèrent de  perdre  ce  qui  en  restait.  Rici- 
mer ,  après  une  fausse  réconciliation 
avec  son  beau  -  père  ,  vint  l'attaquer  à 
l'improviste.  H  avait  un  parti  puissant 
dans  le  sénat.  Une  guerre  civile,  qui  bou- 
leversa Rome,  finit  par  le  meurtre  d'An- 
Ihémius  (472).    Olybrius,   époux   d'une 

(1)  Sid.,  epUi.  }j-4,  «j-13. 

(2)  Sid.,  ep.  i-ii,  G-u 

(3)  Sid.  ,ep.  GC 


fille  de  \  alentinien  III ,  eut  la  honte  de 
recevoir  des  mains  d'un  ambitieux  re- 
belle la  pourpre  théodosienne.  Ce  re- 
belle mourut  au  bout  de  quarante  jours, 
et  son  empereur  l'ayant  suivi  presque 
aussitôt,  le  neveu  de  Ricimer  ,  le  Bur- 
gonde  Gundovald  qu'Olybrius  avait  fait 
patrice,  put,  à  son  gré,  faire  un  empe- 
reur un  moment  à  son  tour.  Il  choisit 
l'obscur  Glycérius  (473).  Alors  TOrient 
vint  encore  une  fois  au  secours  de  la 
vieillesse  de  Rome  (1) ,  ou  plutôt  l'em- 
pereur de  Constantînople  sentit  le  dan- 
ger de  laisser  l'Occident  à  la  merci  des 
ambitieux.  Il  envoya  comme  empereur 
Jul.  Népos  ,  qui  renversa  Glycérius,  et 
le  fit  ordonner  évêque  de  Salone  (2;.  Ce 
fut  le  premier  exemple  de  celte  huma- 
nité simoniaque  et  insolente  ,  qui  de- 
mandait à  l'Eglise  par  une  profanation 
la  sécurité  d'une  domination  nouvelle. 
Le  règne  de  ]N'épos  fut  un  triste  et  der- 
nier répit  pour  l'Occident.  La  Gaule  s'en 
ressentit  à  peine  sous  le  coup  du  double 
fléau  qui  l'accablait. 

Sidonius  avait  lui-môme  donné  l'exem- 
ple à  Eutropius.  Une  grave  maladie,  en 
lui  faisant  voir  de  plus  près  la  fin  der- 
nière de  l'homme,  l'avait  disposé  pour 
une  vie  toute  nouvelle  -,  et  à  peine  réta- 
bli, sa  réputation  méritée  fixa  sur  lui  le 
choix  des  Arvernes  ,  pour  succéder  au 
neuvième  de  leurs  saints  évéques  *|47l). 
On  lui  imposa  l'épiscopat  (3  .  11  s'en  mon- 
tra digne;  il  justilia  ,  par  son  humble 
piété  et  sa  charité  ,  les  félicitations  que 
lui  adressa  le  vénérable  Lupus  (i). 

Sa  vertu  eut  de  quoi  s'exercer  dans  les 
malheurs  de  la  (iaule  et  de  l'Arvernie, 
où  se  passa  la  dernière  agonie  de  l'em- 
pire. Eurik,  quoique  prive  de  la  conni- 
vence d' Arvandus,  n'avait  pas  hésité  à 
suivre  les  conseils  de  ce  traître,  et  agit  à 
force  ouverte.  Anlhéuiius,  qui  s'en  dé- 
liait, avait  appelé  comme  auxiliaire  le 
chef  breton  lliolham ,  qui  vint  par  la 
Loire  avec  douze  mille  hommes  tenir 
garnison  dans  Hourges,  par  où  Eurik 
pouvait  tourner  et  envahir  les  Arvernes. 

(1)  Si«l.,  Panog.  Anlhom.,  V.  4;>2,  7. 

(2)  S.  Gelas.»  Contra  Àndrotnnrh .\  PaaI.  Diac. 
hisl.  NiscoII.;Tillenj.  Anlh..  iO. 

(.%)  Sid.,ep.  tfô;  lircg.  Tur.,  2-21. 
(4)  Acberi ,  Spicilei;.  )  fpisl.  Lup.;  bid.,  ep.,  O-l  ^ 
J  7  7-y  ,v- 


10 


COURS  DmSTOmE  DE  FRANCE, 


Le  z(5ld  Breton,  ami  de  Sidonius,  n'atten- 
dit pas  malhcureiiseinent  la  jonction  des 
troupes  romaines.  Dès  qu'il  apprit  l'ap- 
proche de  renneini,  il  marcha  contre 
lui  (471),  fut  complètement  défait,  mal- 
^ré  sa  valeur,  à  Hourg-Déols,  sur  l'Indre, 
et  obli^'é  df  se  réfugier  chez  les  Burgon- 
des.  Ce  combat  devait  être  d'autant  plus 
décisif,  que  le  roi  ^'Oth  avait  aussi  ses 
auxiliaires  dans  ces  hardis  Saxons  ,  qui, 
(le  la  Chersoncse  cimbrique  se  lançant 
à  l'aventure  sur  leurs  barques  le  long  de 
la  C.aule  ,  tombaient  inopinément  sur 
quelque  ville  maritime  pour  la  piller, 
sans  s'inquiéter  qu'elle  fût  romaine  ou 
bagaude.  Quelquefois  mûmeils  s'y  établis- 
saient, comme  ils  avaient  fait  à  Bayeux, 
qui  porte  encore  aujourd'hui  dans  ses 
armes  le  lion  des  enseignes  saxonnes.  De 
là  ou  d'un  aulrre  point ,  leurs  ilottilles 
de  pirates  poussaient  des  courses  vers 
l'Océan.  Adovacre,  qui,  après  la  mort 
d'Egidius.  s'était  emparé  d'Angers,  ainsi 
que  de  plusieurs  autres  villes,  se  dispo- 
sait à  soutenir  Eurik  ;  mais  le  comte  Pau- 
lus  et  Childerik ,  avec  les  Romains  et  les 
Franks,  survinrent  contre  les  Goths ,  ar- 
rêtèrent assez  vigoureusement  leurs  suc- 
cès, pour  se  reporter  ensuite  contre  les 
Saxons,  et  les  chasser  de  la  Loire  (1). 

L'Arvernie,  non  entamée  encore,  ne 
fut  pourtant  pas  sauvée.  Un  nouveau 
préfet  ,  Séronatus  ,  peu  effrayé  du  sort 
d'Arvandus,  brava  plus  effrontément  la 
justice  (473).  Ses  fréquens  voyages  chez 
les  Visigoths  le  rendaient  suspect,  et  il  ne 
reparaissait  dans  les  provinces  romaines 
que  pour  opprimer.  <  11  revient  de  Tou- 
«  louse,  écrit  Sidonius.  Voilà  que  déjà 
«  son  Evanthius  contraint  les  habitans  de 
«  déblayer  le  passa^'e,  regarde  si  quelque 
c  feuille  tombée  d'un  arbre  ne  salit  pas 
«  le  chemin.  Il  s'empresse  de  faire  com- 

<  bler  les  troiis  et  unir  le  terrain.  Il  va 

<  devant  sa  bêle  colossale  pour  la  guider, 
«  comme  le  inuscuLus  conduit  la  massive 
«  baleine  à  travers  les  bas- fonds.  St'ro- 
«  nalus,  aussi  prompt  à  la  colère  que  pa- 
«  resseux  par  sa  masse  ,  épouvante  déjà 

(1)  Jornand.,  4 J  ;  Sid.,  op.,  S-9;  Grep.  Tiir., 
2-li'. ,  il);  Dubos  ,  3-10,  11.  Il  y  a  sur  le  lexle  de 
Grégoire  de  Tours,  où  il  meDlionne  la  mort  du  comte 
Paaliis  ,  une  petite  difficulté  que  Dubos  lève  a»sez 
bien  ,  s  il  valait  la  peine  de  s  y  arrêter. 


<  par  sa  seule  approche.  Les  Gabalitains 

<  désertent  leur  ville,  épuisés  d'impôts, 

<  poursuivis  de  jugemeiis  frauduleux,  ne 

<  pouvant  pas  même  retourner  dans  leurs 
I  maisons,  quand  ils  ont  acquitté  le  Iri- 

<  but  annuel.  Un  signe  certain  de  son 
«  arrivée  imminente  ,  c'est  la  troupe  de 
«  prisonniers  qu'on  traîne  enchaînés,  de 
i  quelque  côté  qu'il  s'avance.  Il  jouit  de 
i  leur  douleur,  il  se  repaît  de  leur  faim, 

<  se  faisant  une  gloire  d'avilir  des  accu- 
i  ses  avant  de  les  condamner S'il  s'a- 

<  doucit  quelquefois  ,  c'est  par  cupidité 
i  ou  par  vanité;  jamais  par  compassion... 
c  Prends  donc  tes  précautions  contre  les 

<  procès  par  un  accommodement,  contre 
i  les  impositions  par  des  quittances,  afin 
i  que  ce  méchant  homme  ne  trouve  point 
c  de  prétexte  d'attaquer  la  fortune  et  la 
«  liberté  des  gens  de  bien  (1).  >  On  ne 
pouvait,  du  reste,  «l'entendre,  sans  rire, 
i  bavarder  guerre  devant  les  citoyens, 
i  littérature  devant  les  barbares,  et,  quoi- 

<  qu'il  ignorât  les  premières  règles  de  la 

<  grammaire  ,  dicter  et  corriger  ses  let- 
«  très  tout  haut,  avec  une  impudente  jac- 

<  tance.  Incapable  de  soutenir  un  avis, 

<  il  donnait  des  ordres  dans  le  conseil, 
«  plaisantait  à  l'église,  prêchait  au  festin, 
î  condamnait  dans  sa  chambre  et  dor- 

<  mait  sur  son  tribunal.  Mais  non  moins 
1  inique  que  ridicule,  ce  grossier  Cati- 
«  lina  extorquait  tout  ce  qui  tentait  sa 
i  convoitise.  Pour   se   soustraire   à   ses 

<  frauduleuses  tyrannies ,  les  uns  s'en- 
i  fuyaient  dans  leurs  villœ,  les  autres 
I  dans  les  bois ,  ou  à  l'abri  des  autels.  Il 

<  remplissait  les  prisons  de  clercs,  van- 
«  tait  les  Goths,   insultait  les  Romains, 

<  foulant  aux  pieds  les  lois  de  Théodose, 
i  alléguant  celles  de  Théodorik  ,   et  sans 

<  cesse  à  la  recherche  d'anciens  délits  et 
i  de  nouveaux  impôts  (2).  »  Les  Arvernes 
aux  abois  soupiraient  après  Ecdicius, 
alors  absent,  dont  l'intrépide  fermeté 
faisait  leur  unique  espérance.  Ecdicius, 
comme  on  le  pense,  rendit  le  courage  à 
ses  concitoyens  ,  puisque  les  Arvernes 
ï  ne  craignirent  pas  de  dénoncer  et  de 
i  livrer  aux  lois  celui  qui  livrait  les  pro- 
«  vinces  aux  barbares.  »  Il  fallait,  en 
effet,  du  courage  pour  entreprendre  et 

(i)  Sid.,  ep.  .;-I.'. 
(2)  Sid.,  ep.  2-1. 


PAR  M.  DUMOWT. 


11 


poursuivre  une  telle  cause  ,  <  Tétai  hési- 
f  tant  à  punir  Séronatus,  tout  convaincu 
i  qu'était  ce  grand  coupable  (1).  >  Il  su- 
bit pourtant  la  peine  capitale,  ainsi  qu'un 
autre  gouverneur  de  je  ne  sais  quelle 
province.  De  pareils  procès  ,  même  vic- 
torieux, ne  sont  qu'un  scandale  de  plus, 
où  se  révèle  tout  ensemble  dans  l'au- 
dace de  la  prévarication  l'impuissance 
des  lois  et  la  corruption  du  gouverne- 
ment. Car,  combien  de  déprédateurs  pu- 
blics qu'on  n'osait ,  qu'on  ne  pouvait 
accuser  !  Qu'est-ce  donc  quand  une  sen- 
tence judiciaire  renvoie  le  brigandage 
absous  et  constaté,  l'infamie  dévoilée  et 
impunie  ? 

Comme  la  plupart  des  faits  vers  cette 
époque  ne  se  démêlent  que  par  conjec- 
ture, il  est  encore  vraisemblable  qu'un 
ami  de  Sidonius  contribua  à  la  punition 
de  Séronatus;  car  cet  ami,  nommé  Au- 
dax,  était  alors  préfet  de  Rome;  elle 
bon  évêque,  qui  accueillait  la  moindre 
lueur  d'espérance,  voulait  croire  le  mal 
réparable,  lorsqu'il  voyait,  par  l'éléva- 
tion d'un  homme  de  bien ,  <  qu'on  tenait 
I  compte  encore  des  bonnes  actions  : 
«  que  le  jugement  du  prince  mettait 
«  dans  la  balance  non  l'argent,  mais  les 
<  mœurs  (2).  >  Une  trêve  conclue  avec 
Eurik  par  l'intervention  d'Avitus,  fils  de 
l'ancien  empereur  (3),  assurait  peu  le 
repos  de  l'empire.  Eurik  trouva  l'occa- 
sion trop  favorable  de  rompre  avant  que 
INépos  fût  en  état  d'agir;  et  les  intrigues 
de  Séronatus,  comme  celles  d'Arvandus, 
ayant  été  prévenues  à  temps,  à  défaut 
de  trahison,  il  recommença  la  guerre, 
recrutant  de  force  Gaulois  contre  Gau- 
lois (4).  Cette  fois  les  Goths  pénétrèrent 
jusqu'à  Clermont,  et  l'assiégèrent.  Les 
Arvernes  se  montrèrent  dignes  descen- 
dans  de  ceux  qui  avaient  résisté  à  César. 
Ils  soutinrent  courageusement  un  siège, 
presque  sans  espoir  de  secours  ,  que  de 
la  part  d'Ecdicius  (^i74).  Cet  illustre  ci- 
toyen ,  qui  avait  ranimé  les  études  litté- 
raires dans  sa  patrie  par  ses  lalens,  crn- 
jH'cha  de  redevenir  barbares  ceux  qu'il 
avait   achevé    de   rendre  Romains.    La 


(!)  Sid.,  op.  7-7. 

('2)  Sid.,  ep.  «-7. 

(ô)  Sid.,  ep.  3-1,  G-6,  o-l2. 

(4)  Sid.,  pp.  3-12,6. 


ville  était  rudement  pressée,  c  lorsque 
du  haut  des  murs,  croulant  à  moitié, 
on  vit  un  vaillant  guerrier,  suivi  de 
dix- huit  cavaliers  seulement,  passer 
en  plein  jour,  en  pleine  campagne, 
au  travers  de  plusieurs  milliers  de 
Goths.  »  Avec  quelle  admiration  l'on 
reconnut  Ecdicius  !  c  Les  ennemis  ,  aa 
seul  bruit  de  son  nom  ,  à  son  seul  as- 
pect ,  saisis  de  stupeur,  oubliant  leur 
multitude  et  sa  faible  escorte ,  ce  que 
la  postérité  aura  peine  à  croire  ,  quit- 
tèrent l'assaut,  et  se  retirèrent  sur  les 
hauteurs  au  lieu  de  combattre.  Les  plus 
braves  d'entre  eux ,  restés  en  arrière  , 
tombèrent  sous  ses  coups,  et  le  laissè- 
rent maître  d'une  plaine  immense,  sans 
qu'il  eût  perdu  un  seul  de  ses  compa- 
gnons ,  moins  nombreux  que  les  cou- 
vives  ordinaires  de  sa  table.  Aussitôt, 
rassemblant  à  ses  frais  une  espèce  d'ar- 
mée, il  assaillit  à  son  tour  l'ennemi, 
le  prenant  à  l'improviste  si  habilement, 
qu'il  taillait  en  pièces  des  escadrons 
sans  avoir  à  regretter  plus  de  deux  ou 
trois  de  ses  soldats  -,  infligeant  tant  de 
défaites  aux  barbares,  que  pour  en  ca- 
cher la  honte  avec  le  nombre  de  leurs 
morts  ,  quand  la  nuit  ne  suffisait  pas  à 
les  inhumer,  ils  coupaient  la  tête  aux 
cadavres.  Ces  misérables  restes  ,  qui 
n'avaient  le  plus  souvent  pour  sépul- 
ture que  les  toits  enflammés  des  chau- 
mières, laissèrent  les  champs  couverts 
d'ossemens(l).  ?  Les  Goths  n'y  purent 
tenir,  et  levèrent  le  siège.  Une  joie  im- 
possible à  décrire  précipita  les  habi- 
tans  au-devant  d'Kcdicius,  quand  il  ren- 
tra dans  Clermont  délivré.  <  La  foule 
<  assiégeait  sa  maison  et  son  passage. 
*i  Les  uns  essuyaient  de  leurs  baisers  la 
poussière  de  ses  vêtemrns  ;  d'autres 
dégageaient  ses  chevaux  du  mors  san- 
glant et  des  selles  trempées  de  sueur  ; 
d'autres  détachaient  les  courroies  de 
son  casque  ou  de  ses  bottines  ;  d'autres 
regardaient  curieusement  ses  armes, 
comptaient  les  brèches  de  ses  glaives, 
cmoussés  par  le  carnage  ,  ou  les  coups 
de  pointe  et  de  taille  qui  avaient  percé 
ses  cuirasses.  On  embrassait  aussi  avec 
transport  ses  compagnons  ;  mais  toute 
rimpéluosité  de  la  joiç  populaire  s'a- 

(I)  Sid.,  ep.  3-r»,  2;  Grcg.  Tur.,  2-24;  Jorn.  is. 


u 


COURS  D'HISTOIRE  DE  l  RAJNCE, 


(  massait  sur  lui.  H  ne  pouvait  se  tirer 

<  de  la  foule,  où  il  recevait  avec  grAce 

<  toutes  les  ineplifs  de  fé'icilatioii  et 
(  les  tuniuUuajres  embrassades  ,   impor- 

<  tunités  dont  il  remerciait  comme  d'une 
I  faveur  (1  .  »  A  ces  exploits,  dignes  des 
chants  dun  Homère,  ce  lit^ros  aimable, 
ce  ht^ros  chrétien,  si  peu  connu  ,  devait 
ajouter  une  gloire  plus  rare  et  plus  tou- 
chante. 11  venait  de  sauver  ses  compa- 
triotes du  fer  et  de  la  llamme,  il  les  sauva 
encore  des  horreurs  de  la  famine.  11  em- 
ploya sa  fortune  à  la  subsistance  des 
pauvres;  il  envoyait  jusque  dans  les 
villes  voisines  ses  serviteurs  avec  ses 
chariots  pour  amener  chez  lui  tous  les 
plus  misérables;  il  ennourrit  ainsi  quatre 
mille  ;  et  quand  l'abondance  fut  revenue, 
il  les  fit  reconduire  chacun  chez  soi. 
Grégoire  de  Tours  ajoute  qu'après  leur 
départ,  une  voix  du  ciel  fit  entendre  ces 
mots  ;  I  Ecdicius  !  Ecdicius  !  parce  que 
»  tu  as  fait  cela,  jamais  le  pain  ne  man- 
i  quera  à  toi  ni  à  ta  postérité  ,  puisque 
i  tu  as  obéi  à  mes  paroles  et  rassasié  ma 
«  faim  en  nourrissant  les  pauvres  (2).  » 

Les  Arvernes  furent  aussi  secourus 
dans  celte  détresse  par  Patiens  ,  évèque 
de  Lyon,  «  dont  la  charité  ne  se  bornait 

<  pas  à  soulag^r  les  nécessités  qu'il  con- 

<  naissait,  étendant  sa   sollicitude  jus- 

<  qu'aux  confins  de  la  Gaule  ,  et  préve- 
t  nant  les  demandes  par  ses  aumônes.... 
I  Comme  Triptolème,  ou  plutôt  comme 

<  Joseph,  il  remédiait  à  la  famine.  Arles, 

<  Riez,  Avignon,  Orange,  Viviers,  Va- 
I  lence  ,  Trois  -  ChAteaux  et  Clermont 
t  recourent  de  lui  des  blés  et  durent  la 
I  vie  à  ses  abondantes  largesses  (3).  » 

Ce  ne  fut  pas  assez  ;  le  saint  pasteur 
envoya  aux  Arvernes  le  prêtre  Constan- 
tius  ,  celui-là  môme  qui  écrivit  par  son 
ordre  la  vie  de  saint  Germain  d'Auxerre, 
et  aux  instances  duquel  Sidonius  publia 
huit  livres  de  ses  Lettres.  La  retraite  de 
l'ennemi  avait  laissé  aux  Arvernes.  avec 
les  maladies  et  la  famine,  la  crainte  d'une 
nouvelle  tentative  ,  d'où  le  décoiiraj^e- 
ment  et  une  division  fâcheuse  dans  les 
esprits.  On  désertait  la  ville.  Le  pieux 
prêtre ,  révéré  pour  la  noblesse  do  sa 

(1)  »ld.,fp.  .V.-. 

(2)  (jreg.  liir..  '1-11. 

(3)  6id.,fp,li  12, 


naissance  et  pour  ses  vertus,  vint,  malgré 
son  griind  ûj<e  ,  ses  infirmités  et  les  ri- 
gueurs de  l'hiver  qui  comuiençait ,  aider 
sidonius  à  rmietlre  l'union  et  le  courage 
dans  la  population  (1). 

L'humble  Sidonius  ne  parle  point  de 
lui-niùme  ;  mais  on  sait  par  une  lettre 
de  INlamert  Ctaudien  qu'il  prodiguait 
son  bien  aux  pauvres  ,  et  par  Grégoire 
de  lours  qu'il  emportait  de  sa  maison, 
à  l'iusu  de  sa  femme,  devenue  une  sœur, 
des  vases  de  prix  pour  les  donner  aux 
indigens.  Papianilla ,  moins  parfaite, 
lui  en  faisait  ensuite  des  reproches,  et 
allait  les  racheter  des  mains  des  pau- 
vres (2). 

Quoique  les  Visigolhs  fussent  à  la  fin 
rentrés  dans  leurs  quartiers  d'hiver,   le 
péril,  plutôt  différé  que  dissipé,  exigeant 
toujours  la  même  vigilance,  les  Arvernes 
ranimés  faisaient  une  garde  assidue  dans 
leur  ville,  t  Les  jours  neigeux  ni  la  tour- 
«  mente  des  nuits  ne  pouvaient  les  en- 
1  gager  à  quitter  leurs  remparts,  i  L'in- 
quiétude ne  commença  de  s'apaiser  que 
par    l'arrivée   du    questeur   Licinianus, 
chargé  par  l'empereur  INépos  de  porter 
à  Ecdicius  le  diplôme  de  Patrice,  promis 
déjà  par  Anlhémius,  et  de  négocier  une 
paix  durable  avec  Eurik.  Licinianus  <  n'é- 
■i  tait  point  un  de  ces  hommes  qui  ven- 
1  dent  les  secrets  de  leur  prince  et  qui 
t  cherchent  plus  de   succès  auprès   de 
i  l'étranger    pour    l'ambassadeur    que 
i  pour  l'ambassade;  >  il  méritait  son  rang 
et  sa   réputation   par  ses  talens  et   sa 
loyauté.  «  Tout  bon  citoyen  pouvait  donc 
■i  encore  et  devait  s'employer  au  service 
i  de  l'État  avec  ardeur  et  sécurité ,  puis- 
i  que  le  principal  acquittait  les  récom- 
<  penses  promises  au  dévouement.  >  Com- 
ment le  nouvel  empereur  n'eut-il  pas 
paru  digne  d'éloges  à  Sidonius  ,  et   le 
nouveau  règne  plus  heureux  ^3  ?  On  tou- 
chait cependant  à  la  dernière  catastro- 
phe, elpersonne  ne  s'en  doutait. 

Les  négociations  furent  difficiles  ;  l'as- 
tucieux barbare  les  traînait  en  longueur, 
éludant  la  conclusion,  et  continuant  ses 
préparatifs  de  guerre  pour  avoir  l'Ar- 
v(!rnie  par  crainte  ou  par  force.  Il  }  eut 

1)  Sid.,  ep.  8-l«;  3-2. 

(2)  Sid.,  cp.  12:  Gr«B.  Tur.,2-22. 

(3)  Sid.,  ep.  3-7;  J-iU,  o-7. 


PAR  M.  DUMOINT. 


13 


plus  d'une  alarme  à  Cîf  rmont  (1)  ;  «  On 
a  dit  que  les  Golhs  se  mettent  en  marche 
€  vers  le  territoire  romain-  nous  autres 
t  malheureux  Arvernes ,  nous  sommes 
«  toujours  la  porte  de  cette  irruption  , 
4  car  nous  donnons  toujours  ce  sujet  par- 
<(  ticulier  à  leur  inimitié  ,  que  n'ayant 
c  pas  encore  porté  leur  frontière  jusqu'à 
(i  la  Loire,  ils  trouvent  en  nous  le  seul 
tf  obstacle  qui  les  retarde  ,  par  l'aide  du 
«  Christ  (2).  »  Ce  fut  alors,  qu'à  l'imita- 
tion de  Mamertus ,  évêque  de  Vienne, 
Sidonius  institua  les  Rogations  (475). 
<  Auparavant  il  y  avait  bien  des  prières 
«  publiques,  mais  vagues,  tièdes ,  peu 
«  suivies  et  affaiblies  par  des  repas,  sans 
«  autre  objet  d'ailleurs  que  de  demander 
i  de  la  pluie  ou  de  la  sérénité,  ce  qui  ne 
«  pouvait  également  convenir  au  potier 
I  et  au  jardinier;  mais  dans  ces  fêtes 
«  nouvelles,  on  jeûnait,  on  priait,  on  ré- 
«  citait  des  psaumes,  on  pleurait  les  pé- 
c  chés  (3).  »  Ainsi  les  craintes  renais- 
saient sans  cesse.  Dieu,  qui  juge  les  priè- 
res comme  les  actions  ,  qui ,  toujours 
maître  de  ses  bienfaits,  accorde  et  refuse 
comme  il  plait  à  sa  souveraine  sagesse, 
réseivait  les  Arvernes  à  d'autres  épreu- 
ves. Eunk  voulait  absolument  atteindre 
la  Loire  par  sa  domination  ;  et  comme 
rien  d'important  ne  se  faisait  plus  sans 
l'intervention  des  évéques,  plusieurs  pré- 
lats du  midi  furent  consultés,  principa- 
lement Léontius  d'Arles,  Fauslus  de  Riez, 
Graecus  de  Marseille,  Basilius  d'Aix.  Si- 
donius apprit  bientôt  avec  douleur  qu'il 
s'agissait  sérieusement  de  céder  l'Arver- 
nie.  Si  on  se  rappelle  l'espèce  d'insou- 
ciance avec  laquelle  il  voyait  les  événe- 
mens  politiques  dix -huit  ans  aupara- 
vant ,  sa  facilité  de  s'accommoder  aux 
circonstances,  et  ses  dispositions  à  l'é- 
gard de  Théodorik,  on  remarquera  en  lui 
un  notable  chaugement  depuis  qu'il  a 
reçu  le  caractère  épiscopal  ;  jusque  1.'» 
tout  son  patriotisme  se  réduisait  à  un 
goût  naturel  pour  son  pays  ,  avec  une 
haute  estime  des  honneurs  romains,  de 
l'élégance  et  de  la  civilisation  romaine, 
et  un  profond  dédain  de  la  grossièreté 
barbare.  Maintenant  son  zèle  de  pasteur 

(1)  Sid.,  op.  1-6,  G,  ÔVl  ,\)-6  .a  G  ,  10  ,  7-10. 

(2)  Ib.,  7-1. 

(3)  lb.,U-ll. 


lui  met  au  cœur  un  tout  autre  attache- 
ment pour  sa  patrie,  qui  lui  est  devenue 
chère  par  son  troupeau.  Car  c'est  une 
vérité  d'expérience  chez  les  catholiques, 
que  le  précepte  général  de  la  charité, 
qui  va  jusqu'à  inspirer,  exiger  au  besoin 
le  sacrifice  des  prédilections  les  plus  in- 
times, loin  d'affaiblir  !a  sensibilité  et  les 
affections  de  la  nature ,  les  fortifie  au 
contraire  en  les  épurant  et  y  porte  une 
ardeur  merveilleuse.  Le  pieux  évèque 
est  tout  ému  à  la  vue  de  la  domination 
étrangère  et  de  l'arianisme;  le  sentiment 
national  se  réveille  en  lui  avec  la  fer- 
veur religieuse.  Un  certain  Goth,  Mof3a- 
harius,  sans  doute  un  des  prêtres  ariens, 
travaillait  à  répandre  l'hérésie:  en  même 
temps  Eurik  tendait  ouvertement  à  dé- 
truire l'exercice  de  la  religion  catholique 
dans  ses  états,  pour  affermir  son  régne 
en  atténuant  la  foi  des  populations  et 
leur  aversion  secrète  :  <  Je  puis  bien  jus- 
i  tement,  écrit  Sidonius  à  Basilius  d'Aix, 
t  sans  offenser  les  autres  évéques ,  dé- 
4  plorer   les   ravages  de  ce  loup  cruel 

<  dans  les  bergeries  de  l'Église,  où  il  va 
î  s'engraissant  des  péchés  des  Ames  qu'il 
I  tue.  Car  l'antique  ennemi,  pour  insul- 
«  ter  plus  aisément  aux  bêlemens  des 
t  brebis  abandonnées  ,  commence  par 
f  surprendre  les  pasteurs  sommeillans. 

<  Je  n'oublie  point  assez  ce  que  je  suis 
i  pour  ne  pas  me  rappeler  que  ma  con- 
t  science  a  besoin  de  se  laver  par  de  Ion- 

«  gués  larmes Mais  comme  le  salut 

«  de  tous  surpasse  la  honte  de  mon  in- 
I  dignité  personnelle  ,  je  ne   craindrai 

<  pas  ,  quand  on  l'imputerait  à  vanité, 
I  pour  éviter  un  pareil  reproche  ,  de 
i  défendre  la  cause  de  la  vérité  [\).t 

t  Que  le  roi  des  Goths,  rompant  l'an- 
i  ci(  nue  alliance,  garde  et  étende  par  le 
i  droit  des  ariies  les  limites  de  son 
I  royaume,  il  ne  nous  est  pas  permis  à 
c  nous  pécheurs  de  l'accuser,  ni  à  vous 
i  autres  saints  d'y  résister.  H:en  plus,  si 
t  tu  me  demandes  ma  pen>ée.  il  est  dans 
I  Tordre  que  ce  riche  soit  couvert  de 

<  pourpre  et  île  lin.  el  que  ce  Lazare  soil 
i  frappé  d'indigence  el  d'ulcères.  H  est 

<  dans  l'ordre  que.  habitant  celle  Eiiypte 

<  i\gu(alâve,  le  Pharaon  marche  avec  le 
4  diadème,  ribraclitc  avec  la  holle.  U 

(1)  Sid.,  ep.  7-G. 


14 


COURS  D'HISTOIRE  DE  FRANCE,  PAR  M.  DUMOIST. 


t'sl  daiH  l'ordre  qiu\  brûlant  dans  cette 
fournaise  de  Rahvlone,  nous  pleuiions 
avec  Jérémie,  dans  les  san<;)ots  et  les 
soupirs,  l.i  .lôrusaiem  spirituelle,  et 
qu'Assur  tonnant  de  son  orj^ueil  royal 
foule  aux  pieds  le  Saint  des  saints.  En 
considér.int  les  vicissitudes  du  pré- 
sent et  les  félicités  h  venir,  je  supporte 
plus  patiemment  les  malheurs  com- 
muns ;  d'abord  parce  que,  en  regardant 
ce  que  je  mérite,  j'estimerai  trop  léj^er 
tout  ce  qui  peut  m'arriver  de  péniblcj 
ensuite,  parce  que  je  sais  certainement 
que  c'est  le  meilleur  remède  pour 
riiomme  intérieur,  que  l'homme  exté- 
rieur soit  battu  dans  l'aire  de  ce  monde 
par  les  lîéaux  divers.  I\Iais  il  faut  l'a- 
vouer, quoique  ce  roi  des  Golhs  soit 
redoutable  par  ses  forces,  je  redoute 
moins  ses  batteries  pour  les  murs  ro- 
mains que  pour  les  lois  chrétiennes. 
La  seule  mention  du  nom  catholique 
est  si  aigre  à  sa  bouche  et  à  son  cœur, 
qu'on  douterait  s'il  n'est  pas  plutôt  le 

chef  de  sa  secte  que  de  son  peuple 

Sachez  donc  promptement  les  maux 
cachés  de  l'état  catholique  pour  vous 
hAter  ouvertement  d'y  remédier.  Bor- 
deaux, Périgueux,  Rodez,  Limoges,  les 
Gabalitains,  les  Élusans  ,  Bazas,  Com- 
minges  ,  Auch  et  un  plus  grand  nom- 
bre d'autres  cités ,  dont  les  pontifes, 
moissonnés  par  la  mort,  n'ont  point 
encore  de  successeurs  pour  conférer 
le  ministère  des  ordres  inférieurs,  pré- 
sentent une  longue  ligne  de  ruine  spi- 
rituelle.   Cette    désolation    augmente 
chaque  jour...  et  les  peuples,  privés  de 
la  foi,  tombent  dans  le  désespoir.  Dio- 
cèses et  paroisses  sont  à  l'abandon  : 
vous  verriez  dans  les  églises  les  toits 
s'écroulant  ,   les  portes  arrachées  de 
leurs  gonds  ,    l'entrée  des   basiliques 
obstruée  de  broussailles  et  de  ronces  • 
vous  verriez    môme,  ô  douleur!   des 
troupeaux  couchés  dans  les  nefs  ou- 
vertes, et  broutant  l'herbe  qui  pousse 
auloïir  des  autels.  INon  seulement  les 
paroisses  des  campa^'nes  sont  désertes, 
les  assemblées  saintes  diminuent  dans 
les  villes.  Oue  reste-t-il  de  consolation 
aiix  fidèles,  quand  non  seulement  la 
discipline  ecclésiastique,  mais  le  sou- 
venir même  en  périt?  Si  quelque  clerc 
meurt  sans  successeur,  ce  n'est  pas  le 


<  pr^^tre  qui  meurt,  c'est  le  sacerdoce... 

<  C'est  par  vous  que  passent  les  traités, 

<  faites  donc  que  les  princes  s'accordent 
«  en  laissant  libre  l'ordination  des  évô- 

<  ques  (1).  » 

(  hiand  les  traités  se  consomment ,  ce 
n'est  plus  seulement  de  la  douleur,  c'est 
une  énergique  indignation,  qui  ne  peut 
se  contenir  ;  <  Tel  est  l'état  de  notre  mal- 
heureux coin  de  terre  ,  que  notre  con- 
dition valait  mieux  sous  la  guerre  que 
dans  la  paix...  ISotre  servitude  est  donc 
devenue  le  prix  de  la  sécurité  d'au- 
trui  !  la  servitude  des  Arvernes,  à  dou- 
leur! les  anciens  frères  du  Latium,  si 
nous  voulions  remonter  jusqu'à  l'ori- 
gine et  à  la  race  d'ilion.  Mais  si  on 
se  tient  au  présent,  ce  sont  eux  qui 
ont  arrêté  les  armes  ennemies;  qui  sou- 
vent, loin  de  craindre  les  assauts,  ont 
porté  la  terreur  dans  le  camp  des  as- 
siégeans...  Leurs  succès  vous  profitent, 
leurs  revers  ne  tombent  que  sur  eux... 
Voilà  donc  ce  que  nous  ont  mérité  la 
disette  endurée,  le  feu,  le  fer,  la  conta- 
gion, nos  glaives  engraissés  de  carnage, 
et  nos  combattans  exténués  de  faim. 
C'est  dans  l'attente  de  cette  fameuse 
paix  que  nous  arrachions  pour  notre 
nourriture  les  herbes  de  nos  murailles, 
qui  souvent  ne  nous  fournissaient  que 
des  sucs  vénéneux....  Rompez  donc  par 
le  moyen  qui  sera  possible  des  condi- 
tions de  paix  si  honteuses.  INous  som- 
mes prêts  encore ,  s'il  le  faut ,  au  siège, 
aux  combats ,  à  la  disette.  Mais  si  nous 
sommes  livrés,  n'ayant  pu  être  forcés, 
il  est  certain  que  cette  lAcheté  sera 
votre  ouvrage....  Pardonnez  à  des  affli- 
gés, excusez  notre  chagrin.  Une  autre 
province  livrée  n'a  que  l'asservissement, 
les  Arvernes  ont  le  supplice  à  craindre. 
Du  moins  si  vous  n'avez  pas  la  force  de 
nous  préserver  des  derniers  malheurs, 
obtenez  que  la  vie  reste  à  ceux  dont  la 
liberté  doit  mourir.  Préparez  un  asile 
aux  exilés,  une  rançon  pour  des  cap- 
tifs, la  subsistance  pour  des  émigrans. 
Si  nos  murailles  sont  ouvertes  à  l'en- 
nemi ,  que  les  vôtres  ne  se  ferment  pas 
à  rhospitalité(2  .» 
Si  ces  vives  représentations  communi- 

(i)  Sid,,  t'p.  7-r.. 
(2)  i)ià.,ep.7-7. 


M.  EMILE  CHAVIN. 


15 


quèrent  plus  de  fermeté  aux  négocia- 
teurs, ils  n'en  réussirent  pas  mieux.  ISé- 
pos  essaya  Tintervention  de  saint  Épi- 
phane,  espérant  que  sa  vertu  imposerait 
à  Eurik.  Épiphane  s'achemina  vers  la 
Gaule,  chantant  des  psaumes  et  priant. 
Arrivé  en  présence  du  Visigoth,  il  lui 
parla  au  nom  de  ce  grand  roi ,  auquel  les 
rois  de  la  terre  doivent  s'efforcer  de 
plaire.  Cette  mission  eut,  dit-on,  un 
plein  succès  (1).  Il  faut  donc  que  Eurik 
ait  renoncé  à  l'Arvernie ,  qui  était  la 
principale  cause  du  débat.  Cependant  la 
même  année,  peu  après  cette  négocia- 
tion et  avant  la  chute  de  Népos,  l'Arver- 
nie, on  ne  sait  comment,  passa  sous  la 
domination  d'Eurik;  un  Victorius,  que 
ce  prince  avait  nommé  duc  de  sept  villes 
du  midi,  parut  tout  à-coup  à  Clermont, 
et  réunit  cette  cité  à  son  gouvernement. 
Ecdicius  ne  voulant  pas  reconnaître  pour 
maître  celui  qu'il  avait  vaincu  ,  se  relira 
chez  les  Burgondes  ;  Népos  l'appela  en 
Italie ,  et  envoya  un  autre  patrice , 
Orestes,  pour  commander  à  sa  place  les 
troupes  de  Gaule.  C'est  tout  ce  qu'on  en 
sait.  On  ne  voit  point  qu'Orestes  soit 
venu  en  Gaule;  au  contraire,  il  se  diri- 
gea de  Rome  sur  Ravenne,  où  était  Népos 

(1)  ËoDod.  YiUEpipb, 


pour  le  déposer.  L'empereur  s'enfuit  à 
Salone,  où  cinq  ans  après  son  ancien  ri- 
val Glycerius  le  fit  assassiner.  Orestes 
proclama  son  fils  encore  enfant,  et  au 
nom  de  Romulus-Au^ustulus  gouverna 
l'Italie  jusqu'à  ce  que  l'Hérule  Odoacre  , 
un  barbare  auxiliaire,  voyant  qu'il  ne 
restait  plus  de  l'empire  qu'un  nom  ,  ju- 
gea inutile  de  le  conserver,  tua  le  pa- 
trice dans  Pavie  ,  et  déposa  ce  diminutif 
d'empereur,  ombre  dérisoire  des  deux 
fondateurs  de  la  puissance  romaine  (1). 
]\'est-il  pas  vraisemblable  qu'Orestes 
s'était  entendu  avec  Eurik,  et  que  le 
Goth  lit  aisément  à  saint  Épiphane  une 
promesse  ,  qui  ne  l'engageait  à  rien  en- 
vers ^'épos  ,  dont  il  attendait  la  fin  pro- 
chaine ?Quoi  qu'il  en  soit,  c'en  était  fait 
pour  jamais  de  l'empire  romain  ;  il  avait 
disparu  misérablement  comme  la  der- 
nière fumée  d'une  mèche  qui  s'éteint. 

Ici  finit  le  récit  que  j'ai  cru  nécessaire 
de  retracer.  La  lecjon  prochaine  fera  con- 
naître, avec  l'état  social  de  la  Gaule  , 
l'arrivée  de  Clovis,  la  cause  de  ses  succès 
et  de  l'établissement  des  Franks. 

Edouard  Dumont. 

(i)  Jorn.  4o;  Greg.  Tur.,  2-20;  Tillem.  Emp. 
Odoacre,  G,  10. 


COURS  D'HISTOIRE  SUR  L'ORIGINE ,  L'ACCROlSSEMEiM 

ET  L'INFLUENCE  DES  ORDRES  MONASTIQUES. 


DEUXIÈME   LEÇON    (1). 

État  du  monde  oriental.  —  Hérésies.  —  Persécution 
des  Vandales.  —  Saint  Jérôme. 

Au  monasière  de  Tabennèse  et  aux 
institutions  de  saint  Pacôme  se  rattache 
l'histoire  de  la  solitude  de  Bethléem,  car 
saint  Jérôme  traduisit  en  latin  la  rè^le 
de  saint  Pacôme,  afin  qu'elle  pût  servir  à 
Euslochia  pour  conduire  les  vierj^es  qui 
demeuraient  avec  elle,  et  que  les  moines 
de  Bethléem  et  ceux  des  autres  monas- 
tères latins  pussent  imiter  les  exemples 

(I)  Voir  la  i"  leçon ,  n^  42 ,  t.  vu ,  p,  Vi.U 


et  la  sainte  conduite  de  Tabennèse  (t). 
L'histoire  de  saint  Jérôme  jettera  un 
grand  jour  sur  riiisloire  monastique  en 
Orient,  en  nous  expliquant  pourquoi  les 
âmes  les  plus  élevées,  les  plus  p;raves  et 
les  plus  ardentes  se  réfugiaient  dans  la 
solitude  et  es^nyaieut  dans  les  pratiques 
de  la  vie  cénobi tique  une  nouvelle  con- 
stitution sociale.  C'est  un  spectacle  ef- 
frayant que  celui  du  monde  orie'ntal  à 
celte  épocjue.  Rome,  usée  de  luxe  et  de 
débauche,  livrait  son  cadavre  aux  Bar- 
bares^ le  monde  entier  semblait  malade 

(I)  liolslenius,  Codex  regularum ,  6,  33.  —  Bi- 
varius  ,  de  Monaçhis,  t,  i  .  U  ,  259« 


16 


COLHS  D'HISTOIRE  SUR  LKS  ORDIIES  MONASTIQUES, 


et  prî^i  A  mourir  avec  la  ville  qui  avait  si 
loii^-lemps  tenu  ses  desliiiées.  L'Asie  et 
l'Afrique  étaient  raviif,'ies  par  la  t;iierre, 
la  peste  et  la  famine.  Les  mi^'ralions  des 
peuples  barbares  du  ISord  silloniKiieut  la 
terre  en  tout  sens  j  ce  n'était  pas  une 
conquise,  mais  le  passade  destructeur 
tl'un  ^'rand  Iléau  de  Dieu.  Dans  leur 
première  expiMition  navale  les  Golhs 
sacea^èrent  le  l'onl  ;  dans  la  seconde 
l'Asie-Mineure  ;  dans  la  troisième  la 
Grèce.  Dans  les  villes  d'Achaïe  et  à 
Rome  ,  la  peste  faisait  mourir  cinq  mille 
personnes  en  un  soûl  jour  (1)  :  et  tous 
ces  mailieurs  étaient  la  juste  punition  de 
crimes  atroces,  de  ces  crimes  qui  ron- 
gent une  nation  et  la  perdent.  En  Afri- 
que le  mal  était  universel  (2).  Carlbage , 
celle  grande  cité  égale  à  Rome  par  ses 
forces,  sa  puissance  et  sa  splendeur,  était 
la  ville  la  plus  inique  du  monde  (3);  elle 
était,  celle  ville  d'Ezéchiel,  ville  de  sang, 
semblable  à  un  vase  d'airain  couvert  de 
rouille  [i). 

Les  liommes,  après  avoir  quitté  l'usage 
ordinaire  du  mariage,  se  livraient  aux 
plus  sales  débauches  (5)  ;  ils  erraient  dans 
les  rues  couronnés  de  Heurs,  répandant 
au  loin  l'odeur  des  parfums,  habillés 
coaime  des  femnies ,  et  la  tète  voilée 
tomme  elles.  Les  veuves,  les  orphelins, 
les  pauvres  périssaient  dans  l'oppres- 
sion :  chaque  jour,  dit  Salvien,  leurs  cris 
pitoyables  montaient  vers  le  ciel,  de- 
mandant a  Dieu  la  lin  de  leurs  maux  • 
dans  Texcès  de  leur  douleur  il.4  appe- 
laient les  peuples  barbares  pour  Icb  ven- 
ger (6j. 

(t)  Naoi  et  peslilcntia  lanla  oxistebat,  vul  Romà, 
ye\  \n  Acbaicis  urbibuà  ,  ni  uno  die  (|uinque  luillia 
hominum  pari  niurbo  périrent.  Histinia  Angusla. 

(2)  In  A  fris  vero  lolum  adraodiini  iiialum.  Sal- 
tian.,  de  (iubcrnat.  Civ.,  lit),  vu,  éiliiion  Baluzc, 
1631. 

(.")  Qtjisnon  omne^  Afros  {jeneratitor  sciai  impu- 
dicos  :'  Satvian..,  lit),  vu. 

(4)  V<e  civilaii  sanguinum  ,  oUa  cuju^  rubigo  in 
ea  est.  Ez'ch.^  cap.  'l\. 

(IS)  balvian.  ,  lib.  vu. 

(G)  yiii  inueuiisccnleâ  quotidiu  ad  Dcuin,  ac  rinem 
maloruin  inipncanlei  ,  et,  (piod  •jravissiiuum  est, 
interdùm  vi  nimià  amariludinij  iiiam  advcntum 
liostium  pos(ut.inlP>ï  ,  aliqiiandn  ;i  Don  impolravo- 
lunl  ul  eversioncrn  tandem  a  l)arl'dri>  in  commune 
lolerarent  quam  soli  a  R9m<tiJiâ  dule  loleraTeraDl. 
Sakian.,  lib.  vu» 


Ils  vinrent  ces  peuples  barbares  :  la 
main  de  Dieu  alla  chercher  aux  extré- 
mités de  l'univers  les  Vandales,  et  elle 
les  poussa  sur  l'Afrique  comme  sur  une 
proie,  (l'était  un  chAliment  terrible  :  et 
ces  peuples  ,  ministres  de  la  colère  di- 
vine, confessaient  qu'ils  agissaient  moins 
par  le  mouvement  de  leur  volonté  que 
par  une  impulsion  invisible  qui  les  dé- 
terminait (1).  En  arrivant  en  face  de 
Carlhage,  Genserik  pouvait  lui  crier  : 
f  Croyez-vous  que  je  sois  venu  détruire 

<  votre    pays   sans    la   volonté   du   Sei- 

<  gneur  ?  Le  Seigneur  lui-même  m'a 
(  dit  :  Entre  dans  ce  pays  pour  le  dé- 
f  truire  (2).  »  Mais  Carlhage  ne  pouvait 
plus  rien  entendre;  ou  elle  dormait  dans 
unassoupissement  funeste,  présage  d'une 
mort  prochaine;  ou  ivre  de  voluptés, 
elle  était  assise  dans  son  amphithéâtre, 
et  étouffait  de  sa  voix  insensée  le  cri  des 
victimes  de  la  guerre  (3). 

Je  raconterai  ici  avec  quelques  détails 
l'histoire  de  l'invasion  des  Vandales , 
d'après  les  documens  précieux  que  nous 
a  conservés  Victor,  évèque  de  Vite.  Les 
moines  ont  combattu  contre  les  Vandales 
ariens,  et  ils  sont  morts  pour  laver  de 
leur  sang  la  vieille  terre  africaine. 

Les  historiens  sont  d'opinions  très  di- 
verses sur  les  origines  vandales  :  ce  qui 
nous  parait  le  plus  solidement  appuyé 
par  les  témoignages  et  les  conjectures 
liistoriques  ,  c'est  que  les  Vandales 
étaient  une  partie  des  grandes  familles 
gothiques  (4).  Ils  roulèrent  comme  un 
torrent  dans  laCiaule  belgique,  la  Gaule, 
l'E^spagne,  et  pendant  que  Placidia  admi- 
nistrait l'empire  pour  son  fils  Valenli- 
nien  lU,  Boniface,  général  romain  ,  les 

(i)  Ipsi  deniquo  fatebantnr  non  suum  esse  quod 
facerent ,  agi  enim  se  divino  jussu  ac  perurgeri. 
Salvian.,  lib.  vu. 

(2)  Et  nunc  numquid  sine  Domino  ascendi  ad 
tcrram  islam,  ul  disporderem  eam ?  Dominus  dixii 
ad  me  :  Ascende  super  lerram  istam  ,  et  disperdo 
eam.  Isaiat ,  cap.  3(î. 

(3)  Frapor  ut  ilà  dixcrim ,  extra  muros  et  intrà 
muros  pnediorum  el  ludicrorum  confundel)anlur, 
vox  raorieiitiura,  vox  Bacclianlium...  tircuinsona- 
bant  armis  muros  populi  barljarorum,  el  ercicsia 
raritia'jiniensis  insanicbal  in  circis,  luxuriabat  m 
Itiealrià.  Snlvian.  ,  lib.  vi. 

(1)  l'rocop.,  ti''  fiello  randalico  ,  lib.  I.  —  Adrien 
de  Valois  est  d'un  sentiment  contraire.  Voir  ses  au- 
lorilv'3  ;  Hcrum  francicamm  ,  lib.  ni. 


PAR  M.  EMILE  CHAVIN. 


17 


appela  en  Afrique  pour  le  soutenir  dans     méditait  aussi  une  conquête  spirituelle  : 

il  était  arien,  et  il  voulait  éiablir  sa  doc- 
trine par  la  force,  ^'ous  reprendrons  plus 
tard  riiistoire  de  l'arianisme  en  Orient. 

Honoratus  Antoninus,  évêque  de  Con- 
stantine .  jeta  le  premier  cri  d'alarme,  et 
il  encouragea  les  évêques  au  combat.  Il 
écrit  à  Arcadius,  alors  exilé  pour  la  foi  : 
t  Courage,  âme  fidèle:  courage,  confes- 
«  seur  de  la  Trinité  ,  réjouis-toi  d'être 
«  digne  de  souffrir  pour  le  nom  du 
c  Clirist.  Le  serpent  est  tombé ,  il  est 
«étendu  à  tes  pieds:  je  t'en  supplie, 
€  écrase  sa  tête,  de  peur  qu'il  ne  se  sou- 
<i  lève  pendant  l'agonie  du  martyre.  Le 
I  Christ  et  ses  anges  tressaillent  d'allé- 
«  gresse,  et  du  haut  du  ciel  ils  se  pen- 
«  client  pour  te  contempler....  Élève  ton 
«  cœur,  l'archange  qui  est  tombé  combat 
i  aussi,  il  lutte  contre  toi  :  mais  le  Père, 
I  le  Fils  et  l'Esprit  saint  sont  avec  toi . 
«  tu  n'as  rien  à  craindre.  La  tribulation, 

<  la  spoliation  ,  l'exil  t'apportent  le  par- 
î  don  de  tes  péchés;  la  mort  t'ouvre  le 

<  ciel....  L'Église  catholique  te  compte 
f  déjà  au  nombre  de  ses  martyrs,  elle  est 
t  prête  à  te  rendre  les  mêmes  honneurs 
c  qu'à  son  Etienne.  > 

Puis,  après  lui  avoir  exposé  sa  foi  tou- 
chant la  sainte  Trinité  et  ITncarnation, 
il  lui  rappelle  celte  touchante  histoire 
du  confesseur  Théodore  :  <  Tandis  qu'il 
était  torturé  sur  le  chevalet,  un  ange 
éclatant  de  lumière  se  tenait  à  côté  de 
lui ,  essuyait  avec  un  linge  la  sueur  et  le 
sang,  le  consolait  et  adoucissait  ses  dou- 
leurs: car  on  sent  moins  la  douleur  lors- 
qu'on souffie  pour  le  Christ  (1). 

On  retrouve  dans  celle  lettre  toulc  la 
vigueur  apostolique  des  anciens  teuips. 
Arcadius  fut  con^onimt'  par  une  mort 
glorieuse,  et  un  grand  nombre  de  saints 
évêques  et  de  moiues  moururent  pour 
la  foi. 

Genserik  tint  peu  de  compte  du  traité  ; 

(I)  Rogo  te  ,  prcmp  capul  ejus  :  non  surgat  iste  in 

agono  raartyrii Ecco  {^audet  Clirislus  el  fnspirii 

le;  lataniur  an[Tcli  et  adju>anl  lo...  tribulalio  ,  e\- 
spolialio  ,  e\ilium  reraissionom  libi  contulit  pecca- 
torum,  mors  aulem  aperit  iil>i  régna  cœlorum..., 
Donec  lorUis  est  iste,  angélus  non  recessil  ronso- 
lans  eum  el  refrigerans  eum....  Minus  (ormenta 
senliuntur  ,  quando  pro  Chrijlo  pugnalur.  —  Celle 
histoire  du  martyr  Théodore  se  trouv  aussi  dan» 
tes  Ac(a  Martymm  sincera  ,  de  D.  Ruinarf. 


sa  rivalité  avec  Aétius  (an  428.  Telle  est 
aux  yeux  des  hommes  la  cause  appa- 
rente de  la  migration  des  Vandales  en 
Afrique  (1). 

Genserik  ,  le  terrible  chef  de  ces  bar- 
bares, était  d'une  taille  médiocre,  il  boi- 
tait un  peu  à  cause  d'une  chute  de  che- 
val, son  âme  était  profonde,  il  parlait 
peu,  il  n'était  point  intempérant,  mais 
colère  (2).  Aussitôt  débarqué  sur  le  litto- 
ral africain,  il  fit  le  dénombrement  de 
tous  ceux  qui  le  suivaient ,  et  un  passage 
de  i'évêque  Possidius,  où  il  rapporte  que 
l'armée  de  Genserik  était  composée  de 
plusieurs  races  de  peuples,  Alains,  Goths 
et  Vandales,  nous  semble  appuyer  notre 
opinion  sur  l'origine  des  Vandales  (3). 
Le  premier  mouvement  de  cette  invasion 
fut  un  brigandage  et  un  massacre  géné- 
ral ,  s'étendant  à  tout  ce  qui  était  animé, 
et  même  aux  arbres  fruitiers  qu'ils  cou- 
paient ;  non  contens  d'avoir  désolé  une 
fois  tout  un  pays,  ils  y  revenaient  encore 
pour  ne  laisser  rien  échapper  à  leur  fu- 
reur (4).  L'empire,  qui  chancelait  sur  sa 
base  comme  un  arbre  frappé  de  la  hache, 
était  impuissant  et  sans  force  en  face 
d'une  si  vigoureuse  attaque.  Valentinien 
fit  avec  les  Vandales  une  espèce  de  traité 
dérisoire  (5)  :  mais  si  l'opposition  politi- 
que des  empereurs  fut  nulle,  l'opposition 
des  évêques  et  des  moines  fut  admirable. 
Outre  la  conquête  matérielle  ,  Genserik 

(1)  Bonifaciuâ  scnliens  se  non  posse  tulù  Africam 
tenere ,  cernensque  periculum  iiislare  ;  in  perniciem 
reipublicae  effervescens,  Vandalorum  Alanorumque 
genlem  eum  Genserico  suo  rege  ab  Ilispaniis  evoca- 
tos  Africaî  intromisit.  Auctor  Jlistorix  itiscellœyijuœ 
tulgù  tub  Pauli  Diaconi  nomine  circumferlur  y 
lib.  a. 

(2)  Krat  statura  mediorris  et  equi  casa  claudicans, 
animo  profundus  ,  sermonc  rarus ,  luxuria  conlem- 
plor  ,  ira  lurbidus.  Jornandcs  ,  De  Rébus  geticis , 
cap.  S3. 

(.')  Manus  ingens  diversis  lelis  armata  el  bellis 
exercilala  ,  immanium  hoslium  Vandalorum  el  Ala- 
norum  commixtam  secura  habens  Goihorum  genlem, 
aliarumque  diversarum  personas.  Possidius,  }  ita 
S.  August,.,  édil.  Tîenedict.,  tom.  x;  édil.  de  Lou- 
vain ,  1. 1. 

(1)  Elenim  effusa  hosliom  multilado  et  ingens 
iibique  provinciarum  devaslaiio  ,  qu,T  inrolis  par- 
tira extinctis,  partira  in  fugam  arlis  ,ab>olutara  de- 
solalionis  speciem,  etc.  Capreolus  ,  Kpisl.  ad  Con- 
cil.  Eplies.,  apudUuinart.,  p.  428. 

(;>)  Procop.,  De  B(Uo  vandaUco ,  lib.  i. 


18 


COURS  D'HISTOIRE  SUR  LES  ORDRES  MONASTIQUES, 


il  s'empara  de  Carlhage(l  .  Salvien,  dans 
son  livre  de  la  Pnnulrnce ,  attribue  les 
malheurs  de  celle  ville  aux  débauches 
du  peuple  et  à  son  irrévérence  pour  les 
moines  ;  car  lorsqu'un  saint  de  Dieu  ap- 
paraissait dans  C>arlhaf^e  il  était  moqué, 
maudit  et  poursuivi  de  la  haine  et  de  la 
fureur  (2).  La  rivale  de  Rome  devint  le 
jouet  de  rirdiumanilé  des  barbares  (3). 
Le  dévouement  des  femmes  catholiques 
était  étonnant.  Lne  jeune  Jille  de  Car- 
thage,  appelée  Julie,  fut  emmenée  en 
Syrie,  elle  fut  vendue  comme  esclave  et 
souffrit  le  martyre;  les  anges  portèrent 
son  ûme  dans  le  ciel  pour  célébrer  les 
noces  de  rA}:jneau,  et  de  saints  moines 
de  l'Occident  traversèrent  la  mer  pour 
recueillir  sa  dépouille  mortelle  (4). 

Ilunerik  succéda  à  Genserik  :  la  persé- 
cution se  continua  avec  une  fureur  tou- 
jours croissante.  Des  visions  effrayantes 
présageaient  les  malheurs  de  l'Afrique. 
L'évèque  Paul  vit  un  arbre  immense  dont 
les  rameau\  s'élevaient  jusqu'au  ciel  et 
ombrageaient  l'Afrique;  tandis  que  tous 
se  félicitaient  de  sa  grandeur  et  de  sa 
beauté,  Toilà  qu'un  àne  du  désert  vint 
se  jeter  contre  le  tronc  de  l'arbre,  et  le 
renversa  (5).  L'évcque  Quintianus  se  crut 
transporté  sur  une  haute  montagne,  où 
il  voyait  un  grand  troupeau  de  brebis, 
dans  le  milieu  un  homme  les  jetait  dans 
deux  vases  ardens  (C).  Eu  effet ,  Dieu 
frappa  le  pasteur,  et  le  troupeau  fut  dis- 
persé dans  l'exil  (7).  Ils  y  étaient  con- 

(1)  nie  tiolala  sacramenli  religioDo  Carlhaginem 
dolo  pacis  iovadil.  Iàiilor.,tn  Uist.  Vaud. 

(2;  Sancloi  Dei  irridt'bant ,  maledicebant ,  deles- 
tabantur,  ea  omnia  in  illus  peiu*  facientos,  qux  in 
Salvalorem  Juda^orum  impietas  fecit. —  Salvian.,  De 
Prnvidentia  ,  lib.  VIi. 

(3)  Ludibriorum  modo  fada  esl  I)arbarorara. 
Tbeodorilui ,  Kpitt.  29  ad  Appellionem  ,  apud  Rui- 
narl ,  p.  147. 

(4)  I).  Ruinarl  ,  Ui$t.  persecutionit  Yandal.  , 
p.  453  ;  in-8". 

i>)  Arborem  usque  ad  cœlos  ramia  floronlibus  ex- 
tenàam  ,  quae  eliam  dilaialione  sua  omnein  pêne 
Africam  opacabat  el  cuiii  uiu\ersis  ,elc.  —  Vicl.  Vi- 
tensis  ,  lib.  ii  ,  »dii.  Raioari.,p.  29. 

(6)  Aderanl  autem  otium  occisores  qui  earum 
carnes  olli^  bullientibuâ  denM'r;;uhant.  Et  cuiii  il.i 
Tieret  omnis  illa  ina(;niludo  gri'^i-»  cunsumpla  «'si. 
Ibid. 

(7)  Hunericus....  jam  non  solum  socerdotes  ,  t'I 
cuBcti  ordifli»  dericos ,  6ed  cl  uiooaclig<i  atque  lai- 


duits  par  troupes  :  c'était  l'arméedcDieu 
chassée  par  les  armées  de  la  terre.  Mais 
les  athlètes  de  la  foi  trouvaient  dans  leur 
courage  surhumain  des  consolations. 
\  ictor,  évoque  de  Vite  ,  raconte  : 

<  In  soir  que  nous  marchions,  une 
femme  se  présenta  à  nous  ;  elle  portait 
un  sac  et  tenait  un  jeune  enfant  par  la 
main,  (lomme  nous  lui  représentions 
qu'elle  avait  tort  de  se  joindre  à  cette 
troupe  d'hommes,  elle  répondit  :  Bé- 
nissez-moi, et  priez  pour  moi  et  pour 
cet  enfant  ;  car  ,  quoique  je  ne  sois 
qu'une  malheureuse  pécheresse,  je  suis 
la  fille  d'un  évéque.  Alors  nous  lui  de- 
mandc^mes  pourquoi  elle  était  ainsi 
dans  la  pauvreté ,  et  pourquoi  elle 
était  venue  de  si  loin.  Elle  dit  :  Je  vais 
en  exil  avec  cet  enfant ,  de  peur  que 
l'ennemi  ne  le  trouve  seul,  et  ne  le 
fasse  passer  de  la  voie  de  la  vérité  dans 
celle  de  la  mort.  >  A  ces  paroles  nous  ne 
pûmes répondreque  par  noslarmes(l).» 
Et  les  saints  confesseurs  continuaient 
leur  voyage  en  chantant  le  psaume  149  • 
Chantez  au  Seigneur  un  cantique  nou- 
veau ;  c'était  le  chant  de  victoire  d'une 
marche  triomphale.  Les  peuples  descen- 
daient des  villes  et  des  montagnes  avec 
des  flambeaux  et  présentaient  aux  saints 
leurs  enfans;  ils  disaient  :  «  Vous  nous 
"  laissez  orphelins  et  vous  marchez  à  la 
<  couronne  2)  !  i  Le  désert  même  man- 
qua à  ces  fugitifs;  ils  furent  obligés  de  se 
cacher  dans  de  profondes  cavernes  où  ils 
mouraient  de  faim  (3).  Ceux  qui  étaient 
jetés  dans  les  prisons  périssaient  dans 
des  souffrances  encore  plus  horribles  (4). 

cos  quatuor  circiter  millia  exsiliis  durioribus  rcle- 
gal  ,  et  confessores  ac  martyres  facil.  Vict.  Tanno- 
nensis  ,  apud  Ruinart ,  p.  489. 

(1)  Cum  hoc  parvulo  servo  vcâtro  ad  exsilium 
pergo  ,  ne  invenial  eum  solum  inimicag,  et  a  via 
verilatis  revoccl  ad  morlem.  Ad  bœc  yerba  repleli 
lacryrais  nibil  dicere  valuimus  ,  nisi  ut  volunlas  Dei 
fierel.  Vicl.  Vilensis  ,  lib.  ii  ,  p.  ô2. 

(2)  Per  vertices  moniium  et  concaya  valliom  con- 
currentes turbx  lidelium  ineslimabiles  desccnde- 
bant  cereos  nianibus  gestantes  ,  suosque  infanlulos 
Tesligiis  marlyrum  pra'jicienlcs....  Nos  miseros  re- 
linquitis,  dum  pergitis  ad  coronas  ?  Ytct.  Vilensis, 
lib.  II  ,  p.  33. 

(3)  Alii  in  speluncis....  famé  cl  frigore  ticti  con- 
Irilum  et  contribulalum  spintum  exlialabanl.  Vicl. 
Vilensis ,  lib.  v. 

(1)  Vicf.  \Htm\it  lib.  II,  cap.  \% 


PAR  M.  EMILE  CHAVIN. 


19 


Le  siège  de  Carthage  était  alors  occupé 
par  Eugène,  homme  d'une  grande  sain- 
teté et  d'un  grand  courage.  Hunerik  vou- 
lut que  tous  les  évoques  d'Afrique  se  réu- 
nissent à  Carthage  pour  rendre  compte 
de  leur  foi.  Eugène  résista,  il  souffrit 
beaucoup,  et  mourut  dans  l'exil  (1).  Les 
évêques,  au  milieu  de  la  persécution  la 
plus  acharnée,  adressaient  au  peuple  des 
exhortations  admirables  ;  car  la  parole 
de  Dieu  n'est  jamais  captive.  D.  Ruinart 
a  publié  une  homélie  prononcée  le  jour 
de  la  mémoire  du  saint  martyr  Cyprien, 
évêque  de  Carthage  : 

(  Du  haut  du  ciel  Cyprien  prend  part 
à  nos  souffrances ,  il  voit  nos  prêtres 
dispersés,  la  pudeur  violée ,  les  sanc- 
tuaires souillés  et  les  autels  profanés  ; 
car  autrefois  il  disait  avec  amour  aux 
pécheurs  et  aux  infortunés  :  Mon  affec- 
i  tion  est  descendue  jusqiCa  vos  souf- 
4  frances.  C'est  avec  une  grande  douleur 
(^  qu'évêque  il  cherche  son  peuple,  pas- 
«  leur  son  troupeau,  martyr  sa  foi....  Le 
4  bienheureux  Cyprien  est  libre,  lui  que 

<  Carthage  a  vu  captif Il  prie  pour 

«  nous,  il  dit  à  Dieu  :  Seigneur,  pourquoi 
4  avez-vous  livré  votre  maison  et  votre 

«héritage   aux   ennemis? Seigneur, 

«  levez-vous,  rendez  votre  terre  h  vos 
«  serviteurs,  rendez  mes  os  à  mon  peu- 
«  plej  que  vos  ennemis  périssent  et  que 
fl  nous  soyons  dans  l'allégresse  (2).i) 

Parmi  tous  ces  saints  confesseurs  et  ces 
martyrs,  nous  devons  surtout  remarquer 
sept  moines  qui  imitèrent  le  courage  et 
la  foi  des  sept  frères  Macchabées  :  Boni- 
face  diacre,  Servus  sous-diacre,  Rusticus 
sous-diacre  ,  Libératus  abbé ,  Rogatus , 
Septimus  et  Maximus  moines.  On  cher- 
cha d'abord  à  les  séduire  au  parti  arien  j 
mais  ils  s'écrièrent  tous  :  «  Il  n'y  a  qu'une 
foi,  un  Seigneur,  un  baptême.  »  On  les 
jeta  dans  une  prison  ,  et  le  peuple  fidèle 
venait  en  foule  les  visiter  et  les  saints 
fortifiaient  sa  foi  (3).  Leurs  chaînes 
étaient  comme  une  parure  de  fête ,  et , 

(0  D.  Ruinart  a  Irôs  bien  trailô  cette  partie  de 
Phistoire  \andale  ,  cap.  xiii. 

(!i)  ...  Exurgc,  (luarc  obdormis,  Domine  :' e\urge 
et  no  repellas  us(iue  in  (inem  ;  reddo  tibi  tuam  glo- 
riain ,  terrum  luaiu  tuis  ledde  ,  redde  incis  ossa 
niea  ,  etc.  Ilomilia  de  S.  Cypviunoy  collection  Kui- 
narl ,  p.  lOD. 

(:.)  Vopulu3  die  ac  noclo  Çliristi  martyres  fre- 


lorsque  l'heure  suprême  fut  venue ,  ils 
marchèrent  au  supplice  comme  à  un 
banquet,  chantant  :  Gloire  à  Dieu  dans 
le  ciel,  paix  sur  la  terre  aux  hommes  de 
bonne  volonté  (1).  La  persécution  se  con- 
tinua sous  Trasamund.  Eunodius  nous  a 
conservé  une  lettre  du  pape  Symmaque , 
dans  laquelle  il  console  les  évoques  afri- 
cains déportés  dans  la  Sardaigne  et  les 
autres  îles  de  la  Méditerranée  : 

c  Symmaque  à  ses  très  chers  frères  les 
î  évêques  africains. 

€  L'ennemi  se  croirait  victorieux,  si  au 
4  milieu  des  périls  il  pouvait  briser  et 
4  dompter  l'âme....  A  vous  spécialement 
4  il  est  dit  :  Ne  crains  pas ,  petit  trou- 
4  peau  ;  car  il  a  plu  à  ton  Père  de  te  don- 
4  ner  le  royaume.  Le  glaive  des  méchans 
«  s'est  appesanti  sur  vous;  il  retranchera 
4  les  membres  mauvais  de  l'Église,  et 
4  placera  les  bons  dans  la  gloire  céleste... 
4  II  n'est  pas  besoin  d'un  long  discours 
4  pour  animer  votre  ferveur.  Que  Dieu 
4  donne  la  paix  à  son  Église  et  vous  con- 
4  sole  de  vos  douleurs  (2)!  > 

Dieu  entendit  la  prière  de  ses  enfans 
et  celle  du  pontife  suprême.  Après  lo 
triomphe  de  Bélisaire,  la  paix  fut  rendue 
à  l'Église,  les  évêques  revinrent  de  l'exil 
(an  534).  L'empereur  Justinien  rendit  à 
Dieu  de  solennelles  actions  de  grâces, 
qui  sont  consignées  dans  son  code  : 
4  Aujourd'hui,  par-dessus  tout,  Dieu  a 
4  fait  un  miracle  qui  surpasse  tous  les 
4  miracles;  il  s'est  servi  de  nous  pour 
4  rendre  la  liberté  à  l'Afrique,  qui  a  gémi 
4  pendant  un  siècle  sous  la  tyrannie  des 
4  Vandales,  ces  ennemis  de  l'Ame  et  du 
4  corps  (3).  > 

Je  ne  devais  pas  négliger  cotle  histoire 
de  la  persécution  des  Vandales,  esquis- 
sée par  la  main  d'un  martyr  ;  elle  se  rat- 
tache à  l'histoire  monastique,  et  elle 
nous  fait  connaître  un  peu  dans  les  dé- 
tails l'état  moral  et  matériel  du  monde. 
C'est  pour  les  mi^mes  raisons  que  je  par- 

quenlabat,  cl  ila  ab  eis  doclrina  cl  virtuto  lidei  ro- 
borabatur.  —  Passif  SS.  Munach.  ,  oollorlion  Hui- 
nar(  ,  p.  lOl. 

(1)  Incrdcliant  (uni  fiducia  ad  suppliciuni,  quasi 
ad  epuias  conrurrenles  ,  etc.  Ibid. 

(2)  ....  Vciiit  inicr  vos  j;ladins  porfidorum  qui 
marcida  oocicsia'  membra  resecarot  ,  oi  ad  criejtem 
iîloriam  saiia  perducorel ,  etc.  D.  liuinart  y  p,  «79. 

(r>)  Codfx  Jiiftinianus ,  lib.  i  ,  lit.  «7. 


COURS  D'IITSTOTRE  SUR  LES  ORDRES  MONASTIQUES, 


lerai  de  rariaiiismc  et  des  autres  lidrc^sics 
orioiitalos,  qui  n'ont  ce  que  des  inva- 
sions barbares  de  la  philosopbi»'  dans  la 
foi  ;  ainsi  c'est  nne  partie  du  tableau  (jui 
ne  doit  pas  rester  voilée.  L'bisloire  des 
bérésies  est  inlimenienl  liée  i'j  Tbisloire 
monastique.  Presque  tons  les  ^'rands  évo- 
ques qui  ont  soutenu  la  foi  par  leur  doc- 
trine et  par  leur  autorité  avaient  été 
feiniés  dans  les  institutions  monastiques, 
et  élevés  dans  la  solitude  par  les  moi- 
nes (1),  qui  constituaient  alors  en  Orient 
le  véritable  clergé:  car  seuls  ils  soute- 
naient la  vérité  calbolique  par  les  lu- 
mières extraordinaires  que  l'esprit  de 
Dieu  leur  communiquait. 

Arius  était  prêtre  d'Alexandrie:  c'était 
un  liomme  d'une  grande  taille ,  maigre  , 
d'un  visage  triste  et  grave:  cbarmant  par 
la  vivacité  de  sa  conversation,  il  était 
poète ,  musicien  :  il  mit  en  chant  sa  doc- 
trine (2).  C'est  un  moyen  que  Valentin  et 
Harmonius  avaient  employé  avec  succès; 
car  ainsi  le  peuple  se  trouvait  intéressé 
dans  la  querelle.  Arius  fut  condamné  au 
concile  de  Nicée  en  .32.3;  il  essaya  de 
l'hypocrisie  :  il  présenta  une  profession 
de  foi  captieuse  au  concile  de  Tyr,  et 
elle  fut  approuvée.  Le  monde  allait  se 
trouver  arien  sans  un  moine  devenu  évo- 
que (3j,  Albanase.  qui  pendant  quarante- 
six  ans  fut  tour  à  tour  persécuté  et  reçu 
en  triomphe,  et  combattit  sans  se  lasser 
contre  Arius.  H  était  aidé  des  moines 
d'Alexandrie,  qui  partageaient  ses  tra- 
vaux et  ses  exils  (4).  L'hérésie  arienne 
s'établit  par  la  force  des  empereurs  ,  qui 
plus  tard  firent  (ieslois  pour  la  détruire. 
Lucius,  fameux  arien,  qui  avait  usurpé 
le  siège  d'Athanase.  voulut  exterminer 
les  moines  caiholiques  ;  il  parcourut 
avec  des  soldats  armés  tous  les  monas- 
tères de  la  Thébaïde  et  de  JNitrie,  portant 

(1]  Saint  Albanase  éleva  plasieurt  moines  h  l'épi- 
scopal.  DuUcau,  liv.  i,  cb.  11. 

(■i)  On  clianiail  surioul  dans  les  rues  et  dans  les 
pUccs  publhjues  sa  T  halte  ^  (ilre  cuiprunié  dune 
pièce  efféminée  du  poèic  Solade.  —  Baronius. 

[7>)  Le  concile  d*.4lt'xandrie  ,  niarriuani  le»  raisons 
qui  lireiil  souliailer  au  ptuplc  de  l'avoir  pour  évo- 
que, dil  qu'il  ciail  du  nombre  des  ajcè/c«,  tva  tojv 
aTXT.Twv,  —  Daroniu». 

(4)  ...  A»:  Aai^xv^p'.v»  imoxi-ci  jAivaÇovTiç,  xat 
ttTAy.Tïi  E^wf.oôrixv.  —  Alhanatx  Ojtera  j  lom.  i, 
p.  li'JÔ.  Paria  ,  1C27. 


partout  la  désolation  (1).  Mais  comme 
toujours  le  pauvre  e\il«',  celui  qui  souf- 
fre persécution  pour  la  justice  trouve  un 
cœur  catholi(|ue  qui  le  reçoit,  ces  moi- 
nes confesseurs  furent  recueillis  par  la 
pitié  compatissante  d'une  femme. 

Celte  femme  pieuse  était  ^lélanie , 
grande  dame  romaine.  Le  récit  de  son 
voyage  est  vraiment  épique.  Elle  partit 
de  l»ome  avec  Rufm,  moine  d'Aquilée; 
alla  en  Egypte  où  elle  visita  le  saint  abbé 
Rambo  et  la  solitude  de  ^itrie  ;  elle  passa 
en  Palestine,  à  Jérusalem,  qui  a  toujours 
été  le  but  des  plus  pieux  et  des  plus  fré- 
quens  pèlerinages.  C'était  au  plus  fort  de 
la  persécution  arienne  (2),  Elle  nourrit 
pendant  trois  jours  cinq  mille  moines, 
elle  les  consola,  elle  prit  généreusement 
leur  défense.  Cette  femme  courageuse  se 
présenta  devant  le  tribunal  du  gouver- 
neur Palladius  ,  résolue  de  mourir  pour 
la  défense  de  la  vérité  ou  d'arrêter  la 
fureur  de  cet  homme.  Par  respect  pour 
l'illustre  Romaine  ,  Palladius  laissa  les 
moines  en  paix  (3). 

Mélanie  resta  vingt-cinq  ans  à  Jérusa- 
lem et  y  pratiqua  toute  sorte  d'œuvres 
de  charité  envers  les  évoques,  les  moines 
et  les  pèlerins.  Elle  revint  à  Rome  ;  sa 
grande  renommée  marchait  devant  elle, 
et  son  voyage  fut  une  fête  et  un  triom- 
phe: saint  Paulin,  qui  la  reçut  à  Psole, 
écrivit  à  Sévérus  qu'il  avait  vu  la  gloire 
du  Seigneur  dans  cette  femme  admira- 
ble (4).  Mélanie  quitta  Rome  une  seconde 
fois  et  vint  mourir  à  Jérusalem  :  là  était 
son  cœur  .  là  était  si  patrie  (5\  Cette 
pieuse  femme  et  le  moine  Rufm  se  trou- 
vèrent engagés  dans  les  erreurs  d'Ori- 
gène  ,  mais  ils  moururent  dans  la  com- 
munion de  l'Église  catholique  (6)  :  car 
nous  voyons  que  le  pape  Gélase  appelle 

(i)  Vaslal  Eremum  et  bella  quicscenlibus  indicil. 
Ruiiu.,  lib.  II  ,  cap.  3.  —  Roswcid..  p.  4'iG. 

(2)  Gravi  tum  sedilione  diabolicis  facibus  inflam- 
mata.  Paulin.,  Epitl.  10, ad  Sererum. 

(Tt)  .Antevolans  ad  jndicem  qui  confiisus  revfra- 
lione  pr,Tsonli«  non  i-xemlus  osl  infulflilahs  irara, 
dum  fidei  niiralur  audaciarn  ...  Per  triduum  «juinque 
niillia  monacliuriim  l.iientium  ponibuj  suis  pavit. 
Paulin.,  Epixt.  10  ,  ad  Sev^r. 

{V:  El  quani  Lin^Ioin  ft-minam....  (  si  fcminam  diri 
lient  lam  viriliier  chrisiianam  )  vidimus  gloriam 
Dominl.  —  Paulin.,  Epitt.  10,  ad  Sever. 

{.'>)  Palliidtus,  cap.  117. 

(<»)  D.  Uicronymj,  Epitt,  TJ  ad  Auguttinum, 


PAR  M.  EMILE  CHAVIN. 


21 


Rufin  un  homme  religieux  (1),  et  Cas- 
sien,  dans  un  de  ses  ouvrages  adressé  à 
saint  Léon,  cite  et  loue  Rufin  comme  une 
autorité  considérable  parmi  les  auteurs 
ecclésiastiques  (2).  Ainsi  une  vie  si  sainte 
et  si  dévouée  n'a  pas  été  perdue  pour  le 
ciel ,  car  hors  de  l'Église  catholique  il 
n'y  a  que  des  vertus  sans  âme  et  une  sain- 
teté d'illusion.  Mélanie  eut  une  petite 
fille  dont  la  vie  fut  admirable  (3);  dans 
cette  famille  la  sainteté  était  le  princi- 
pal héritage.  Voilà  l'histoire  de  l'hérésie 
arienne  dans  ses  rapports  avec  l'histoire 
monastique  d'Orient. 

Au  seizième  siècle  il  y  a  eu  recrudes- 
cence de  l'hérésie  arienne  ;  elle  est  ar- 
rivée comme  une  conclusion  logique  du 
protestantisme.  Cette  question  ;  pour- 
quoi niez-vous  cette  vérité  plutôt  que 
cette  autre  vérité ,  est  fort  embarras- 
sante pour  un  hérétique  ;  il  est  plus  rai- 
sonnable et  en  même  temps  plus  com- 
mode de  nier  radicalement  la  divinité  de 
Jésus-Christ  :  c'est  écarter  d'un  mot  le 
Christianisme  tout  entier.  Lorsque  Mi- 
chel Servet  colportait  par  toute  l'Europe, 
principalement  à  travers  l'Allemagne  et 
la  Pologne,  ses  blasphèmes  et  sa  haine,  il 
rencontra  comme  Arius  et  ses  sectateurs 
orientaux,  des  moines,  qui  soutenaient 
la  vérité  et  savaient  mourir  pour  elle. 
Nous  assisterons  plus  tard  à  ces  glorieux 
combats  de  la  compagnie  de  Jésus  con- 
tre tous  les  ennemis  du  Christianisme  : 
mais  pour  en  finir  avec  Arius  et  sa  doc- 
trine, lisez  dans  la  collection  d'Alegam- 
be  (4)  le  martyre  de  ces  généreux  Jésui- 
tes, et  surtout  du  jeune  frère  Emmanuel 
JNéri,  massacré  par  les  Ariens  de  Colos- 
"war  sur  les  sainlCvS  hosties  indignement 
profanées.  Cette  scène  est  comparable 
aux  plus  belles  scènes  des  drames  san- 
glans  de  l'Église  primitive.  Continuons 
rapidement  l'esquisse  des  hérésies  et  de 
la  défense  de  la  foi  catholique  par  les 
moines. 

S.  Saba  et  ses  moines  furent  les  princi- 
paux destructeurs  de  l'hérésie  d'Origène 
avant  qu'elle  fut  condamnée  par  le  cin- 

(1)  Vir  religiosus.  Gelas,,  c.  5  ,  dist.  \^. 

(2)  lliiud  conlomiionda  ccclt'siaslicorum  docloruin 
porlio.  <]u99ian.,  De  Incarnat.,  lib.  vu  ,  cap.  27. 

(.^)  Vita  S.  Melaniœ  ,  apud  Suriuin  ,  ôl  dooemb. 
(4)  Alegainhe,  Mortes  illustres  Suc.  ./.,  etc.,  in- 
folio; el  Litler.  ann.  Societatis-Jesu,  iOOU. 
Toam  via,  —  n»  is,  i83i>. 


quième  concile  général  de  Constantino- 
ple  (an  553)  (1\  Lorsque  Nestorius,  prêtre 
de  l'église  d'Anlioche ,  nia  que  la  sainte 
Vierge  fût  la  mère  de  Dieu  ,  un  simple 
moine  lui  ferma  l'entrée  du  sanctuaire; 
et  le  moine  Dalmace  ,  devenu  évêque  de 
Cyzique  ,  le  combattit  par  ses  prédica- 
tions (2).  Le  moine  Auxence,  sorti  de  sa 
solitude,vintàChalcédoineoù  il  approuva 
publiquement  devant  tout  le  peuple  qu  i 
le  vénérait  ce  que  le  concile  avait  décidé, 
non   par   des    raisonnemens    humains  ^ 
mais  par  L'autorité  des  divines  écritures 
et  des  anciens  docteurs  de  V Eglise    Z) 
contre  le  moine  Eutychès,  qui  soutenait 
qu'il  n'y  avait  qu'une  seule  nature  en  Jé- 
sus-Christ. A  Constantinople  ,  lorsque 
Basilisque  publia  un  édit  contre  l'auto- 
rité du  concile  de  Chalcédoine,  les  moines 
soulevèrent  le  peuple  (4).  INous  pourrions 
parcourir  ainsi  toutes  les  hérésies  dans 
leurs  diverses  et  nombreuses  ramifica- 
tions, et  toujours  nous  trouverions  des 
moines  combattant  sur  la  brèche  pouu 
la  défense  de  la  cité  de  Dieu.  Mais  c'est 
surtout  contre  l'hérésie  Iconoclaste  que 
leur  opposition  a  été  généreuse  et  achar- 
née; tous  les  historiens,  Lebeau,  Maim- 
bourg  ,  etc.,  en  ont  îi  peine  parlé  ;  aussi 
lorsqu'il  en  sera  temps  nous  les  venge- 
rons de  cet  impardonnable  oubli  en  pro- 
clamant tout  ce   qu'ils    ont    fait   alors 
pour  la  foi  de  l'Église  et  pour  les  beaux- 
arts. 

Le  monde  oriental  était  ainsi  troubh; 
et  agité;  nous  verrons  le  monde  occi- 
dental affligé  de  maux  plus  grands  en- 
core. Voilà  ce  qui  accablait  les  esprils 
les  plus  élevés  de  ce  temps,  ne  trouvant 
rien  autour  d'eux  de  stable  et  d'assuré, 
voyant  toutes  les  institutions  périr,  tout 
ce  qu'on  avait  cru  jusqu'alors  solide- 
ment établi  s'effacer,  comme  un  flot  de 
la  mer  pousse  un  autre  flot  sur  le  rivage; 
ils  cherchèrent  un  abri,  un  refuge  dans 
les  institutions  divines  du  Christianisme. 
Mais  de  leur  solitude  ils  entendaient  les 
craquemens  du  colossal  empire  ,  el  ils 

(1)  Vita  S.  Sab(P,  iSdecomb.,  apud  Surium. 

(2)  Labbo,  ('(incil.j  t.  m. 

(.">)  ....  ^on  ex  suis  syllogisinis ,  scd  o\  divinis 
scripturis  et  praeciaris  qui  anU>a  rueruni  doctoribus. 
S.  Auxcntii  vita,  apud  Bolland.  ,  li  februar.  , 
p.  777. 

(I)  LabbC;  Ccinci7.,  t.  ly. 


22 


COUnS  D'IITSTOIRE  SUR  LES  OIIDUES  MONASTIQUES 


étaient  cffrayrs,  et  leur  Ame  était  pleine 
de  Irislesse.  Conleinplcz  toutes  ces  ^.'ran- 
des  lu'iirrs  dt's  premiers  A^es  de  l'E^'liso. 
loult's  sont  empreiulos  d'une  nu^lancolie 
inexprimable  ,  qui  ne  peut  s'attribuer 
qu'aux  malheurs  de  la  sociétt'.  C'est  sur- 
tout ce  (jui  nous  a  frappé  lorsque  nous 
avons  étudié  la  vie  intime  de  ces  moines 
docteurs  et  pures  de  l'Ej^lise  ;  et  c'est 
sous  ce  point  de  vue,  et  par  leur  corres- 
pondance, que  nous  les  ferons  connaî- 
tre dans  riiisloire  monastique.  Faisons 
maintenant  en  peu  de  mots  l'histoire 
d'un  des  hommes  les  plus  éminens  de 
cette  fjrande  époque. 

Saint  Jérôme  était  né  à  Stridon,  dans 
la  Dalmatie  ,  vers  Tan  329;  il  étudia  à 
Rome  sous  le  fameux  grammairien  Do- 
iiatus.  Après  avoir  reçu  le  baptême ,  il 
voyaj^ea  dans  les  Gaules  ,  et  demeura 
quelque  temps  à  Trêves  :  il  vint  ensuite 
à  Aquilée;  il  y  avait  alors  dans  cette  ville 
une  réunion  d'hommes  célèbres,  i'évéque 
Yalérien  ,  l'iorentius,  Bonose  ,  Rufin  , 
Chrysogone. Jérôme  put  jouirde  la  société 
de  ces  moines  savans  autant  que  pieux.  Il 
parcourut  ensuite  diverses  provinces  de 
rOrient,  et  s'étant  arrêté  dans  le  désert 
de  Chalcis  en  Syrie,  il  y  embrassa  la  pro- 
fession monastique.  Depuis  long-temps 
c'était  son  projet,  le  plus  ardent  de  ses 
yœux  ;  il  l'exprime  ainsi  à  son  ami  le 
moine  Théodose  et  à  toute  sa  commu- 
nauté : 

<  Je  voudrais  bien  être  maintenant  avec 

<  vous,  et  quelque  indigne  que  je  sois 
i  de  vous  voir,  combien  j'aurais  de  joie 
«  d'embrasser  toute  votre  sainte  commu- 
€  naulé  !  Je  verrais  une  solitude  plus 
«  agréable  que  toutes  les  villes  du  mon- 
€  de  ,  et  des  déserts  habités,  comme  le 

<  paradis  terrestre ,  par  une  multitude 

<  de  saints.  Mais  puisqu'un  aussi  grand 
t  pécheur  que  moi  ne  mérite  pas  de  vi- 

<  vre  en  votre  compagnie,  je  vous  con- 
I  jure  du  moins  de  prier  Dieu  qu'il  me 
c  délivre  des  ténèbres  de  ce  monde,  .le 
c  vous  l'ai  déjà  dit  de  bouche,  je  vous  le 

<  répète  encore  aujourd'hui  dans  ccîtte 
«  lettre,  il  n'est  rien  q»ie  je  souhaite  avec 
'  tant  de  passion  (|ue  de  me  voir  affran- 
«  chi  de  la  servitude  du  monde.  Ména- 
c  gez-raoi  ilonc  par  vos  prières  celle 
t  heureuse  liberté;  c'est  à  moi  à  vouloir, 
(  mais  c'est  à  vous  à  m'oblcnir  ja  grûcc 


de  pouvoir  exécuter  ce  que  je  veux. 
Je  suis  comme  une  brebis  malade  qui 
s'est  écartée  du  troupeau  ;  ù  moins  que 
le  bon  Pasteur  ne  me  charge  sur  ses 
épaules,  pour  me  rapporter  à  la  ber- 
gerie, je  seiai  toujours  faible  et  chan- 
celant ,  et  je  toujberai  lors  même  que 
je  ferai  tous  mes  efforts  pour  me  rele- 
ver. Je  suis  cet  enfant  prodigue  qui  ai 
consumé  dans  la  débauche  tout  ce  que 
mon  père  m'avait  donné,  et  qui,  tou- 
jours enchanté  des  plaisirs  du  monde  , 
ai  négligé  jusqu'ici  de  venir  lui  de- 
mander pardon  de  mes  égaremens. 
Comme  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  re- 
noncer à  mes  désordres  n'a  aboui  i  qu'à 
d'inutiles  désirs  et  à  de  vains  projets 
de  conversion ,  le  démon  ne  cesse  de 
me  tendre  de  nouveaux  pièges  et  de 
me  faire  naître  de  nouveaux  obstacles. 
H  me  semble  qu'une  vaste  mer  m'en- 
vironne de  tous  côtés,  et  dans  la  situa- 
tion où  je  me  trouve,  je  ne  saurais  ni 
reculer  ni  avancer;  c'est  donc  de  vos 
prières  que  j'attends  le  vent  favorable 
«  du  Saint-Esprit  pour  continuer  ma 
(1  course  et  pour  arriver  heureusement 
«  au  port  (1).  » 

La  vie  de  Jérôme  dans  ce  désert  fut 
rude,  il  eut  à  soutenir  bien  des  combats. 
Écoutez -le  lui  même  versant  son  Ame 
dans  celle  de  sa  chère  Eustochia,  la  lille 
de  Paula  son  amie  de  cœur.  Après  avoir 
donné  à  cette  jeune  femme  des  conseils 
pour  la  vie  spirituelle,  il  lui  raconte  tou- 
tes ses  douleurs  : 

i  Retiré  dans  cette  vaste  solitude  toute 

<  brûlée  par  les  ardeurs  du  soleil,  et  où 
«  les  moines  ne  trouvent  qu'une  de- 
I  meure  affreuse,  je  me  tenais  seul, 
«  parce  que  mon  Ame  était  remplie  d'a- 
1  merlume.  Le  sac  dont  j'étais  couvert 

<  avait  rendu  mon  corps  si  hideux  ,  que 

<  Ton  en  avait  horreur,  et  ma  peau  de- 
-i  vint  si  noire  qu'on  m'eût  pris  pour  un 
i   Éthiopien.  Je  passais  les  journées  en- 

<  tières  à  verser  des  larmes  ,  à  jeter  des 

<  soupirs;  et  bi  j'étais  quelquefois  obligé 
t  malgré  moi  de  céder  au  sommeil  qui 

<  m'accablait ,  je  laissais  tomber  sur  la 

<  terre  nue  mon  corps  tellemen!  dé- 
«  charné,  qu'à  peine  les  os  se  tenaient 

(1)  l'.pisl.  ad  Tlicodfjs.,  cdil.  Lénédicline ,  l.  n  , 
in-fyliu. 


PAR  M.  EMILE  CHAVIN. 


23 


les  uns  aux  autres...  Enfermé  donc  que 
j'étais  dans  celte  espèce  de  prison  à 
laquelle  je  m'étais  volontairement  con- 
damné pour  éviter  le  feu  de  l'enfer  , 
et  n'ayant  pour  toute  compagnie  que 
les  scorpions  et  les  bâtes  féroces,  je  ne 
laissais  pas  de  me  trouver  souvent  en 
esprit  au  milieu  des  dames  romaines. 
Sous  un  visage  défait  et  abattu  par  un 
jeûne  continuel ,  je  cachais  un  cœur 
agité  et  troublé  par  d'infâmes  désirs. 
Dans  un  corps  tout  de  glace,  dans  une 
chair  déjà  morte  avant  l'entière  des- 
truction de  l'homme,  la  concupiscence 
seule,  et  toujours  enflammée  ,  entrete- 
nait un  feu  dévorant  que  rien  ne  pou- 
vait amortir. 

«  Me  voyant  donc  sans  appui  et  sans 
ressource,  je  me  jetais  aux  pieds  de 
Jésus-Christ ,  les  arrosant  de  mes  lar- 
mes ,  les  essuyant  avec  mes  cheveux, 
et  passant  les  semaines  entières  sans 
manger,  afin  de  dompter  ma  chair  re- 
belle et  de  la  soumettre  à  l'esprit. 
Bien  loin  de  rougir  de  ma  misère  ,  j'ai 
un  véritable  regret  de  m'en  voir  af- 
franchi. Je  me  souviens  d'avoir  passé 
très  souvent  les  jours  et  les  nuits  à  crier 
et  à  me  frapper  la  poitrine  ,  jusqu'à  ce 
que  le  Seigneur,  dissipant  la  tempute, 
eût  mis  le  calme  et  la  tranquillité  dans 
mon  cœur.  Je  craignais  même  d'entrer 
dans  ma  cellule ,  qui  avait  vu  naître 
tant  de  mauvaises  pensées.  Animé  con- 
tre moi-même  d'une  juste  colère,  et 
traitant  mon  corps  avec  la  dernière  ri- 
gueur, je  m'enfonçais  tout  seul  dans  le 
désert  ;  et  si  je  rencontrais  quelque 
vallée  profonde,  quelque  haute  mon- 
tagne, quelque  rocher  escarpé,  j'en 
faisais  aussitôt  un  lieu  d'oraison;  là. 
Dieu  mènic  iii  est  le  ti'niuin  ,  nbiuit^ 
dans  mes  larmes,  et  ayant  sans  cesse 
les  yeux  atttchés  au  ciel  ,  je,  nj'ini,)gi- 
nais  quel  jueTois  être  en  la  coinp  igme 
des  anges,  et  je  chantais  dans  le  trans- 
port de  ma  joie  :  JNous  courons  après 
vous  attiré  par  l'odeuiv  de  vos  par- 
fums (I).  1 

ISous  tous  qui  vivons  dans  une  époque 
de  trouble  et  de  rénovation  sociale,  nous 
soulfrons  les  mêmes  douleurs,  et  nous 

(1)  Epis(.  ad  Kuttochiam,  édil.  bénédict.,  t.  iv, 
in-folio. 


sentons  au-dedans  de  nous  le  même  com- 
bat de  la  ciiair  contre  l'esprit,  combat 
indéfectible  ,  qui  a  commencé  avec  le 
monde  et  qui  iinira  avec  lui.  Heureux 
si,  comme  saint  Jérôme,  nous  répandons 
sur  nos  plaies  saignantes  le  baume  adou- 
cissant de  la  prière,  si  nous  crions  vers 
Dieu  : 

«  O  mon  Dieu  ,  vous  êtes  ma  lumière 

<  et  mon  espérance. 

4  O  mon  Dieu,  vous  êtes  ma  sagesse  et 
ma  prudence ,  ma  beauté  et  ma  dou- 
ceur. 

i  O  mon  Dieu,  vous  êtes  le  jardin  mys- 
tique où  mon  âme,  accablée  de  la  cha- 
leur du  jour,  va  chercher  le  repos  et  le 
rafraîchissement. 

I  O  mon  Dieu ,  vous  êtes  ma  nourri- 
ture ,  ce  pain  au-dessus  de  toute  sub- 
stance ,  cette  viande  céleste  que  vous 
distribuez  à  tous  les  pauvres  voyageurs 
affamés. 

«  O  mon  Dieu,  vous  êtes  mon  vêlement, 
et  je  m'envelopperai  de  vous. 
«  O  mon  Dieu,  vous  êtes  le  grand  livre 
écrit  en  dedans  et  en  dehors ,  où  cha- 
cun vient  lire  la  vérité  et  puiser  la 
science  divine  de  votre  amour, 
i  O  mon  Dieu ,  je  veux  me  retremper 
en  vous  avant  le  soir,  vous  prier  tandis 
que  le  soleil  luit  encore  et  qu'un  peu 
de  force  me  reste;  je  veux  m'entourer 
d'actions  bonnes,  de  souvenirs  nom- 

<  breux  et  pacifians,  pour  que  mon  der- 
i  nier  sommeil  soit  doux  et  paisible.  — 
«  Amen  (1).  » 

Saint  Jérôme  joignait  au  remède  de  la 
mortification  et  de  la  prière,  celui  d'une 
élude  pénible  et  extrêmement  laborieuse. 
11  écrit  au  moine  Rusticus  ; 

<  Lorsque  j'étais  encore  jeune,  et  q»»e 
je  viv  s  au  fon  l  «lu  diK,»  i  et  ^[  ,,s  ,,iie 
el:oil.-  solitude,  je  ne  pouvais  suppor- 
ter les  ardeurs  de  la  coneiipi>ceiice 
dont  je  me  si  niais  embrasé,  ma  gi  é 
tous  les  soins  qu^-  je  pien.iis  d'amortir 
par  des  jeûnes  presque  continuels  ces 
leux  que  la  nature  O(»rronipue  allu- 
mait dans  mon  corps;  mille  pfiisées 
criminelles  ne  laissaient  pas  de  les  en- 
tretenir dans  mon  cœur,  l'our  éearler 
donc  de  mon  imagination  ces  f.U'Iieu- 
ses  idées,  je  me  lis  le  disciple  d  un  so- 

I      (i)  Croi*  e{  doxiUury  in-18,  à  Pari*,  chrz  Pcriise. 


24 


COURS  DIHSTOTRE  SUR  LKS  Orj)RES  MONASTIQUES, 


,  litairc  Juif,  qui  avait  embrassé  le  Cliris- 
€  tianisuir,  ol  aprrs  avoir  jjoùlé  avec  tant 
t  dr  plaisir  les  vives  ci  brillantes  fxpres- 

<  sionsde  (hiintilien,  la  prol'onile  et  ra- 
«   pide  éloipience  de  Cicéron  ,  hs  tours 

<  naturels  et  délicats  de  Pline,  je  m'as- 

<  suirllis  à  apprendre  l'alphabet  de  la 
«  lan;;iie  hébraïque  et  a  étudier  des  mois 

<  que  l'on  ne  saurait  prononcer  qu'en 
,  siKlant. Combien  cette  étude  me  coula  ! 
«  combien  il  me  fallut  vaincre  de  difli- 
i  cultes  1  combien  de  fois  j'abandonnai 
c  mon  dessein,  perdant  toute  espérance 
i  d'y  pouvoir  réussir,  et  combien  de  fois 

<  je  le  repris  m'efforçant  d'en  venir  à 
i  bout  par  un  travail  opiniAtre  !  Mais 
i  enlin ,  ^rAce  au  Seifjneur ,  j'ai  la  joie 
*  de  goûter  maintenant  les  doux  fruits 
i  d'une  étude  dont  les  commencemens 
«  m'ont  paru   si  difficiles  et  si  dégoii- 

i  tans  (1).  f 

L'éducation,  comme  elle  est  encore 
aujourd'hui,  était  toute  païenne  :  aussi 
.lérôme  avait  eu  beaucoup  de  peine  à 
quitter  Platon  et  Cicéron  pour  Moïse  et 
.lérémie.  Etant  déjà  à  Bethléem,  il  ra- 
conte à  Eustocliia  comment,  ayant  quitté 
patrie,  père,  mère,  sœurs  et  une  table  où 
il  avait  coutume  de  faire  bonne  chère,  il 
était  venu  à  Jérusalem  pour  servir  Dieu. 
«  J'avais  apporté  avec  moi,  dit-il.  les  li- 
I  vres  que  j'avais  amassés  à  Rome  avec 
«  beaucoup  de  soin  et  de  travail,  et  dont 
f  je  ne  pouvais  me  passer  :  tels  étaient 
«  alors  ma  misère  et  l'excès  de  ma  pas- 
t  sion  ,  je  jeûnais  pour  lire  Cicéron. 
«  Après  de  longues  et  fréquentes  veilles, 

<  après  avoir  versé  des  lorrens  de  larmes, 
€  que  le  souvenir  de  mes  péchés  faisait 
(  couler  du  fond  de  mon  cœur ,  je  me 
€  mettais  a  lire  Platon,  et  lorsque,  ren- 
(  trant  en  moi-même,  je  m'appliquais  à 

<  la   lecture   des  prophètes  ,    leur  style 

<  dur  et  grossier   me  révoltail    aussitôt. 

<  Aveugle  que  j'étais  et  incapable  de  voir 

<  la  lumière,  je  m'en  prenais  au  soleil, 
«  au  lieu  de  reconnaître  mon  aveugle- 

<  ment,  iîéduit  et  troaipé  de  la  sorte  par 
i  les  artifices  du  serpent  antique,  j'eus 

<  vers  le  milieu  de  la  sainte  quarantaine 

<  une    fièvre   qui  ,   pénétrant  jusqu'A   la 

<  moelle  de  mon  corps  déj;'i  épuisé  par 
«  de  continuelles  austérités,  et  me  tour- 
Ci)  Epitt.  18. 


<  mentant  jour  et  nuit  avec  une  incroya- 
«  ble  violence,  me  dessécha  tellement, 
i  que  je   n'avais  plus  que   les  os.   Mon 

<  corps  était  déjù  froid.  On  préparait  les 
I  funérailles,  lorsque  tout-A-coup  ,  dans 

<  un  ravissement  d'esprit,  je  me  trouvai 
c  devant  un  tribunal.  Ebloui  de  l'éclat 
«  dont  brillaient  tous  ceux  qui  étaient 

<  présens,  je  demeurai  prosterné  contre 
i  terre.  Le  juge  m'ayanl  demandé  quelle 

<  était  ma  profession,  je  lui  répondis  que 
i  j'étais  chrétien.  «  Tu  mens,  me  dit- il , 
I  tu  n'es  pas  chrétien  ,  mais  cicrronien  ; 
I  car  là  où  est  ton  trésor,  là  est  aussi  ton 

<  cœur  (1).  > 

Alors  les  ministres  de  la  colère  lui 
firent  souffrir  de  grands  tourmens  ;  il 
promit  de  ne  plus  lire  les  livres  profanes, 
et  dans  la  suite  il  fut  plus  passionné  pour 
les  livres  sacrés  qu'il  ne  l'avait  été  aupa- 
ravant pour  les  auteurs  profanes. 

Saint  Jérôme,  comme  tous  les  anciens 
maîtres  de  la  vie  spirituelle,  conseillait 
la  vie  cénobitique.  11  écrit  au  moine  Pius- 
ticus  : 

«  H  faut  examiner  d'abord  s'il  vous  est 
«  plus  avantageux  de  vivre  en  particulier 
«  dans  la  solitude,  ou  en  commun  dans 
«  un  monastère.  Pour  moi ,  je  vous  con- 
«  seille  de  vous  mettre  en  la  compagnie 
«  des  saints,  de  ne  vous  point  conduire 
(C  par  vos  propres  lumières,  et  de  ne  vous 
«  point  engager  sans  guide  dans  des  rou- 
«  tes  qui  vous  sont  inconnues,  parce  que 
K  vous  ])ourriez  peut-être  vous  écarter 
«d'abord  et  vous  égarer  tout- à -fait; 
«  marcher  plus  ou  moins  qu'il  ne  faut  ; 
«  vous  fatiguer  par  une  course  précipi- 
ce tée  ,  ou  vous  arrêter  et  vous  endormir 
«  sur  le  chemin.  La  vanité  se  glisse  ordi- 
«  nairement  dans  tout  ce  que  fait  un  so- 
ie litaire.  Pour  peu  qu'il  jeûne  et  qu'il 
«  demeure  dans  sa  retraite  ,  il  se  repaît 
«  de  l'idée  de  son  propre  mérite  ■  il  se 
«méconnaît  lui-même  j  il  ne  sait  plus 
«  ni  d'où  il  est  sorti ,  ni  ce  qu'il  est  venu 
«  faire  dans  le  désert  ;  et  il  ne  saurait  ni 
«  fixer  son  imagination  ,  ni  retenir  sa 
(f  langue,  condamnant  tout  le  monde, 
«  malgré  la  défense  que  nous  fait  l'apô- 
«  tre  saint  Paul  déjuger  les  serviteurs  de 
«  Dieu  ;  ne  se  refusant  rien  de  tout  ce 
«  que  son  intempérance  lui  suggère,  dor- 

(i)  l'pisl.  21 ,  o</  Km  loch  in  m. 


PAR  M.  EMILE  CHAYIN. 


25 


«  niant  aussi  long-temps  qu'il  lui  plait, 
«  vivant  sans  crainte  et  au-delà  de  ses 
«  désirs,  se  mettant  au-dessus  de  tous 
«  les  autres.  Je  ne  prétends  pas  par  là 
«  condamner  la  vie  solitaire  ;  mais  je 
<  veux  que  l'on  ne  voie  sortir  de  l'école 
«  des  monastères  que  des  gens  qui  soient 
(f  à  l'épreuve  de  toutes  les  austérités  qu'il 
«  faut  pratiquer  dès  que  l'on  est  entré 
«  dans  le  désert  ;  des  hommes  dont  l'on 
i'.  connaisse  par  une  longue  expérience 
«  les  mœurs  et  la  conduite  ;  qui  ne  se 
M  soient  jamais  laissé  ni  abattre  ,  ni  vain- 
ce  cre  par  l'intempérance  ;  qui  se  plaisent 
«  dans  la  pauvreté;  qui  ne  s'amusent 
«  point,  comme  font  quelques  moines 
«  impertinens  et  ridicules,  à  vanter  les 
•t  combats  imaginaires  qu'ils  soutiennent 
«  contre  des  spectres  et  des  démons ,  afin 
«  de  s'attirer  par  là  l'admiration  d'une  po- 
«  pulace  ignorante  et  crédule  et  d'attra- 
«  per  en  même  temps  leur  argent  (1).  » 

Voilà  des  conseils  sages,  mais  voilà 
aussi  une  amère  satire  contre  les  faux 
moines ,  les  solitaires  hypocrites  du  cin- 
quième siècle;  car  dès  cette  époque  il  y 
avait  des  hommes  qui  abusaient  de  la 
sainteté  de  la  profession  monastique 
pour  tromper  les  lidèles,  thésauriser 
l'argent  des  aumônes  et  commettre  d'au- 
tres crimes  plus  énormes  encore  (2). 

Les  occupations  de  Jérôme  dans  la  so- 
litude de  Bethléem  étaient  saintes  et  uti- 
les à  la  science  ecclésiastique;  il  tradui- 
sit l'Écriture  sainte  de  l'hébreu  en  latin 
et  fit  de  savans  commentaires.  11  para- 
phrasait ,^  pour  sa  fille  Eustochia,  Ezé- 
chiel,  ce  prophète  des  malheurs  et  de  la 
consolation  du  peuple  de  Dieu,  lorsqu'il 
vit  arriver,  dans  l'abjection  et  mendiant 
des  secours  et  un  abri,  les  hommes  con- 
sulaires et  les  grandes  dames  de  Kome. 
La  ville  dominatrice  du  monde  venait  de 
tomber  sous  les  coups  des  barbares  du 
JNord;  elle  était  devenue  le  tombeau  de 
ses  propres  cnfans  (3).  Ces  misères  furent 

(1)  Hieron.,  Epist.  Ifi. 

(2)  Voyez  aussi  une  lellre  à  Eustochia. 

{"»)  Qiiis  crederel  ut  tolius  orl)is  exiracta  vicloriis 
Iloma  corruerel  ul  ipsa  suis  populis  et  lualcr  liorol 
et  sepulcram?...  Quolidie  sancla  Beltilccm  ,  nobiles 
quundam  ulriusque  sexus  alquo  oranilius  diviliis  af- 
lluoiites  ,  susciperel  niendii  anlos.  I).  Ilicronym., 
Commetil.  in  Ezechicl,  lib.  ïu,  edit.  FrobcD,  Basic, 
JL8Ô7,  ia-fvlio,  tom,  u,  p,  100. 


pour  Jérôme  une  effrayante  vision  :  il  ne 
crut  plus  à  rien  de  durable  sur  la  terre; 
la  seule  chose  importante  est  de  se  pré- 
parer par  les  bonnes  œuvres  un  viatique 
pour   le   voyage    éternel  ;   car  dans   ce 
monde  tout  ce  qui  naît  meurt ,  et  la  vé- 
tusté y  consume  le  travail  deshommes  (1). 
Il  reçut  à  Bethléem  tous  ces  nobles  exi- 
lés, ces  débris  de  la  puissance  et  de  la 
grandeur  :  il  quitta  tout  travail  pour  gé- 
mir sur  tant  de  douleurs,  pour  pleurer 
avec   ceux  qui   pleuraient  ;  il  préférait 
faire  de  bonnes  actions  à  dire  et  écrire 
de  belles  choses;  il  aimait  mieux,  dans 
cette  triste  circonstance ,  réaliser  dans 
sa  vie  les  préceptes  divins  qu'à  les  para- 
phraser (2).  Il  appliquait  à  Rome  et  à  ses 
citoyens  errans   et  fugitifs  ces  paroles 
d'Ezéchiel  : 

«  Maintenant ,  la  fin  est  sur  toi ,  et 
«  j'enverrai  ma  colère  contre  toi,  et  je 
«  mettrai  contre  toi  toutes  tes  abomina- 

«  lions Ils  verront  venir  épouvante 

<  sur  épouvante Ils  passeront  d'un 

«  pays  à  un  autre  et  seront  emmenés 
«  captifs  (3).  »  Et  le  souvenir  de  ces  ca- 
lamités rendit  ses  derniers  jours  tristes 
et  amers.  Saint  Jérôme  mourut  en  120. 

Bethléem  était  devenue  l'hôtellerie  des 
pauvres  :  cette  terre  de  Palestine  a  tou- 
jours été  une  terre  sainte  pour  les  chré- 
tiens ;  il  semblait  qu'on  s'approchait  de 
la  sainteté  en  s'approchant  du  Calvaire. 

Saint  Jean  de  Ghozéba  ,  long- temps 
après  saint  Jérôme,  établit  un  monas- 
tère entre  Jérusalem  et  Jéricho.  Tous  les 
jours  il  se  rendait  sur  le  graml  chemin 
de  Jérusalem  pour  y  exercer  les  œuvres 
de  la  sainte  chanté.  11  présentait  du  pain 
et  de  Teau  à  ceux  qui  en  avaient  besoin; 

(1)  Nihil  loncuin  esl  quod  finora  habet  ;  et  oninis 
reiro  teraporuiu  séries  transacla  non  prodest  ,  nisi 
forlo  bonoruin  operuui  sibi  vialicum  pricparaveril... 
omuia  orla  occidunt  el  cuncla  scncsiunt.  D.  lliero- 
nyni.,  ihid. 

(2)  Quidoin  quoni.iiu  opem  ferr«»  non  possunuis  , 
eondolomus  et  lacryuias  lacryrais  ungimus...  ;  sine 
•^^cmilu  confluontes  yidere  non  palimur  srriptura- 
runiqup  rapimns  Terba  in  opéra  verlcre  et  non 
dicere  sanrt.i ,  sed  facerc.        D.  Hieronyni.,  iV/i  /. 

(ô)  Nunc  linis  saper  to  el  immittam  furorcm  nieum 
in  le;  et  ponam  contra  te  onines  abominaliones 
tuas....  <".onturbatio  super  conturbalionem  >cniet.... 
lu  iiansmigraliouem  cl  in  caplivitalcm  ibunt.  Eie- 
chicl ,  c,  yii  cl  su. 


COURS  DE  UKOIT  CRIMINEL, 


il  se  dépouillait  de  ses  habits  pour  revô- 
tir  les  pauvres  qui  étaient  nus;  il  portail 
j;ratuiteuu;nl  jusqu'à  Jéricho  les  far- 
deaux lie  ceux  qui  étaient  trop  charf;és; 
il  ensevelissait  les  morts  et  priait  pour 
eux  (1).  Ctf  monastère,  creusé  dans  le  ro- 
cher, existait  encore  au  douzième  siè- 

(I)  EYagre,lib.  iv  ,  c.  7. 


cle  (1).  Ce  sont  encore  les  moines  qui  re- 
çoivent aujourd'hui  à  Jérusalem  et  le  cu- 
rieux, iiui  va  explorer  l'Orient,  et  le  pè- 
lerin ,  qui  va  prier  et  |)leurer  sur  le 
tombeau  de  Jésus-Christ. 

Émilk  Chavin. 

(i)  Le  Symichtn  d'Allalius  ,  Uao»  Joao.  Pbocai, 
n"  lî>. 


M'<mc{$  ^ochU$. 


COURS  DE  DROIT  CRi3IlNEL. 


SEPTIÈME  LEÇON  (1). 

Coup  d'œil  réirospertif  sur  Athènes  comparée  à 
Rome.  —  Droit  criminel  de  Rome  naissante.  — 
Loi  dos  XII  tables. 

l'our  apprécier  les  ressemblances  et  les 
différences  des  anciennes  républiques 
de  l'antiquité,  résumons  les  principaux 
traits  de  l'histoire  politique  et  judiciaire 
d'Athènes  avant  de  commencer  celle  de 
Rome. 

Cne  mobilité  inquiète  et  progressive 
semble  caractériser  la  physionomie  du 
peuple  athénien.  Yoyez-le,  personnifié 
dans  Thésée,  arracher  aux  douze  chefs 
de  tribus  des  douze  dômes  de  l'Atlique , 
l'autorité  locale  et  patriarchale,  et  fondre 
dans  la  cité  centrale  ces  élémens  rivaux  ; 
ôter  au  sacerdoce  domestique  et  judi- 
ciaire des  pères  de  famille  ses  plus  belles 
attributions  ,  pour  en  revêtir  des  magis- 
trats nommés  par  la  cité,  et  ch;irgés  du 
dépôt  des  choses  saintes ,  en  même  temps 
que  l'interprétation  des  lois  et  des  juge- 
mens.  Ces  magistrats  n'offrent  d'autre 
garantie  conservatrice  des  vieilles  tradi- 
tions que  d'appartenir  à  la  première 
classe  de  l'État  2  ,  au  sein  de  laquelle  ils 
doivent  cire  choisis.  Voyez  encore  le 
même  peuple  d'Athènes  se  soulevant  avec 

(l)  Voir  la  rr  dans  le  n»  4n ,  l.  vu  ,  p.  2M. 

^'ij  Tbùàce  arail  fait  iroii  cladsc»  dans  l'étal ,  cl 
avait  repou&te  do  la  participation  ait  poavoir  tus 
deui  dernières,  cdlcs  de»  ajricuiivura  et  de»  aiU- 
ftans. 


Dracon  contre  l'aristocratie  de  l'Aréo- 
page ,  et  enlevant  à  ce  corps  auguste  la 
plus  grande  partie  de  son  pouvoir  judi- 
ciaire pour  le  transporter  aux  Éphètes  : 
puis  l'œuvre  de  Dracon  renversée  à  son 
tour,  moins  à  cause  des  excès  de  sa  sévé- 
rité législative  que  par  suite  du  peu  de 
ménageinent  qu'il  garde  pour  tout  ce  qui 
a  ses  racines  dans  le  passé.  On  ne  brise 
pas  impunément  la  chaîne  qui  lie  à  l'ave- 
nir les  temps  qui  ne  sont  plus. 

La  réaction  qui  a  lieu  contre  le  code 
draconien  ne  peut  être  momentanément 
apaisée  que  par  le  thaumaturge  Epimé- 
nide.  Il  faut  qu'un  législateur  sage  et  mo- 
déré soit  appelé  par  le  peuple  le  plus 
passionné  et  le  plus  léger  à  lui  donner 
des  institutions  qui  ne  choquent  ouver- 
tement aucun  des  intérêts  des  diverses 
classes  de  l'Etat  et  soient  entre  elles  une 
habile  transaction.  Solon  est  chargé  de 
cette  œuvre  difiicile. 

Une  fatale  imprévoyance  ou  les  exigen- 
ces insensées  de  ses  concitoyens  le  con- 
duisent à  d'immenses  concessions  envers 
la  démocratie.  Si  d'un  côté  il  restaure 
l'Aréopage,  s'il  donne  aux  trois  premiè- 
res classes  de  l'État  les  magistratures  po- 
litiques et  administratives  ,  d'un  autre 
côté,  il  appelle  la  quatrième  et  dernière 
classe  à  concourir  aux  jugemens  des  cri- 
mes d'État.  C'était  livrer  à  la  popuiace 
ranlu|ue  prérogative  du  sacerdoce  et  du 
patricial;  c'était  ravaler  la  justiceaurang 
d'un  instrument  d'arbitraire  placé  entre 
les  in.nns  des  i>lus  basiÇjS  passions,  Alors 


PAR  M.  ALBERT  DU  BOYS. 


27 


les  partis  ne  cessent  de  s'arracher  mu- 
tuellement le  pouvoir  :  la  tyrannie  de 
Pisistrate  s'établit  sous  les  yeux  môme  de 
Solon;  puis  l'oligarchie  domine  sous  les 
trente  tyrans;  Périclès  fonde  le  despo- 
tisme sur  la  corruption,  qu'il  déguise  par 
l'élégance  des  arts  et  le  charme  de  la  pa- 
role; plus  tard,  la  démagogie  rè^ne  avec 
Cléon,  le  vil  adulateur  des  passions  po- 
pulaires ;  enfin  ,  Philippe  et  Alexandre 
sèment  l'or  à  pleines  mainsdans  l'Agora  , 
et  achètent  les  orateurs  d'Athènes,  qui 
vendent  leur  patrie  après  s'être  vendus 
eux-mêmes. 

Épouvantés  des  excès  et  de  l'instabilité 
des  gouvernemens  populaires,  la  plupart 
des  philosophes  soupirent  après  le  régime 
monarchique-  Platon  désire  un  tyran  aidé 
d'un  bon  législateur  ;  Stobée  demande  un 
sage  sur  le  trône. 

On  ne  comprendrait  pas  qu'un  peuple 
pût  supporter  pendant  une  si  courte  exis- 
tence tant  de  révolutions  et  de  calamités, 
si  la  légèreté,  qui  était  la  première  cause 
de  ses  maux,  n'en  avait  été  en  même 
temps  le  remède.  Les  Athéniens  étaient 
des  enfans  que  des  hochets  disiraient  des 
plus  grandes  douleurs.  Les  persécutions 
lyranniques  ,  les  guerres  intestines  ,  les 
massacres  des  factions  rivales  étaient  à 
peine  suspendus  par  des  trêves  de  quel- 
ques jours  ;  de  riantes  solennités  se  pré- 
sentaient, et  on  s'y  livrait  avec  l'ivresse 
de  la  joie  et  l'enthousiasme  de  la  supers- 
tition. Pendant  la  guerre  sanglante  du 
Péloponèse,  on  célébrait  des  fêles  sur  des 
débris  encore  fumaiis  ;  l'athlète  du  jour 
faisait  oublier  le  héros  de  la  veille  ;  une 
palme  remportée  aux  olympiques  conso- 
lait d'une  défaite;  pour  de  tels  peuples, 
les  grandes  douleurs  n'avaient  rien  de 
bien  sérieux,  rien  ne  pénétrait  profondé- 
ment dans  ces  cœurs  et  ces  imaginations 
mobiles. 

Rome  se  présente  dans  l'histoire  avec 
une  altitude  plus  grave  et  une  phy- 
sionomie plus  sévère.  Son  berceau  est 
placé  entre  les  terreurs  de  la  sombre  re 
ligion  des  Étrusques  et  les  niAles  exerci- 
ces de  la  guerre.  Elle  s'élève  obscuré- 
ment, à  l'ombre  du  foyer  domestique, 
où  règne  le  père  de  famille.  Elle  est  pa- 
tiente, parce  qu'elle  a  foi  en  son  immor- 
talité. Elle  croit  devoir  durer  autant  qtic 
lerocher  duCapiiole.  Dans  ses  évolutions 


sociales  ,  elle  procède  avec  lenteur. 
Comme  l'a  fait  depuis  l'aristocratie  an- 
glaise ,  le  patriciat  romain  dispute  pied  à 
pied  les  prérogatives  civiles  et  politiques 
au  peuple  qui  veut  y  participer.  Jamais 
il  ne  va  au  devant  d'une  concession  ;  il 
résiste,  il  élude,  il  ajouî-ne,  et  ne  flé- 
chit que  devant  une  insurmontable  né- 
cessité. 

«  Il  faudra  ,  dit  Michelet ,  plus  de  deux 
cents  ans  aux  Latins ,  aux  plébéiens ,  pour 
monter  dans  la  cité  -,  deux  cents  ans  pour 
les  Italiens;  trois  cents  ans  pour  les  na- 
tions soumises  à  l'empire.  » 

Le  caractère  oriental  et  primitif  est 
plus  fortement  empreint  dans  l'histo  re 
de  Rome  naissante  que  dans  celle  de  la 
Grèce.  Le  patriarchat  s'y  montre  uni  au 
sacerdoce.  Le  père  de  famille  conserve 
dans  la  vieille  Étrurie  les  traditions  de  la 
religion  et  de  son  pouvoir  sous  l'emblème 
d'un  certain  nombre  de  mystérieuses  for- 
mules. Lacité  se  compose  de  l'agrégation 
de  ces  pères  de  famille. 

Leur  pouvoir  y  reste  long-temps  fort  et 
incontesté,  et  c'est  là  le  plus  grand  an- 
tagonisme qui  existe  entie  la  constitu- 
tion romaine  et  la  constitution  athé- 
nienne. 

Pendant  qu'à  Rome  le  père  avait  le  droit 
de  vie  et  de  mort  dans  toute  son  étendue; 
à  Athènes ,  le  père  avait  seulement  ,  à 
l'égard  de  son  enfant,  la  faculté  de  ne  pas 
l'accepter  comme  membre  de  la  famille. 
S'il  ne  le  levait  pas  de  terre  au  moment 
où  il  sortait  des  entrailles  maternelles,  il 
exprimait  par  là  que  le  nouveau-né  de- 
vait être  vendu  comme  esclave.  Il  pouvait 
aussi  répudier  ou  désavouer  son  lils  en- 
core mineur.  C'était  le  bannissement  de 
la  famille  substitué  à  la  peine  capitale. 

A  l'âge  de  vingt  ans(t),  lejeune  Athénien 
était  inscrit  dans  la  phratrie,  et  dès  l'in- 
stant où  il  faisait  ainsi  son  premier  pas 
dans  la  cité,  il  était  émancipé  ,  affranchi 
de  toute  dépendance  dans  sa  famille  na- 
turelle. Il  pouvait  alors  se  marier  et  de- 
venir chef  (le  famille  à  son  tour. 

Le  père  n'héritait  pas  du  iils:  et  s'il 
avait  un  enfant  mâle ,  il  ne  pouvait  tester 
pour  le  priver  de  sa  succession.  Ainsi.  le 
droit   atlique  abolissait   re\Ii('r«^<!alion  , 

(1^  \  oir  la  Ss.  Il  de  la  dernière  leçon.  Mir  le  jujc- 
mcnt  de  Socrale. 


J» 


COURS  DE  DKOIT  CRIMIINEL, 


pir'lt5rail  oiivortcmeni  \c.  lils  aux  asceii- 
clans,  et  coiisacrail  à  son  ('^gard  le  prin- 
cipe d'anVaMchissmifnt  el  de  si^paratioii. 
Le  droit  romani,  au  contraire,  nous 
pr<îsente  le  pure  de  famille  comme  étant 
i\  la  fois  chof  lelif^ieux,  chef  f,'uerrier  et 
chef  polilii|i'L\  Tous  les  sceptres  sont  unis 
dans  sa  niani.  UansTenceintede  sonfoyer 
domosti(ine.  au\  pieds  de  ses  pénates,  il 
est  roi  absolu  ;  il  est  tyran.  Avec  la  ter- 
rible formule:  Sacer  csto  Pcnatibiis ,  il 
peut  frapper  de  mort  tout  membre  de  sa 
famille,  et  chacun  de  ses  arrêts  est  res- 
pecté comme  un  oracle. 

Alors  mêmeque  la  puissance  paternelle, 
soumise  à  des  lois,  recjoit  quelques  mo- 
difications, l'enfant  y  est  assujetti  depuis 
sa  naissance  jusqu'à  la  lin  de  sa  vie.  Le 
père  peut  le  mettre  à  mort,  le  vendre 
jusqu'à  trois  fois,  l'enchaîner  et  le  faire 
travailler  avec  ses  esclaves.  Le  iils  de  fa- 
mille a  beau  revêtir  la  robe  virile  ,  être 
promu  aux  premiers  emplois  de  la  cité  , 
il  est  toujours  mineur  à  l'égard  de  l'au- 
teur de  ses  jours.  Le  consul  Spurius  Cas- 
sius  est  jugé  et  exécuté  aux  pieds  des  La- 
res domestiques.  Vers  la  fin  de  la  répu- 
blique, un  complice  de  Catilina  est  pour- 
suivi et  mis  à  mort  de  la  même  manière. 
Dans  le  système  de  la  loi  attique  ,  le 
mari  est  un  protecteur  et  non  un  maître  ; 
au  lieu  d'achet»*r  sa  femme  par  une  somme 
d'argent  et  d'en  faire  sa  chose,  il  reçoit 
de  son  beau-père  une  dot  pour  subvenir 
aux  charges  communes  du  ménage.   Le 
mariage  ne  se  présente  pas  sous  la  forme 
exclusive  d'une  répudiation  de  la  part  du 
mari  :  la   femme  peut   accuser  le   mari 
aussi  bien  qu'être  accusée  par  lui  ;  elle 
trouve  auprès  des  tribunaux  justice  cl 
impartialité. 

Dans  la  loi  romaine  primitive,  la  femme, 
loin  d'être  l'égale  ou  tout  au  moins  la 
compagne  du  chef  de  famille  ,  est  consi- 
dérée comme  sa  propriété,  comme  sa 
chose.  Le  futur  époux  donne  en  signe 
d'achat  une  somme  d'argent  à  celui  (jui 
doit  être  son  beau  père;  puis,  avec  le  fer 
de  son  javelot,  il  partage  les  cheveux  de 
sa  fiancée  ,  lui  fait  gouler  le  gAleau  sacré, 
confarredlio  ,  et  la  fait  ensuite  asseoir  ù 
son  foyer;  de  la  sorte,  tout  se  passe  sans 
le  consenlem«'nl  de  la  femnn'.  D'une  part, 
il  y  a  tradition;  «le  l'autre  acquisition  et 
prise  de  possession.  Après  la  (.vfifarrca- 


tio,  parait  une  autre  forme  de  mariage 
appelée  voeniptio  :  cette  forme  nouvelle 
est  un  progrès  évident  vers  un  adoucis- 
sement de  mœurs.  Elle  exige  le  consen- 
tement mutuel  des  époux,  et  reconnaît 
par-là  à  la  femme  le  droit  de  vouloir  et 
de  choisir  ;  elle  ne  la  considère  plus 
comme  Tinstrument  passif  de  la  généra- 
tion et  de  la  perpétuité  de  la  famille; 
mais  alors  encore  la  mère  de  famille  n'est 
considérée  que  comme  la  sœur  de  son  lils, 
erat  mulier  mater-familias  viroLoco  (iUœ. 
Une  fois  qu'elle  était  entrée  dans  la  mai- 
son conjugale ,  le  mari  devenait  son  maî- 
tre et  son  juge;  il  pouvait  la  mettre  à 
mort,  non  seulement  dans  le  cas  de  vio- 
lation de  la  foi  conjugale ,  mais  pour  des 
motifs  légers;  par  exemple,  lorsqu'elle 
avait  bu  du  vin  et  dérobé  les  clefs. 

A  Rome,  l'autorité  du  père  s'étendait 
sur  tous  les  membres  inférieurs  de  la  gc/z^, 
sur  les  cliens  et  les  colons  qui  s'étaient 
groupés  sous  la  protection  de  sa  lance  et 
de  ses  Pénates. 

Adversàs  hosteni  œterna  aiictoritas 
csto.  Ilostis  ,  Iiospes,  c'était  l'étranger 
accueilli  en  vertu  du  droit  d'asile.  La  ville 
de  Komulus  fut  fondée  sur  le  droit  d'a- 
sile, comme  celle  d'Athènes,  où  nous 
avons  vu  Orcste  embrasser  en  suppliant 
les  autels  de  Minerve. 

L'étranger  à  Rome  devait  s'agréger  à 
une  famille  et  se  soumettre  à  la  sainte  et 
imprescriptible  autorité  d'un/Jc/e. 

Ainsi,  quiconque  avait  ley'a^  Quiritiurn, 
le  droit  de  la  lance  et  du  sacrifice,  exer- 
(jait  une  sorte  de  royauté  religieuse  et 
armée  dans  le  cercle  de  la  famille  agrandi 
par  la  loi. 

Les  pères  réunis  sous  le  nom  de  Quintes, 
formaient  le  sénat,  présidé  par  le  roi  ; 
dans  leurs  assemblées  générales  ,  ils  ju- 
geaient les  crimes  d'État  et  le  petit  nom- 
bre de  délits  que  chaque  père  de  famille 
ou  patron  ne  voulait  pas  réprimer  lui- 
même  parmi  les  gens  de  sa  famille.  La 
formule  de  jugement  public  contre  le 
criminel  condamné  était  celle-ci  :  Saccr 
esio  Jovi  Capitolino.  Toujours  la  pu- 
nition du  coupable  se  présente  sous 
la  forme  d'une  expiation  sacrée.  Dans 
l'enceinte  du  foyer  domestique  ,  sa  tête 
est  dévouée  aux  dieux  Pénates;  dans  la 
cité,  elle  est  dévouée  à  Jupiter, le  dieu 
prolecteur  de  la  patrie,  Lç  père  condamne 


PAR  M.  ALBERT  DU  BOYS. 


29 


pour  repousser  loin  de  lui  et  de  sa  fa- 
mille la  solidarité  du  crime  commis  ;  le 
sénat  condamne  pour  que  cette  solidarité 
ne  vienne  pas  atteindre  l'État  qu'il  gou- 
verne et  représente. 

Quant  aux  délits  que  les  chefs  de  fa- 
mille commettent  les  uns  envers  les  au- 
tres, il  n'y  a  contre  eux,  dans  le  principe, 
aucune  autorité,   nulla  auctoritas.   La 
curie  peut  (1)  seulement  déclarer  qu'ils 
ont  mal  fait ,  improbe  factum.  Cette  im- 
punité est  une  espèce  d'autorisation  don- 
née aux  patriciens  de  se  venger  person- 
nellement. La  vengeance  privée  se  pré- 
sente ici  comme  une  prérogative  de  caste, 
de  même  que  le  duel  fut  dans  le  moyen 
âge  le  privilège  de  la  noblesse.  Que ,  si 
après  quelque  forfait  inexpié,  de  grands 
malheurs  viennent  menacer  la  patrie  , 
alors  un  àesphres  doit  se  dévouer;  à  dé- 
faut du  coupable,  l'innocent  paie  la  dette 
de  l'expiation.  Curtius  se  précipite  dans 
le  gouffre  sacrée  Décius  se  jette  au  milieu 
des  bataillons  ennemis. 

Ces  hauts  privilèges  du  patriciat  ne  du- 
rent pas  toujours.  Par  suite  de  la  chute 
des  Tarquins  et   du  parti  étrusque  ,   le 
caractère  religieux  qui  dominait  chez  les 
pères  conscrits  fait  place  à  un  caractère 
plus  spécialement  guerrier.  Les  combats 
endurcissent  les  âmes.  Le  patriciat,   en 
quittant  le  liluiis  augurai  pour  le  glaive 
et  le  javelot,  devient  de  plus  en  plusdur, 
farouche,  despotique.  Le  patron  se  trans- 
forme en  tyran.  Des  lois  atroces  sont  por- 
tées en  faveur  des  créanciers  patriciens 
contre  les  cliens  leurs  débiteurs;  les  ri- 
gueurs de  la  discipline  militaire  contre 
les  (2)  plébéiens  enrôlés  sous  le  drapeau, 
font  place  à   des  rigueurs  plus  grandes 
encore  dans  le  repos  de  la  paix.  Le  peu- 
ple se  lasse  et  se  soulève;  il  se  retire  en 
niasse  sur  le  mont  Aventin,  hors  de  l'en- 
ceinte sacrée  de  la  cité.  Ln  se  réunissant, 
il  s'est  compté  et  il  a  compris  sa  puis- 
sance. Celte  révolte  pacifique,  Cf'tle  sc- 
ce^sio»  jette  la  terreur  chez  les  patriciens. 
Les  Yolsqucs,  qui  habitaient  à  quelques 
lieues  de  Home,  s'approchent  et   mena- 
cent les  remparts.    Le  patriciat  a  baissé 
sa  fierté;  il   négocie,    il  transige:  il  est 

(1)  Mictielel ,  llisloire  romaine. 

(2)  Voir  los  pages  lôo  ,  l^iG  et  suivnnk'S  du  1'' 
vol.  Ue  VUisUHtc  romaine  de  M.  Micbolei. 


obligé  de  faire  des  concessions;  il  aban- 
donne une  partie  de  son  autorité  et  de  sa 
juridiction  antique  :  le  tribunal  s'élève 
et  siège  sur  le  seuil  où  les  Quirùtes  gou- 
vernaient mystérieusement  et  sans  con- 
trôle. La  barrière  tombe  entre  le  peuple 
et  l'aristocratie.  Une  immense  révolution 
commence  et  s'accomplit  peu  à  peu  dans 
le  cours  des  siècles. 

Cependant,  malgré  la  création  du  tri- 
bunal, les  Quirites,  retenant  exclusive- 
ment la  connaissance  des  formules  sa- 
crées, sacra  pri^ata  et  pubUcaj  peuvent 
seuls  juger  et  appliquer  la  loi .  et  les  dé- 
lits qui  échappent  aux  attributions  du 
père  de  famille  siégeant  au  foyer  domes- 
tique, retombent  dans  celles  des  consuls, 
ensuite  des  questeurs  et  des  décemvirs, 
puis  enlin  des  préteurs  qui  siègent  assistés 
de  quelques  patriciens  au  foyer  de  la 
cité. 

On  sait  quelle  fut  dans  les  premiers 
siècles  la  puissance  de  la  forme  emprun- 
tée principalement  au  droit  augurai  des 
Étrusques.  Quelquefois,c'étaient  des  sym- 
boles muets  employés  par  le  père  de  fa- 
mille, comme  quand  il  simulait  un  combat 
pour  disputer  la  possession  d'un  fonds. 
D'autresfois,  c'était  l'emploi  d'une  langue 
mystérieuse  et  sacrée  dans  les  actes  de  la 
vie  privée  et  publique. 

La  connaissance  du  droit  était  donc 
indissolublement  unie  à  celle  de  la  reli- 
gion ;  et  en  la  gardant  comme  un  privilège 
héréditairement  transmis,  les  patriciens 
conservaient  sous  plusieurs  rapports  leur 
antique  suprématie.  Les  tribuns  avaient 
obtenu  que  la  loi  lût  votée  dans  les  as- 
semblées populaires  par  tribus  .  et  ils 
avaient^arraché  ainsi  aux  pères  conscrits 
une  partie  de  leur  pouvoir  législatif  ; 
mais  ceux-ci ,  toujours  chargés  de  l'ap- 
pliquer comme  juges,  comme  adminis- 
trateurs, comme  chefs  militaires,  avaient 
la  faculté  de  l'annuler  ou  de  la  laisser 
tomber  en  désuétude. 

Les  plébéiens  de  Uome  ne  pouvaient 
pas  se  contenter  du  litre  de  souverains 
législatifs  au  forum  quand,  aux  pieds  des 
tribunaux  des  patriciens,  ils  n'étaient  pas 
même  des  personnes  civiles;  ils  voulurent 
ù  toute  forcesorlirdecellesilualion  con- 
tradictoire, et  linirent  par  obtenir  qu'on 
rédigerait  une  constitution  écrite  (jui  leur 
rendit  accessible  la  conuais^aiiccdu  droit 


9Ù 


œuns  DK  nnoTT  criminel, 


et  leur  donnât  une  pince  définitive  dans 
la  cité.  On  conila  d'abord  cette  mission 
législative  à  dix  st^nateiirs  choisis  parmi 
les  plus  inshiiits.  les  plus  t'tjuii.ibles  et 
les  plus  populaires.  Appius.  le  plus  cé- 
lèbre d'entre  eux,  domina  bientôt  sescol- 
lèi^ues ,  soit  parle  despotisme  de  son 
caractère,  soit  par  la  supériorité  de  ses 
connaissances.  11  se  lit  l'instrument  du 
mouvement  démocratique .  comme  on 
voit  des  loids  d'Anf,'leterre  se  mettre  à  la 
tête  du  parti  radical  :  il  fut  prorogé  dans 
sa  charge  de  décemvir.  et  l'adjonction  de 
quelques  plébéiens  qu'on  lui  donna  en 
cette  qualité  comme  coopérateurs  ne  fit 
que  l'ailler  à  achever  son  ouvrage  suivant 
l'esprit  dont  il  avait  voulu  l'empreindre. 

Les  républiques  de  l'antiquité  .  quand 
elles  ont  voulu  se  donner  un  corps  de 
lois  ,  ont  toujours  déposé  leur  pouvoir 
entre  les  mains  d'un  homme  ou  de  quel- 
ques hommes  renommés  pour  leur  sa- 
gesse ou  leur  profonde  science.  Cette 
marche  est  indiquée  par  l'impossibilité 
de  rédiger  un  Code  quelconque  dans  une 
réunion  populaire  ou  même  dans  une 
assemblée  délibérante  assez  nombreuse. 

Le  Code  dont  Appius  fut  le  principal 
rédacteur,  est  connu  sous  le  nom  de  Loi 
des  Dcnze  Tables.  Ce  monument  législa- 
tif ne  nous  est  pas  parvenu  en  entier  ; 
nous  n'en  avons  que  quelques  fragmens 
recueillis  çà  et  là  dans  des  citations  de 
divers  auteurs.  La  science  des  Alle- 
mands (I)  a  essayé  de  faire  un  corps  com- 
plet avec  ces  membres  épars  et  mutités. 
Dt'lachons  à  notre  tour  de  cette  recom- 
position patiente  les  débris  incohérens 
qui  pourront  nous  servir  à  construire 
l'hi'^toire  du  droit  criminel  chez  les  Ro- 
mains. 

Une  partie  de  la  Loi  des  Douze  Tables 
ne  fait  que  conserver  par  écrit  d'ancien- 
nes coutumes  usitées  depuis  long-temps 
dans  la  république.  On  y  retrouve  les  tra- 
ces d'une  civilisation  encore  informe, 
qui  substitue  nue  procédure  ^  d^ini  sau- 
vage, mais  régulière  .  au  terrible  droit  de 
la  vengeance  personnelle.  L'offensé  ne 
peut  plus  tendred'embuchesh  l'offenseur, 
la  nuit  ,  au  détour  du  chemin  :  l'emploi 
de  la  force  lui  est  ''2)  permis;  mais  il  ne 

(1)  Voir  le  travail  de  Dirkscn  sur  ce  6uiel. 
'2^  Doinde .  manus  .  iDJeclio  .  eslo  •  in  .  jus .  ducilo. 
Frac.  2  ,  icrtia  labula. 


doit  en  faire  usage  que  pour  amener  son 
ennemi  devant  le  juge,  et  pour  récla- 
mer en  pleine  place  publique,  au  grand 
jour  ^1),  la  réparation  de  l'outrage  ou 
du  tort  qui  lui  a  été  fait;  il  peut  même 
demander  main-forte  à  des  témoins  pour 
contraindre  le  récalcitrant  à  se  présenter 
devant  la  justice:  il  lui  doit  un  cheval, 
s'il  est  malade,  mais  pas  de  litière.  La 
lutte  judiciaire  se  rapprochera  le  plus 
possible ,  dans  sa  forme  et  dans  ses  effets , 
de  la  lutte  physique  qu'elle  est  appelée  à 
remplacer.  Ce  sera  un  véritable  com- 
bat (2) ,  où  le  vaincu  ,  s'il  ne  peut  se  ra- 
cheter, appartiendra  au  vainqueur. 

Celte  étrange  procédure  est  également 
applicable  au  civil  et  au  criminel  ,  au 
débiteur  et  au  délinquant  :  il  semble 
monstrueux  au  premier  abord  que  les 
obligations  ejc  contracta  et  ex  delicto 
soient  mises  sur  la  même  ligne,  et  que 
leur  violation  entraîne  des  elfets  sembla- 
bles. D'après  nos  idées  modernes,  il  n'y 
a  aucun  rapport  entre  un  contrat  privé 
qui  lie  deux  citoyens,  et  la  dette  du  cri- 
minel envers  la  société  dont  il  a  troublé 
l'ordre.  Mais  dans  les  idées  des  siècles  hé- 
roïques et  à  demi  civilisés,  celui  qui  a  por- 
té atteinte  à  la  fortune  ou  à  la  vie  d'un  ci* 
toyen  est  censé  n'avoir  commis  qu'une  of- 
fense privée  dont  la  réparation  doit  être 
poursuivie,  non  par  la  société,  mais  parle 
ciioyen  lésé  ou  par  sa  famille.  Les  conspi- 
rations contre  l'Etat  ou  les  délits  contre 
la  religion  sont  seuls  qualifiés  crimes  so- 
ciaux. D'ailleurs,  comme  le  meurtrier 
peut  se  racheter  par  une  composition 
pécuniaire,  tout  se  résout  pour  lui  comme 
pour  ledébiteuren  unequesliond'argent  : 
à  défaut  de  la  somme  exigée  ou  due ,  l'un 
et  l'autre  sont  tenus  d'abandonner  leur 
personne  à  l'offensé  ou  au  créancier  dont 
les  réclamations  sont  reconnues  fondées 
par  la  justice. 

Entendez  maintenant  l'inflexible  Loi 
des  Douze  Tables  dire  au  vainqueur  ju- 
diciaire quel  usdge  il  doit  faire  de  son 
triomphe  : 

«  Que  le  riche  réponde  (3)  pour  le  riche; 

(l)  Solis  .  occasus  .  suprenia  .  leojpeslaâ  .  eslo. 
Fr.  î>,  prima  tabula. 

['!)  Si  .  qui  .  in  .  jure  .  minum  .  ronserunt.  Tit.G, 
fr.  .;. 

(.')  Fr.  I.  .4s*i<tiio  .  vinJcx  .  ;issidtius  .  Cîto,  — Pro- 
lelario  .  quisquis  .  i^olet  .  viDdex  .  este. 


PAR  M.  ALBERT  DU  BOYS. 


31 


I  pour  le  prolétaire,  qui  voudra 

t  L'affairejugée,  trente  jours  de  délais 

«  S'il  ne  satisfait  au  jugement;  si  per- 
«  sonne  ne  répond  pour  lui ,  vous  l'em- 
t  mènerez  attaché  avec  des  chaînes  qui 

<  pèseront  quinze  livres  ;  moins  de  quinze 
a  livres,  si  vous  voulez.  —  Que  le  prison- 
«  nier  vive  à  ses  propres  frais-  sinon, 
«  donnez-lui  une  livre  de  farine  ou  plus, 

<  à  votre  volonté  (1).  »  Ainsi,  la  loi  veut 
bien  fixer  un  maximum  de  rigueurs  dont 
elle  permet  au  vainqueur  de  ne  pas  se 
prévaloir.  Continuons  : 

«  S'il  ne  s'arrange  point,  tenez-le  dans 
«les  liens  soixante  jours;  cependant, 
c  produisez-le  en  justice  par  trois  jours 
i  de  marché,  et  là,  publiez  quelle  est  la 
f  quotité  de  la  somme  due  (2).— Au  troi- 
I  sième  jour  de  marché  ,  le  coupable 
t  sera  mis  à  mort,  ou  bien  on  pourra 
I  l'aller  vendre  à  l'étranger  au-delà  du 
I  Tibre.  Si  plusieurs  ont  gagné  le  procès 
«contre  lui,  ils  peuvent  couper  et  se 
«  partager  son  corps;  s'ils  coupent  plus 
«  ou  moins,  sans  fraude,  qu'ils  n'en  soient 
f  pas  responsables  (3)  !  > 

Ce  dernier  paragraphe  est  tellement 
révoltant,  que  la  plupart  des  commenta- 
teurs l'ont  entendu  dans  un  sens  figuré  ; 
ils  ont  cru  qu'il  s'agissait  du  prix  auquel 
le  malheureux  captif  serait  vendu,  et  non 
de  son  corps  même;  ils  ignoraient  jus- 
qu'où a  pu  aller  la  barbarie  humaine;  ils 
ne  savaient  pas  combien  la  vengeance 
privée  était  implacable  et  difficile  à  as- 
souvir. Les  temps  héroïques  touchent  à 
ceux  des  sacrifices  humains;  les  peuples 
ne  remontent  à  la  civilisation  que  par  un 
chemin  de  sang  et  de  larmes. 

(1)  Tertia  lab.  ,  fragm.  I.  — Rébus  .  jure  .  ju- 
dicalis  .  triginta  .  (lies  .  justi  .  sunlo. 

Fr.  .">. — Ni .  judicatum  .  facit .  aul  .  quips  .  endo  . 
em  .  jure  .  yindicit .  secum  .  ducito  .  vincito  .  aut . 
nervo  .  aul  .  compedibus  .  quindecim  .  pondo  .  ne. 
majore  .  aut .  si  .  volet .  minore  .  vinrito. 

(2)  Fr.  a.  —  Ëral  jus  inlerca  paciscendi  :  ac  ,  nigi 
pacli  forent,  habobaniur  in  vincuHs  dies  sexaginla  ; 
inlcr  eus  dies  Irinis  nundinis  conlinuis  ad  praUorem 
in  roncilium  proilucebanlur  ,  quantirque  pecuniic  ju- 
dirali  essont  prccdicabatur. 

(3)  Fr.  6.  —  ïerliis  aulora  nundinis  oapite  po»- 
nas  dabant,  aut  trans  Tiberim  percgre  vonuniibant. 
Si  plurcs  forent ,  quibus  rcus  csset  judicatus  ,  secarc 
si  vellenl  atque  partiri  corpus  addicli  sibi  hoininis 
permiseruut.  Teriiis  nundini.s  parles  sccauto.  Si  plus 
niinusve  secueiunt,  &q  fraude ,  eilo. 


J'émettrais  donc  au  moins  un  doute 
sur  la  manière  dont  cette  loi  devait  être 
interprétée  dans  les  siècles  reculés  où 
elle  n'était  encore  qu'une  coutume  peu 
écrite.  Plus  tard,  je  pense  en  effet  que 
l'adoucissement  des  mœurs  la  modifia  et 
la  rendit  telle  que  les  commentateurs 
l'ont  comprise.  Ce  fut  un  progrès  sem- 
blable à  celui  qui  s'opéra  ,  quand  .  au 
lieu  d'égorger  les  prisonniers  de  guerre, 
on  se  contenta  de  les  réduire  en  escla- 
vage. 

La  pénalité  tirée  des  anciennes  coutu- 
mes est  d'une  sévérité  atroce.  La  peine 
de  mort  y  est  prononcée  contre  ceux  qui 
mettent  le  feu  à  une  maison  ou  à  un  tas 
de  blé  placé  près  d'une  maison,  contre 
ceux  qui  dérobent  les  fruits  ou  la  moisson 
d'autrui,  qui  envoient  pendant  la  nuit 
leurs  troupeaux  dans  le  champ  d'un  voi- 
sin; leur  supplice  consiste  à  être  pendu 
aux  autels  de  Cérès.  Celui  qui  la  nuit 
coupe  l'arbre  de  son  voisin  ,  doit  payer 
vingt-cinq  livres  d'airain  ;  pour  quicon- 
que chante  des  vers  impies,  le  poison. 
Les  patriciens  conservent  encore  ou  éta- 
blissent la  peine  de  mort  contre  ceux  qui 
font  des  chansons  diffamantes  ou  fout 
partie  d'attroupemens  nocturnes.  Les 
plébéiens  à  leur  tour  obtiennent  des  ga- 
ranties contre  les  patriciens  oppresseurs. 
Si  le  patron j  dit  la  loi,  machine  pour 
nuire  au  client  ,  que  sa  tcte  soit  dé^'ouéc. 
Fatronus  si  clicnti  fraudein  fecerit,sacer 
esto.  La  terrible  formule  retombe  sur  ceux 
qui  eu  ont  tant  abusé.  Ce  n'est  pas  tout,  le 
patricien  conserve  le  pouvoir  judiciaire  : 
il  ne  faut  pas  qu'il  puisse  violer  impuné- 
ment l'équité  dans  l'exercice  de  ces  sain- 
tes fonctions.  Aussi  la  loi  décide  que 
le  juge  suborne  est  puni  de  mort,  le 
faux  témoin  précipité  de  la  tvche  Tar- 
péienne  {\).  De  la  sorte,  les  clieiis  ou 
membres  de  la  gens  que  le  patron  ap- 
pellera à  se  parjurer  pour  lui  ,  seront 
dans  l'alternative  ou  des  vengeances  de 
leur  chef,  ou  des  supplices  infligés  par  le 
législateur. 

Au  resie,  la  seconde  partie  de  la  Loi 
des  Douze  /V/i'/cv  contient  rétablissement 
d'une  institution  destinée  à  corriger  dans 
l'exécutiou  l'atrocité  des  lois  pénales.  On 
voit  dans  le  titre  l.V  que  le  dioil  est  donne 

(I)  Aulu-Gelle,  lib.  i ,  c.  1. 


32 


COURS  DE  DROIT  CRIMINEL, 


au  peuple  de  nommer  (1)  des  quesleurs 
pris  parmi  les  patriciens  ,  et  charj^t^s  de 
présider  au  jn^MMueiit  de  tout  crimi^  ein- 
porlaiU  la  peine  capitale;  ces  ijucsteurs 
étaient  appelés  questeurs  de  parricides. 
Le  peuple  peut  nn^me  se  démettre  du 
privilé:;e  de  connaître  (2)  des  crimes 
d'État,  et  en  renvoyer  l'instruction  et  le 
ju^'enient  aux  questeurs  qu'il  nommait 
spécialement  pour  chacune  de  ces  af- 
faires. 

L'institution  des  (;uesteurs  semble  avoir 
eu  pour  but,  au  moins  transitoire,  de 
poser  une  limite  à  la  redoutable  autorité 
des  décemvirs,  qui,  revêtus  du  pouvoir 
exécutif  et  législatif,  tendaient  encore  à 
envahir  en  entier  le  pouvoir  judiciaire. 
Cette  réunion  de  pouvoirs  devait  en- 
gendrer, ainsi  qu'on  le  vit  en  effet ,  la 
plus  monstrueuse  tyrannie.  Le  peuple 
voulut  avoir  des  garanties  contre  l'arbi- 
traire, du  moins  lorsqu'il  s'agissait  des 
crimes  les  plus  graves  et  des  peines  les 
plus  fortes;  il  voulut  même  une  arme 
dont  il  put  user  au  besoin  contre  les  dé- 
cemvirs eux-mêmes,  s'ils  devenaient  in- 
justes et  oppresseurs.  Appius,  qui  voulait 
flatter  le  peuple  pour  le  dominer  et  pour 
dominer  par  lui  le  sénat,  consentit  faci- 
lement à  ce  démembrement  de  son  auto- 
rité. Il  espérait  toujours  exercer  une 
immense  influence  sur  le  choix  des  ques- 
teurs et  sur  la  conduite  de  l'instruction 
qui  leur  serait  confiée.  Il  arriva  pourtant 
qu'après  la  réaction  politique  qui  le  pré- 
cipita du  faîte  des  honneurs  ,  il  fut  vic- 
time du  pouvoir  judiciaire  (o)  qu'il  avait 
réservé  au  peuple. 

Çuœstorcs  vient  de  fiun'siio  ,  instruc- 
tion ,  information.  Les  questeurs  étaient 
donc  principalement  considérés  comme 
juges  d'instruction.   Tout  ce  qui  se  rap- 

(1)  !..  II,  ,2ô,  De  (trig.jar.;  et  Cicer.  De  Re- 
publ.,  lib.  Il,  c.  31,  edil.  Aogelo  Wai.  —  ijueeslores 
consliluebanlur  à  populo,  qui  capitalibus  rthus  pra*- 
essenl  :  iii  appt'iljbanlur  quiiilorcs  parricidii  ,  clc. 

(2)  La  ngle  généralo  pos»;e  par  les  xii  labiés  était 
qae  le  parriridiutn  w  [louvail  être  jugé  que  par  le 
peuple  dans  les  comices  des  centuries.  CVji  sans 
doute  une  des  concessions  (jue  Ot  Appius  aux  pic- 
béiens  pour  se  rendre  populaire. 

(."5)  Il  se  tua  dans  sa  prison  pour  éviter  la  peine 
capitale.  Hans  celte  rirronstani  c  ,  le  peuple  ne 
nomma  pas  de  questeurs ,  et  exerçti  ses  fondions 
judiciaires  par  &C3  iribuDs  cl  par  luimOme. 


portait  à  l'information  judiciaire  était 
de  leur  compétence.  C'étaient  eux  qui 
présidaient  (1)  à  la  torture,  depuis  appe- 
lée (jHcslion  :  la  torture  était  regardée 
comme  inséparable  de  toute  instruction 
en  matière  de  crime  capital  ;  elle  ne  se 
donnait  qu'aux  esclaves. 

Dans  l'ancieime  Rome,  les  maîtres  eux- 
mêmes  pouvaient  donner  la  question  à 
leurs  esclaves,  en  vertu  de  la  juridiction 
du  pouvoir  paternel.  Ils  convoquaient 
leurs  amis  et  leurs  hôtes  au  foyer  de  fa- 
mille, devant  les  Lares  domestiques,  et 
là  ils  procédaient  au  moyen  de  la  tor- 
ture (2)  à  leurs  investigations  judiciaires. 

On  dressait  procès-verbal  des  réponses 
qui  étaient  faites  par  les  malheureux  pa- 
tiens,  on  le  faisait  signer  par  les  témoins, 
puis  on  fermait  soigneusement  les  ta- 
blettes où  il  était  écrit,  pour  ne  le  pro- 
duire qu'au  jour  du  jugement. 

Après  l'établissement  des  quesleurs,  la 
question  ordonnée  en  justice  se  donnait 
publiquement  au  milieu  du  Forum. 

La  question  fut  soumise  plus  tard  à  de 
nouvelles  règles  lors  de  l'institution  des 
préteurs.  JNous  reviendrons  dans  le  cours 
de  cette  histoire  sur  cet  important  sujet. 

L'établissement  d'une  magistrature  spé. 
ciale  nommée  par  le  peuple  pour  les  cri- 
mes capitaux,  marque  une  ère  nouvelle 
dans  la  procédure  romaine.  Les  crimes 
commis  par  les  cliens  des  sénateurs 
échappent  à  la  juridiction  du  chef  de  fa- 
mille pour  tomber  dans  celle  du  ques- 
teur ;  ceux  commis  par  les  pères  con- 
scrits n'ont  pas  le  privilège  de  l'impu- 
nité ,  la  loi  ne  fait  plus  acception  (3)  de 
personnes,  pas  plus  pour  protéger  que 
pour  condamner,  i.nhn  le  meurtre  et 
l'assassinat  ne  sont  plus  abandonnés  aux 
poursuites  privées,  régularisées  seule- 
ment par  une  espèce  de  visa  judiciaire. 
Ces  crimes  sont  compris  sous  (À)  le  nom 
générique  de  parricidiuni.  Les  compo- 
sitions pécuniaires  ne  sont  plus  arbitrai- 
res :  elles  sont  réglées  pour  toutes  les 
circonstances  graves.  Dans  le  cas  de  la 

f  l)  Sigonius  ,  De  J urc  italien. 

{'!)  Voyez  la  v  leron  ,  p.  I08  ,  t.  vu. 

(.")  T.  i),  fr.  1.  Vêlant  xii  tabula*  leges  pnvis  ho- 
minibus  irrogari.  Cicvro  ,  pro  dçmu  tua, 

(i)  Il  parait  cependant  que  la  connaissance  de  ces 
crimes  oc  fut  ùléc  aux  décemvirs,  puis  aux  consuls, 
qui:  lors  de  l'iDSlilulion  dcâ  préteurs. 


PAR  M.  ALBERT  DU  BOYS. 


33 


rupture  d'un  membre ,  la  vieille  loi  du  J  devait  se  présenter  nu  ,  les  reins  ceints 
talion  (1)  est  applicable,  711  c^^/;^eo7?^^5Cf7^ 
s'il  n'y  a  pas  d'arrangement  ;  et  un  peu 
plus  loin,  l'indemnité  est  fixée  à  trois 
cents  «s  s'il  s'agit  d'un  homme  libre,  à 
cent  cinquante  s'il  s'agit  d'un  esclave  (2). 
Il  semble  qu'il  y  a  un  progrès  immense  à 
compter  l'esclave  pour  la  moitié  de  la 
valeur  d'un  homme  libre,  et  à  lui  don- 
ner des  protections  légales.  Cependant 
cette  amende  était  peut-être  instituée  en 
faveur  du  maître,  dont  les  intérêts  étaient 
lésés  par  l'incapacité  de  travail  de  son 
esclave.  Pour  un  autre  genre  de  délit  con- 
tre les  personnes,  les  injures,  la  compo- 
sition pécuniaire  est  fixée  à  vingt-cinq 
livres  d'airain  (3). 

La  procédure  criminelle  et  la  pénalité 
relatives  aux  crimes  contre  les  person- 
nes offrent  des  caractères  particuliers 
qu'il  est  bon  de  connaître.  On  avait  le 
droit  de  tuer  le  voleur  pris  la  nuit  en 
flagrant  délit,  et  le  voleur  de  jour  qui 
se  défendait  avec  une  arme. 

L'enfant  convaincu  de  vol  et  désarmé, 
était  (4)  amené  devant  le  juge  ou  décem- 
vir  et  battu  de  verges.  L'esclave  reconnu 
coupable  de  vol  manifeste  était  roué  de 
coups,  et  précipité  du  liaut  de  la  roche 
Tarpéienne. 

Quant  à  l'homme  libre  et  arrivé  à  l'Age 
de  puberté,  il  appartenait  à  celui  au 
préjudice  de  qui  il  avait  commis  le  vol, 
s'il  ne  se  défendait  pas,  et  si  le  crime 
avait  été  commis  en  plein  jour.  On  appe- 
lait voleur  manifeste  celui  chez  lequel 
on  retrouvait  l'objet  volé,  en  observant 
les  cérémonies  suivantes.  Le  proprié- 
taire, qui  se  portait  partie  plaii^nante, 


(1)  Si  membrum  rapil,  ni  cum  co  pascit ,  talio 
eslo.   FesUi3,V.  Talionis. 

(2)  Tit.  a  ,  fr.  Z.  Proplor  os  vero  fiacluin  aul  col- 
lisum  trecentoruin  assiuin  pœna  crut  :  al  si  servo  , 
centuin  cl  quinquacinla.    Gaïus  ,  instilul.,  •;  22."i. 

{7>)  Til.  V,.  fr.  1.  Si  injutiam  laxil  .  alleri  .  vi^inli. 
quinque  .  œris  .  pœnœ  .  sunlo.  A.  Gellius  ,  lit).  \x  , 
c.ip.  1. 

(')  Ex  coleris  autem  manifeslis  furibus  liboros 
verl)erari,  addicique  jusserunl  ,  ei  cui  raciura  fur- 
lun>  csset  ,  si  modo  id  liici  fccissonl  ,  neque  so 
4elo  dol'ondissonl  :  servos  itoin  furli  manilVsii  pron- 
sos  verbcribus  aflici  el  c  saxo  privcipilari  ;  sod  pue- 
ros  impubcros  pra>loris  arbilralii  verberari  voluf- 
rnnl,  noxamquo  ab  bis  factam  sarciri.  A.  Gellius, 
lib.  Il ,  c.  IK. 


d'une  toile  de  lin,  un  plat  à  la  main ,  sur 
le  seuil  de  la  maison  soupçonnf'e  .  y  en- 
trer (1)  dans  ce  bizarre  appareil,  et.  s'il 
y  trouvait  l'objet  qui  lui  avait  été  dérobé, 
il  mettait  la  main  sur  le  voleur,  qui  était 
reconnu  pour  être  voleur  manifeste.  On 
retrouve  dans  cette  espèce  d'inforrra'ion 
criminelle,  les  traces  du  vieux  symbo- 
lisme religieux.  Le  plat  était  le  signe  de 
la  demande.  La  nudité  était  une  garan- 
tie contre  la  fraude  :  le  plaignant  ne 
pouvait  pas ,  en  cet  état ,  introduire  fur- 
tivement l'objet,  et  se  dire  volé.  Celui 
qui  était  convaincu  au  moyen  de  ces  cé- 
rémonies payait  le  triple  de  l'objet  volé, 
s'il  avait  cette  valei:r  à  sa  disposition; 
autrement  il  devait  donner  sa  personne. 
Celui  qui  était  convaincu,  mai-^  sans  être 
voleuj'  77ianifeste,  payait  le  double  de 
l'objet  dérobé.  Ainsi  la  pénalité  était 
proportionnée  à  la  qualité  des  indices  et 
non  à  la  gravité  du  crime.  En  théorie, 
une  législation  qui  procède  d'après  de 
pareils  principes  semble  absurde.  Dans 
la  pratique,  elle  a  moins d'inconvéniens 
qu'on  ne  pense.  En  France,  jusqu'en  1789 , 
on  a  condamné  d'après  la  qualité  des  in- 
dices. Le  criminel  qu'on  reconnaissait 
manifestement  coupable  d'assassinat  était 
condamné  au  dernier  supplice.  Celui 
qui  n'en  était  que  vi'Iu'mente/ncnt  soup- 
çonné était  seulement  envoyé  aux  galères 
pour  toute  sa  vie.  Le  même  usage  se  pra- 
tique encore  dans  plusieurs  pays  d'Italie. 
En  droit,  il  ne  peut  pas  se  justifier.  En 
fait,  le  jury,  qui.  abusant  de  son  irres- 
ponsabilité, doit  pouvoir,  (juand  il  n'est 
pas  pleinement  convaincu  d'un  assassi- 
nat, écarter  la  préméditation  ou  admet- 
tre des  circonstances  attéiuiantcs,  arrive 
aux  mêmes  résultats  qui"  les  tribunaux 
criminclsd'ltalip.  L'omnipotence  du  juge 
produit  les  mêmes  effets  que  les  pres- 
criptions étroit»  s  de  la  loi  pénale  fondée 
sur  la  gradation  des  preuves.  Les  déceui- 
virs  s'étaient  réservé  la  connaissance  de 
tous  les  crimes  autres  que  les  crimes  ca 

(l)  Conccpti  cl  oblali  furli  pœna  ex  loge  xii  la- 
bularum  inpli  t'sl.  —  Prircipil  lex  qui  qua;rorc  ve- 
lil  ,  luidus  <|ua'ral ,  linloo  cinclus  ,  lancein  habons  ; 
qui  si  qiiiil  invoneril ,  jubol  el  lex  furlum  manifos- 
lum  esse.  Gaïus  ,  Inslitut. ,  lilt.  iil  ,  p.  Il><).  Voir 
M.  Miibelel,  His(.  romaine:  Hujo  ,  Histoire  du 
Droit  romain. 


34 


COURS  DE  DROIT  CRIMINEL 


pilaux.  Cliacuii  doux  reiulail  ù  son  tour 
la  jiislice  tous  les  tli\  jours  (1),  et  avail 
alors  les  lioimeuis  des  licteuis  portant 
les  faisceaux.  Ou  sait  l'abus  que  lit  A|)- 
piusde  ce  pouvoir  judiciaire  dans  la  nial- 
lieureus»'  alïaire  de  \  ir^iuie.  Les  plé- 
béiens eurent  Ifur  Lucrèce  ,  et  le  couteau 
fumant  de  Virginius  dévoua  à  l'exécra- 
tion populaire  la  tyrannie  des  déceutvirs. 
Dans  notre  siècle,  où  la  philosophie  de 

I  histoire  a  j;énéralisé  la  manie  de  voir 
des  symboles  parlonl  où  nous  étions  ac- 
coutumes  à  adint  ttre  des  faits  inléressans 
et  des  événemens  dramatiques,  on  n'a 
pas  manqué  de  contester  U  vérité  du  bel 
épisode  où  Tite-Live  raconte  le  meurtre 
de  Virginie.  H  est  possible  que  la  tradi- 
tion et  le  chroniqueur  aient  embelli  de 
quelques  ornemens  le  fait  primitif^  mais 
vouloir  le  nier  d'uno  manière  absolue  , 
c'est  tomber  dans  cet  esprit  de  système 
au  moyen  duquel  on  pourrait  bien,  au 
bout  de  deux  mille  ans.  présenter  Napo- 
léon comme  un  type  fabuleux  et  un  sym- 
bole historique,  en  contestant  que  ce  nom 
ait  jamais  été  celui  d'un  personnage 
réel.  Une  philosophie  vraiment  chré- 
tienne doit  se  garder  avec  soin  de  cette 
dangereuse  tendance  de  la  critique  mo- 
derne. 

L  n  autre  fait  relatif  à  l'origine  de  la  loi 
des  douze  Tables  a  été  également  mis  en 
doute  par  les  historiens  et  les  juriscon- 
sultes du  dix-neuvième  siècle,  tant  Alle- 
mands que  Français.  Je  veux  parler  de 
l'ambassade  solennelle  (2)  qui  aurait  été 
envoyée  de  r»ome  à  Athènes  r<in452  avant 
J.-C.  pour  étudier  les  lois  de  cette  con- 
trée. On  donne,  il  faut  l'avouer,  des  rai- 
sons assez  solides  à  l'appui  de  ce  doute. 

II  e>.t  assez  extraordinaire,  ainsi  qu'on  le 
remarque,  que  les  historiens  grecs  du 
temps  n'aient  fait  aucune  mention  d'un 
événement  qui  devait  11  itler  à  un  si  haut 
degré  la  vanité  nationale  (3).  D'ailleurs, 

(1)  Voir  Tite-Livp. 

(2)  Elle  aurait  ou  pour  chcti  principaux  Spurius 
Poithuiiiiu»  ,  SerTMis  Sulpirius  et  A.  Manlius  ,  per- 
sonnages coiisulaireâ  ,  ({ui  seiaienl  parlis  mut  truis 
galères  décorées  avec  loul  le  Une  ((uc  Rome  pouvait 
déployer  h  ceMe  époque.   Vo-r  Tito-Liie. 

(.")  M.  l'onreU't  fi  dirers  auteurs  de  droit  soa- 
liennenl  re  systéiup.  .M.  .Michelti  lappule  sar  des 
raisons  assex  nrurcs  :  les  premiers  liisloriens  de 
Rome  furonl  leg  Grecs  el  remonieoi  ù  la  sccyndc 


,  PAR  M.  ALBERT  DU  ROYS, 

trouve-ton  dans  la  loi  des  douze  Tables 
(|uel(|ue  imitation  des  loisde  Solon?]Nous 
avons  déjà  vu  l'anlagonisme  i\\\\  existait 
entre  la  constitution  de  la  famille  ro- 
maine et  celle  de  la  famille  athénienne. 
La  pénalité  n'offre  pas  non  plus  do  rap- 
ports bien  intimes.  Cependant,  il  y  a  une 
disposition  de  la  loi  qui  est  la  même 
dans  la  législation  desdécemvirs  et  dans 
celle  de  Solon,  c'est  celle  qui  donne  droit 
de  tuer  le  voleur  de  jour,  qui  se  défend 
avec  une  arme,  et  le  voleur  de  nuit  même 
sans  armes.  Mais  cette  loi  est  fondée  sur 
un  principe  de  défense  personnelle  qui 
doit  être  commun  ù  tous  les  peuples. 
Elle  existait  chez  les  Hébreux.  Peut-être 
y  aurait-il  de  plus  grands  rapprochemens 
à  faire  entre  les  procédures  criminelles 
des  Romains  et  des  Athéniens.  Ainsi 
quand  les  deux  parties  s'accordaient 
avant  le  jugement,  le  préteur  ratifiait 
leurs  accords,  comme  le  juge  était  obligé 
de  le  faire  à  Athènes.  Le  coucher  du  so- 
leil terminait  le  jugement  et  fermait  les 
tribunaux,  solis  occasus  suprema  tcm- 
pestas  esLo.  Petit  fait  observer  que,  sui- 
vant la  loi  de  Solon,  les  arbitres  sié- 
gtaient  aussi  jusqu'au  soleil  couchant. 
INIais  la  similitude  de  lois  et  d'usages  nés 
de  la  loi  naturelle  et  d'habitudes  com- 
munes à  tous  les  peuples  de  l'antiquité 
païenne  n'a  rien  que  de  simple  et  de  na- 
turel. On  pourrait  tirer  peut-être  des  in- 
ductions plus  puissantes  de  l'établisse- 
ment des  ^/iuci^iore^  parricidii.  Cette  in- 
stitution semble  se  rapporter  à  celle  de 
l'archonte  introducteur  des  causes  de- 
vant les  cour.s  de  justice.  L'idée  de  la 
création  des  décemvirs  eux-mêmes  pour- 
rail  être  rattachée  à  l'archontat  d'Athè- 
nes, qui  comptait  aussi  dix  magistrats 
chargés  de  l'administration  piincipale 
des  affaires  de  la  répub  ique. 

Enfin.  Cicéron  cite  cotnme  étant  pres- 
que textuellement  tirée  des  lois  de  Solon 
la  disposition  de  la  loi  des  douze  Tables 

{guerre  punique.  Ils  devaient  accueillir  avec  partia- 
lité cl  ciiibeilir  d\)rni-iii('nl  toute  tradition  à  laquelle 
leur  or(;ueil  national  était  intéressé.  Lis  liisloiiens 
que  nous  avons  conservés  ne  s'accordent  pas  sur  lo 
lieu  où  celle  ambassade  aurait  été  envoyée.  Titc- 
Live  ne  la  fait  aller  <|irà  Athènes;  Denis  d'ilalicar- 
nasse  dans  toutes  les  villes  de  la  Grèce  ,  excepté 
Sparte  ;  Trébonien  à  Sparte  seulement  ;  Tacite  dans 
toute»  les  villes  connues,  accHii  quœ  utquç  cgrtgxa. 


JÉSUS-CHRIST  ET  SA  DOCTRINE. 


^ 


qui  défendait  le  luxe  des  funérailles,  |  poindre  pour  les  plébéiens.  Cette  légis- 
et  les  lamentations  qui  les  accompa-  lation  est  toute  pleine  de  cette  dualité 
gnaient  (1).  puissante  qui  ne  s'éteignit  qu'avec  la  ré- 

Mais  quand  même  on  reconnaîtrait  i  publique;  elle  respire  la  lutte  et  le  com- 
dans  plusieurs  portions  du  droit  public  |  bat  entre  le  principe  aristocratique  et  le 
et  privé  adopté  alors  à  Rome  quelques  i  principe  populaire.  Placée  comme  un 
emprunts  faits  au  droit  attique  .  et  il  i  antique  monument  sur  le  seuil  d'un  nou- 
faut  avouer  qu'il  n'y  a  à  cet  égard  que  de  ^  veau  moiide ,  elle  fut  révérée  par  la  caste 

patricienne  comme  un  témoignage  de  sa 
splendeur  des  anciens  jours;  par  le  plehs, 
comme  la  première  garantie  obtenue 
contre  une  intolérable  oppression.  Les 
jurisconsultes  romains  étaient  élevés 
dans  le  respect  de  ce  code  vénérable  que 
les  àiècles  entouraient  de  leur  pres- 
tige :  leur  patriotisme  partial  le  mettait 
bien  au-dessus  des  lois  de  Lycurgue  ,  de 
Dracon  et  de  Solon  ;  la  loi  des  douze  Ta- 
bles était  pour  eux  ce  que  la  grande 
charte  d'x\ngleterre  fut  pour  les  Black- 
stone  ,  les  Burke  et  les  Erskine.  Fi- 
dèle aux  vieilles  religions  légales  de 
sa  patrie.  Cicéron.  au  milieu  du  scepti- 
cisme des  derniers  temps  de  la  républi- 
que ,  ne  craignait  pas  de  s'écrier  :  <  Dus- 
i  sé-je  révolter  tout  le  monde,  je  dirai 
c  hardiment  mon  opinion.  Le  petit  livre 

<  des  douze  Tables,  source  et  principe 
«  de  nos  lois,  me  paraît  bien  préférable 
«  à  tous  les  livres  de  philosophie,  et  par 

<  son  autorité  imposante  et  par  sa  haute 
c  utilité  (1).  > 

Albert  du  Boys. 


légères  présomptions  ,  on  ne  devrait  pas 
en  conclure  que  l'ambassade  dont  parle 
Tite-Live  ait  réellement  eu  lieu.  Suivant 
plusieurs  autres  auteurs,  les  décemvirs 
eurent  recours,  pour  la  confection  et  la 
rédaction  de  leurs  lois,  à  un  Grec  banni 
d'Éphèse,  appelé  Herraodore  (2).  Cette 
espèce  de  secrétaire  du  décemvirat  au- 
rait bien  pu  mêler  à  l'ouvrage  auquel  il 
concourut  quelques  élémens  de  la  légis- 
lation empruntée  à  la  Grèce. 

Disons  pourtant  que  ces  élémens  y  sont 
tellement  épars  qu'ils  peuvent  à  peine  y 
être  aperçus.  La  dure  et  sévère  physio- 
nomie de  la  vieille  Rome  est  fortement 
empreinte  dans  ces  tables  d'airain.  La 
loi  décemvirale  ,  comme  Janus  ,  est  à  la 
fois  tournée  vers  le  passé  qu'elle  résume, 
et  vers  l'avenir,  dont  elle  contient  les 
germes.  La  puissance  paternelle  et  patri- 
cienne y  rayonne  encore  avec  éclat, 
mais  un  nouveau  jour  commence  à  y 

(1)  De  Legib.,  lib.  ii. 

(2)  Pline  dit  que  l'on  éleva  une  statue  à  Hermo- 
dore  sur  la  place  des  Comices  ;  Strabon  aflirme 
qu'Uermodore  scripsil  quasdam  leges  romanas  ;  et 
Pomponius  dit  :  fuisse  decemciris  leguin  ferendarum 
auctorem. 


(!)  Cicero,  De  Oralore  ,  îib.  iii. 


REVUE. 


JÉSUS-CHRIST  ET  SA  DOCTRINE , 

HISTOIRE  DE  LA  NAISSANCE  DE  L'ÉGLISE,  DE  SON  OHGAMSVTION  ET  DE  SES 
PROGRÈS  PENDANT  LE  PREMIER  SIÈCLE,  |)ar  F.  SALVADOR,  H  vol.  in-S\ 
Paris,  1830. 


M.  J.  Salvador  est  juif:  il  a  publié  de- 
puis (|uelques  années  une  Histoire  des 
institutions  de  Moïse  et  du  peuple  hébreu  , 
destinée,  comme  il  nous  l'apprend  lui- 
mOme,  <>  présenter  les  principe^:  rpnsii- 


tutifs  de  l<r  sagesse  infellectuelle  et  de 
rorg;anisiition  sociale  des  Juif\  sous  un 
aspect  tout  différent  de  ce  ffu'on  at^ait 
coutume  d'admettre  ,  c'est-à-dire,  à  effa- 
cer tout  caractère  merveilleux  ,   lontf* 


3() 


JÉSUS-CIIRTST  ET  SA  DOCTRTNK. 


trace  d'inspiralion  rcli^'ieuse  des  livres 
de  l'ARcien  Teslninenl,  et  à  réduire  Tliis- 
\o\vc  vl  \.\  Irgislalioii  mosaïques  aux  pro- 
portions tlii  pur  iKiLuralisinc.  Ce  n'est 
pas  chose  nouvelle  assuréiiienl  ({trune 
sfinblablt*  terilativ»';  nous  avons  assez 
de  livres  ilans  lesquels  Abraham  cesse 
d'<Mre  le  pcre  des  croyaiis ,  pour  devenir 
un  sage,  un  philosophe,  fondateur  de 
la  cite  jiii\-c  :  où  Ion  voit  I\loiî.e  chanj^é 
en  un  j;(^nie  éiiiinemmeut  constituant, 
qui  tient  fort  bien  sa  place  entre  Ly- 
curgue  et  l'abbt^  Syeyès  ;  les  prophètes, 
les  tins  de  Dieu  ,  correspondre,  dans  leur 
genre  ,  aux  êtres  favorisés  ,  (/u'on  appel- 
lerait de  nos  jours  les  en  fans  de  l'intelli- 
gence _,  des  arts,  ou  du  génie,  etc.  Aujour- 
d  hui ,  le  même  auteur  lente  de  pratiquer 
absolument  la  mOme  opération  sur  le 
christianisme.  C'est  l'affaire  de  deux  vo- 
lumis//z-8",  ni  plus,  ni  moins,  après 
lesquels  M.  Salvadoi  s'applaudira  ,  sans 
doute,  d'avoir  dit  son  dernier  mot  sur 
les  religions  présentes  et  passées  ,  en  at- 
tendant qu'il  veuille  bien  s'exercer  sur 
les  religions  futures. 

Plusieurs  de  nos  lecteurs,  ceux-là  sur- 
tout qui  s'occupent  de  l'étude  sérieuse 
de  la  religion,  ont  peut-être  remarqué 
plus  d'une  fois  que  la  lecture  de  certains 
apologistes,  môme  renommés  ,  du  chris- 
tianisme, vous  laissait  froids,  mécon- 
tens  ,  faisait  naître  des  diflicultés  aux- 
quelles on  n'avait  pas  songé  d'abord  ; 
tandis  que,  par  un  singulier  contraste, 
il  arrive  souvent  que  les  objections  diri- 
gées contre  la  pureté  du  dogme  catho- 
lique ne  font  (lue  rendre  l'ûme  plus  ras- 
surée ,  plus  calme,  plus  forte  dans  ses 
convictions,  et  plus  disposée  à  bénir 
Dieu  de  l'inestimable  bienfait  de  la  foi. 
Ceci  ne  tient  pas  seulement  aux  défauts 
particuliers  des  controverses,  mais  à  une 
cause  plus  générale  et  plus  profonde,  cpii 
louche  à  la  nature  même  des  croyances 
religieuses. 

La  foi  ne  s'établit  pas,  ne  doit  pas 
s'établir,  en  général,  par  voie  de  raison- 
nement, parce  qu'elle  n'est  pas  un  pro- 
duit (le  la  raisou  huuiaine.  De  là  vient 
que  toute  religion  (|ui  ne  dépasserait  pas 
la  sphère  de  la  raison  .  (jui  pourrait 
être  démontrée  matUénialn/uement  ,  se- 
rait fausse  ,  par  cela  seul.   La  foi  calho- 


par  voie  d'enseignement  et  d'autorité  ; 
elle  se  révèle  à  l'inlelligence  ainsi  qu'une 
luniicre surnaturel teéclairant  tout  ho f/i me 
venant  en  ce  monde.  Telle  est  l'idée  que 
tous  les  peuples  ont  toujours  eue  de  la 
reli;,'i()n  :  ils  ont  vu  en  elle  un  fait  d'un 
ordre  supérieur,  une  doclriiui  enseignée 
d'en  haut,  une  loi,  un  véritable  joug 
imposé  à  l'esprit  et  au  cœur,  et  jamais 
un  simple  élément  de  l'activité  humaine. 
Aussi  peut-on  dire  (jue  toutes  les  objec- 
tions qui  attaquent  l'autorité  religieuse 
tendent  à  détruire  la  notion  mêuie  et 
l'essence  d(^  la  religion. 

Quand  nous  disons  que  le  raisonne- 
ment n'est  pas  la  voie  naturelle  pour 
établir  la  vérité  dogmatique  ,  nous  ne 
prétendons  pas  que  les  hommes  qui  ont 
été  assez  malheureux  pour  arrivera  leur 
complet  développement  intellectuel  sans 
connaître  cette  vérité  ,  ou  qui  ont  eu  le 
malheur  plus  grand  encore  de  la  repous- 
ser, ne  puissent  être  ramenés  à  la  religion 
par  le  bon  usage  de  leur  raison.  Tel  est, 
au  contraire,  le  moyen  dont  se  sert  sou- 
vent la  grûce  divine  ,  dans  des  cas  qui , 
comparésà  la  loi  commune,  ne  sont  pour- 
tant qu'exceptionnels.  INous  sommesd'ail- 
leurs  pleinement  convaincus  que  toute 
raison  saine  et  droite,  conduite  d'après 
les  règles  propres  de  sa  nature,  doit  né- 
cessairement arriver  tôt  ou  tard  à  l'al- 
ternative de  se  nier  elle-même,  d'expirer 
dans  le  vide  ou  de  se  jeter  dans  les  bras 
de  la  foi  ;  mais  il  faut  pour  cela  une 
force  de  pensée  ,  une  constance  de  tra- 
vail et  un  désintéressement  des  circon- 
stances extérieures  dont  peu  d'ûmes  sont 
susceptibles.  La  plupart  des  non-croyans 
mal  dirigés  ou  préoccupés  de  tout  autre 
intérêt  demeurent  en  chemin  ;  les  seuls 
esprits  d'élite  ont  le  courage  de  pousser 
jusqu'au  bout,  et  l'on  ne  peut  nier  que 
les  exemples  et  aveux  de  ces  derniers 
n'aient  beaucoup  servi  de  nos  jours  à 
faciliter  la  solution  de  la  question  reli- 
gieuse. 

Au  fond,  il  n'appartient  ni  aux  croyans 
ni  aux  incroyans  de  changer  cette  ques- 
tion. Le  christianisme  repose  sur  des 
laits.  Ces  faits  sont  attestés  non  seule- 
ment par  des  témoignages  écrits,  revêtus 
de  tous  les  caractères  de  crédibilité , 
mais  par   une  tradition  perpétuelle  non 


li(iuc  est  transmise  au  sein  de  l'Eglise,  i  interrompue ,  toujours  vivante ,  ei  par- 


JÉSUS-CHRIST  ET  SA  DOCTRINE. 


37 


lant  au  sein  d'une  société  instituée  par 
Celui-là  même  qui  a  fondé  la  religion 
chrétienne,  avec  laquelle  cette  société 
est  identiliée.  Cette  société  n"a  cessé  d'a- 
Toir  son  organisation,  son  chef  suprême, 
ses  ministres  se  succédant  les  uns  aux 
autres,  se  transmettant  les  vérités  en- 
seignées, et  les  communiquant  aux  mem- 
bres répandus  sur  toute  la  face  de  la 
terre.  Elle  a  fait  cela  au  milieu  des  per- 
sécutions, des  schismes,  des  discussions 
et  des  critiques  les  plus  envenimées,  en 
face  des  efforts  réunis  de  la  puissance  , 
de  la  sagesse  et  de  la  science  humaines, 
sans  jamais  être  arrêtée  ,  ni  hésiter  un 
seul  moment  dans  sa  marche.  Chaque 
fois  qu'on  a  tenté  d'altérer  la  pureté  de 
ses  traditions  ou  de  changer  l'ordre  de 
sa  succession  pastorale,  un  cri  unanime 
s'est  élevé  pour  arrêter  les  novateurs  ou 
pour  les  repousser  au  dehors.  Sa  foi  est 
la  même  qu'elle  professait  au  sortir  du 
cénacle;  ce  qu'elle  enseigne,  c'est  ce 
qu'ont  enseigné  ses  pontifes ,  ses  con- 
ciles et  ses  docteurs,  sans  altération, 
sans  variation,  depuis  dix-huit  cents  ans. 

De  plus ,  cette  société  se  présente 
comme  rhériti^"re  naturelle  et  néces- 
saire ,  ou  plutôt  comme  la  continuation 
d'une  autre  société  divinement  instituée 
comme  elle  ,  qui  a  reçu  le  dépôt  de  la 
vérité  dès  l'origine  destemps,  aveccharge 
de  le  conserver  jusqu'à  l'époque  déter- 
minée long  -  temps  d'avance  .  époque  à 
laquelle  les  ligures  devaient  faire  place 
à  la  réalité ,  l'attente  et  le  désir  à  la  pos- 
session ,  la  loi  de  rigueur  à  la  loi  de 
grâce. 

C'est  ainsi  que,  présente  dans  tous  les 
temps,  présente  aux  lieux  les  plus  recu- 
lés, remplissant  le  monde  et  les  Ages, 
elle  apparaît  non  seulement  comme  l'au- 
torité la  plus  imposante  qui  soit  dehout 
sous  le  ciel ,  mais  comme  la  seule  auto- 
rité religieuse  qu'il  soit  possible  d'ima- 
giner. 

Son  symbole  ne  repose  point  sur  des 
idées  purement  spéculatives  ,  mais  sur 
des  faits,  des  faits  extraordinaires  sans 
doute ,  mais  palpables  et  païens ,  pu- 
blics ,  vus  par  une  multitude  de  témoins 
dont  la  plupart  se  sont  fait  égorger  plu- 
tôt que  de  les  révoquer  en  doute  ;  des 
faits  acceptés  par  tout  ce  qu'il  y  a  eu  de 
plus  grand,  de  plus  éclairé  au  monde; 

TOMB  VIII.  —  n»   43.  t8.'l). 


attestés  par  le  témoignage  des  pontifes, 
des  docteurs  et  des  martyrs ,  trois  classes 
de  témoins  qui  ne  cessent  de  se  répondre 
d'âge  en  âge,  et  qui  marquent  chaque 
siècle  du  Christianisme  d'un  triple  sceau 
d'autorité ,  de  génie  et  de  sang. 

Des  faits  de  cet  ordre  sont  désormais 
hors  de  toute  discussion. .Yoaz  bis  inidem; 
dit  la  jurisprudence  humaine.  Or,  ici  la 
cause  a  été  jugée  d'une  manière  assez 
solennelle.  Pour  y  revenir,  il  faut  se  ré- 
soudre à  renverser  le  fondement  de  toute 
certitude  traditionnelle,  à  professer  le 
plus  entier  scepticisme  en  histoire ,  et 
c'est  là  que  nous  voyons  aboutir  chaque 
jour  les  attaques  dirigées  contre  la  vérité 
des  faits  évangéliques. 

La  philosophie  du  dix-huitième  siècle 
y  est  arrivée  il  y  a  long-temps.  Ce  fut 
Dupuis  qui  ,  venu  le  dernier  ,  se  chargea 
de  formuler  une  explication  de  l'Évan- 
gile, qui  implique  de  la  manière  la  plus 
formelle  la  négation  de  l'histoire.  De  son 
côté,  le  protestantisme  allemand  arrive 
sur  le   môme   terrain  .   poussé   par  ses 
propres  théologiens,  tels  que  Eichorn, 
Bauer.  Daub,   Herder,   IN'éander,    Ifegel, 
et  y  parait  déhnitivement   installé   par 
îSchleiermacher  et  par  Strauss.  Eniîn,  il 
n'est  pas  sans  intérêt  de  voir  le  judaisme 
venir  à  son  tour  jusqu'à  la  même  limite. 
Son  allure,   il  est  vrai,  n'est  pas  aussi 
libre  et  déterminée  que  celle  de  ses  de- 
vanciers; il  hésite  encore,  il  tâtonne,  il 
a  recours  aux  expédiens.  Mais,  quoi  qu'il 
en  soit,  le  livre  de  M.  Salvador,  malgré 
toutes  les  précautions  oratoires  dont  il 
s'entoure ,  ne  peut  être  considéré .  tout 
au  plus,  que  comme  un  temps  d'arrêt  mo- 
mentané sur  la  pente  à  laquelle  Strauss 
et  Dupuis  se  sont  abandonnés ,  et  qui  ne 
saurait  manquer  d'entraîner  irrésistible- 
ment tous  ceux  qui  y  posent  le  pied. 

ISous  verrons  en  effet  que,  quoiqu'^ 
M.  Salvador  se  soit  proposé  ^  nous  dit-il , 
de  rctablir  les  faits ,  et  qu'il  affirme  au 
fond  la  rcalitc  de  l'Iustoire  privée  du 
Fils  de  Marie  (1; ,  son  opinion  ne  diffère 
pas  beaucoup  au  fond  de  celle  des  au- 
teurs qui  ne  voient  dans  l'Evangile  qu'un 
tableau  lO/nposc  ent  il  rement  d'ima^in,:- 
tion  pour  donner  aux  crojances  de  ses 

(I)  Pourquoi  Phiétoire  privée  du  fiU  de  Mari*  >c~ 
rjil-€lle  plus  réelle  que  son  histoire  publique.^ 


38 


.lÉSrS-CîîRIST  ET  SA  DOCTRINE. 


iin'cntcurx  la  forme  et  l' intérêt  d'une  lc~ 
f^endc  ,  qu'elle  y  revient  en  dernier  ré- 
sultat ,  qu'elle  est  sujette  aux  uK'^mes  in- 
convénieus  et  aux  uiômes  objections.  Ce 
n'est  donc  pas  sans  raison  que  INI.  Salva- 
tlor  proIVsse  pour  ces  auteurs,  et  en  par- 
ticulier pour  Strauss,  une  certaine  sym- 
pathie. 

Mais  avant  d'aborder  l'exposition  de 
son  système  ,  nous  croyons  important 
d'arrêter  un  moment  l'attention  du  lec- 
teur sur  les  opinions  philosophiques  de 
IM.  Salvador,  qu'il  exprime  du  reste  assez 
clairement  i\  l'ouverture  de  son  livre.  — 
Les  premières  lignes  de  son  premier  cha- 
pitre nous  indiquent  une  loi  générale  de 
l'espèce  humaine  ,  qui  n'est  autre  chose 
querapplicationdusystèmedelag^rfli'/7rt- 
tion  physique  à  l'histoire  de  l'humanité. 
Cette  loi  est  déterminée  par  deux  ten- 
dances, deux  nécessites ,  dit  l'auteur; 
l'une  qu'on  peut  appeler  de  répulsion , 
<  qui ,  ayant  exigé  des  hommes  de  se 
disputer  sur  la  terre  pour  la  posséder  et 
pour  la  remplir,  a  opposé  aussitôt  des 
obstacles  multipliés  à  toute  concentra- 
lion,  et  explique  en  partie  l'inquiétude 
intérieure  et  les  accidens  qui  ont  excité 
les  races  et  les  populations  à  rompre 
leurs  liens  primitifs,  à  se  diviser  entre 
elles;  l'autre  tendance,  au  contraire  7'^^- 
traction) ,  en  ne  permettant  aux  hommes 
de  ne  tirer  ai^'antage  de  la  plus  faible 
étendue  de  leur  sol  qu'avec  beaucoup  d'ef- 
forts r(uni:>  ^  à  la  charge  de  l'arroser  de 
leur  sang  et  de  leurs  sueurs,  a  resserré 
de  plus  en  plus  les  liens  capables  de  les 
laire  agir  de  concert ,  et  a  donné  la  ific 
au  principe  moral  d'association,  d'unité 
humaine  et  de  convergence,  t 

D'après  ces  derniers  mots ,  on  voit  que 
le  principe  moral  d'association  et  d'unité 
humaines  a  son  origine  dans  le  besoin  de 
tirer  avantat^e  du  \ol  ,  en  d'autres  ter- 
mes que  l'intérêt  purement  matériel  a 
donné  la  yie  à  la  société,  au  principe 
moral  (V//s.\ociafii>ti  ,  aveu  qui  équivaut 
l)ien  ,  croyons- nous,  à  une  profession 
expresse  de  matérialisme. 

D'antre  part .  il  suit  du  passage  qu'on 
vient  de  lire,  el  (lesapi)lications  de  l'au- 
teur, que  l  humanité  est  soumise,  abso- 
lument commn  le  système  des  corps  pla- 
nétaires, à  deur  nécessités  constituant 
un  mouvement  lalal  de  va  et  vient .  une 


oscillation  perpétuelle  qui  régit  el  ex- 
plique tous  les  mouvemens  sociaux.  Cela 
posé,  plus  d'énigme,  plus  d'obscurité 
dans  la  vie  des  peuples.  Lne  société  se 
forme-t-elle,  devient-elle  forte  et  puis- 
sante, c'est  /(•  mouvement  de  convergence 
qui  prévaut;  languit-elle,  au  contraire, 
et  la  voit-on  se  traîner  comme  un  grand 
corps  malade,  tombant  presque  en  dis- 
solution, la  tendance  répulsive  explique 
le  mal  intérieur  qui  la  consume...  Appli- 
quez le  principe  h  l'établissement  de  la 
religion  chrétienne  ;  il  est  clair  que  la 
naissance  du  fils  de  Marie  a  coïncidé  avec 
un  moment  cosmique  ,  qui  déterminait 
lui-même  le  point  de  contact  entre  deux 
périodes,  deux  cycles  historiques;  mo- 
ment auquel  le  polythéisme  ,  avec  son 
cortège  d'idées  et  de  mœurs  sensuelles  , 
ayant  accompli  sa  révolution,  laissait  le 
champ  libre  aux  doctrines  spirituelles, 
à  l'esprit  d'amour,  de  paix,  de  sacrifice  , 
en  un  mot,  à  toutes  les  évolutions  de 
l'élément  chrétien.  Pvien  de  plus  simple, 
comme  on  voit,  que  cette  théorie,  qui  a 
toute  la  simplicité  et  toute  la  naïveté  du 
fatalisme. 

Maintenant  qu'on  est  prévenu  que  le 
matérialisme  et  le  fatalisme  sont  les  deux 
prémisses  de  M.  Salvador,  on  ne  sera  plus 
étonné  d'en  voir  découler  le  scepticisme 
pour  dernière  conclusion,  ainsi  que  nous 
croyons  l'établir  plus  tard. 

Le  plan  adopté  par  M.  Salvador  lui 
traçait  la  marche  à  suivre;  exposer  d'a- 
bord l'état  deschoses  antérieures  au  Chris- 
tianisme, afin  d'en  déduire  toutes  les  cir- 
constances favorables  à  sa  formation.  Car 
c  il  n'existe  pas  ,  nous  dit-il  ,  de  révolu- 
tion dans  le  monde  ,  qui  ait  réuni  avec 
autant  d'énergie  et  de  promptitude ,  au- 
tour d'un  centre  commun,  un  nombre 
plus  considérable  de  vœux ,  d'idées,  d'in- 
térêts divers,  où  les  circonstances  aient 
amené  de  plus  loin  ce  concours  extraor- 
dinaire et  si  long-temps  soutenu  de  né- 
cessités physiijues  et  morales.  » 

L'ouvrage  débute  donc  par  trois  cha- 
pitres destinés  à  servir  d'introduction, 
dont  le  premier  offre  un  résumé  de  l'his- 
toire des  peuples,  depuis  les  plus  nn- 
ciensempires  connus  jusqu'à  l'avénemenl 
du  Messie;  le  second  reproduit  l'état  des 
esprits  et  des  croyances  de  l'antiquité; 
le  troisième  s'attache  plus  particulière- 


JÉSUS-CHRIST  ET  SA  DOCTRINE. 


ment  au  développement  historique  et  in- 
tellectuel du  peuple  juif.  Ces  trois  cha- 
pitres mériteraient  sans  doute  examen  et 
discussion,  le  dernier  surtout  qui  n'est 
autre  chose  qu'un  résumé  du  système 
philosophique  de  M.  Salvador  sur  les 
institutions  hébraïques.  Mais  ceci  nous 
conduirait  trop  loin.  Nous  sommes  d'ail- 
leurs fort  éloignés  de  contester  que  la 
suite  de  l'histoire  humaine  ait  été  dispo- 
sée de  manière  à  préparer,  dès  l'origine 
des  temps  l'établissement  de  la  religion 
chrétienne,  afin  de  nous  faire  admirer, 
comme  dit  Bossuet ,  la  suite  des  conseils 
de  Dieu  dans  les  affaires  d'ici-bas,  et  de 
nous  montrer,  comme  s'exprime  F.  Schle- 
gel,  dans /e  Chris Lianismey  le  pôle  dwin^ 
placé  au  milieu  des  temps ,  d'oie  part  la 
délivrance  et  le  salut  de  la  nature  hu- 
maine. C'est  au  contraire  cet  ordre  de 
considérations  qui  constitue  la  philoso- 
phie de  l'histoire  ^  science  éminemment 
chrétienne  par  son  origine  et  par  son 
but ,  qui  ne  perd  son  caractère  scienti- 
fique pour  devenir  une  théorie  fataliste 
et  incompréhensible  ,  que  lorsque  ,  ces- 
sant de  s'appuyer  sur  les  faits  divins  de 
l'Évangile ,  elle  tente  de  substituer  à  ces 
faits  extraordinaires  ,  mais  certains  ,  un 
concours  extraordinaire  aussi  de  néces- 
sités physiques  et  morales  ;  lorsque  de  ce 
concours  extraordinaire  de  nécessités  y 
elle  prétend  Aéàu'weles  principales  (ou 
plutôt  les  seules  )  causes  qui  imposèrent 
au.  Christianisme  de  naître  et  de  se  consti- 
tuer... _,  sans  qu'il  soit  nécessaire  d'en 
chercher  d'autres  en  dehors  des  lois  natu- 
relles de  l'espcce  humaine;  lois  dont  nous 
venons  d'apprendre  à  connaître  claire- 
ment la  nature  et  la  tendance. 

M.  Salvador  passe  immédiatement  à  la 
discussion  directe  de  la  divinité  du  Chri- 
stianisme, qu'il  fonde  uniquement  sur 
une  critique  plus  ou  moins  hostile  des 
textes  du  JNouveau  Testament.  Nous  lui 
faisons  observer  qu'il  résulterait  de  cette 
manière  d'envisager  la  question,  que  la 
religion  chrétienne  n'a  d'autre  fonde- 
ment, ni  d'autre  preuve  que  le  texle  sa- 
cré de  VKcriture.  Celte  position  ne  peut 
ôtre  acceptée  par  un  catholique.  Le  Chri- 
stianisme n'est  pas  seulement  un  système, 
mais  une  société,  une  église;  celte  église 
repose  d'abord  sur  le  fait  public,  social, 
universel,  et  par-dessus  loiit  miraculeux 


de  son  existence,  qui  remonte  sans  inter- 
ruption jusqu'au  Christ,  et  du  Christ, 
sous  une  forme  symbolique ,  mais  non 
moins  réelle,  jusqu'à  la  création.  Voilà 
sa  possession  d'état ,  l'Evangile  est  le  ti- 
tre. Quand  ces  deux  choses  sont  réunies, 
il  n'y  a  plus  d'attaque  recevable  ;  il  n'y  a 
plus  à  .s'enquérir  si   le  titre  prouve  la 
possession^,  ou  la  possession  le  titre.  Nous 
ajouterons  toutefois  que  l'Eglise,  en  tant 
que  vivante  ,   enseignante ,  en  rapport 
immédiat  avec  chacun  des  fidèles,  em- 
porte  l'idée    d'autorité   logique   sur   le 
texte  sacré  de  l'Evangile  ,  comme  elle 
possède  par  le  fait  l'antériorité  de  date. 
L'Eglise,  cette  grande  famille,  a  ses  tra- 
ditions orales  et  écrites,  sa  succession 
continue,  son  histoire,  son  unité,   sa 
perpétuité,  ses  miracles ,  ses  martyrs,  ses 
doctrines,  ses  pontifes,  ses  conciles,  qui 
la  rattachent  au  titre  primitif,  qui  le 
consacrent,  l'interprètent,  et  y  suppléent 
au  besoin.  On  pourrait  donc  en  dernière 
analyse  concevoir  l'Eglise  sans  Evangile, 
mais  non  point  l'Evangile  sans  Eglise. 
Telle  est  la  doctrine  qui  découle  de  l'en- 
seignement des  pères.  Saint  Augustin  dé- 
clarait hautement  qu'il  ne  croirait  pas  à 
l'Evangile,  s'il  n'était  ébranlé  par  l'auto- 
rité de  l'Eglise  (1)  ;  et  saint  Irénée,  l'un 
des  plus  vénérables  et  des  premiers  or- 
ganes de  l'antiquité  chrétienne,  disait  en 
termes  plus  énergiques  encore  ;  n  Quoi 
c  donc!  si  les  apôtres  ne  nous  avaient 
«  laissé  les  Ecritures,  ne  faudrait-il  pas 
«  toujours  suivre  l'ordre  de  la  tradition  , 
«  qu'ils  ont  transmise  à  ceux  auxquels 
«  ils  conhaicnt  les  églises?  Telle  est  la 
«  règle  à  laquelle  se  conforment  beau- 
«  coup  de  nations  barbares,  parmi  les- 
*<  quelles  ceux  (jui  croient  au  Christ,  .yr7;/.v 
«  papier  ni  encre  {sine  rharta  et   aira- 
<(  mento) ,  ont  la  loi  de  salut  écrite  dans 
'(  leurs  cœurs  par  le  Saint-Esprit,  ^^ar- 
((  dant   religieusement    l'antique    Iradi- 
(  tion,  croyant  en  un  seul  Dieu..., en  Jé- 
(  sus-Clirist,  l'ilsde  Dieu...  Ces  hommes 
(  qui  croient  stnis  lettres  ,  sont  barbares 
.  par  le  langage:  mais  par  leur  manière 
«(  de  penser  et  d'agir  par  leur  foi,  ils  sont 
«  très  sages  et  agréables  à  Dieu  (2).  j> 

(1)  F.go  Toro  ETanjv'Ho  non  crodereui  nisi  nie  ca- 
IholiciB  licclesiaî  commoYcrel  aucloriUi....  Conl. 
Kpiil.  fundam.jC.  iî. 

(2)  Quid  aulera  si  ncque  aposloli  quidera  âcriptu- 


40 


JÉSUS-CHRIST  KT  SA  DOCTRINE. 


Celle  doclriiie  au  rt*sle  est  lelleinenl 
iiirhranlablr  ,  elle  rfssorl  telleiiKMit  des 
lois  de  la  naliUT  liuniaine  ,  que  ceux  qui 
la  repoussent  en  théorie,  comme  les  pro- 
testans ,  ne  peuvent  s'en  écarter  dans  la 
jualique. 

>ous  (levions  opposer  à  M.  Salvador 
cette  première  fin  de  non-recevoir ,  alin 
de  bien  préciser  la  question  el  d'établir 
que  si  nous  consentons  à  le  suivre  (juel- 
(juefois  dans  sa  critiiiuc  des  livres  saints, 
ce  n'est  pas  que  nous  y  soyons  forcés,  ce 
n'est  pas  surtout  pour  faire  dépendre 
leur  interprétation  d'une  discussion  pri- 
vée, mais  seulement  pour  montrer,  lors- 
que l'occasion  s'en  présentera,  à  quels 
excès  aboutit  celte  interprétation  libre 
et  individuelle  j  excès  dont  M.  Salvador 
peut  encore  servir  d'exemple,  après  tout 
ce  qu'on  a  vu  en  cette  matière. 

D'abord ,  M.  Salvador  croit  trouver  une 
objection  insoluble  contre  l'inspiration 
divineduISouveau  Testament,  dans  l'exis- 
tence de  7îz//frcn'er.s/o/Kv(c'estquatre  tex- 
tes originaux  qu'il  veut  dire),  qui  offrent 
une  grande  variété  de  rédaction,  quel- 
quefois même  de  véritables  contradic- 
tions. Quant  aux  contradictions,  comme 
elles  n'existent  que  dans  Tesprit  de 
M.  Salvador,  nous  le  renverrons  aux 
commentateurs  qui  ont  traité  assez  pro- 
fondément ces  matières  ^1).  Mais  n'est-il 
pas  sensible  que  l'objection  dont  il  s'agit 
revient  plus  forte  et  plus  insoluble  lors- 
qu'on transforme  l'homme-Dieu  en  per- 
sonnage purement  humain,  en  un  philo- 
sophe élaborant  avec    soin  le  corps  de 

ras  reliquisgcnl  nobis  ,  nonne  oporlcbal  ordincra 
seqai  iradilionis  ,  quam  Iradiderant  iis  quibus  com- 
raillebanl  Ecclesias  :'  Cui  ordinalioni  asscnliunt 
mulu-c  {jenlcs  barbarorum  ,  quorum  qui  in  Christo 
creduut  ,  sine  charta  el  atrameuto  .  scriptam  lia- 
bentes  per  spirilum  in  cordibus  suis  salulcm  ,  et  ve- 
lercm  Iradiiioncm  diligonler  cuslodicnlcs  ,  in  unum 

Deum  credentcs Cbrislum  Jesum  Dci  tilium.... 

Hanr  fidt'ra  qui  sine  litleris  credidcrunl ,  quantum 
ad  sennonom  bar'jari  sunt,  quantum  aulem  ad  ^»'n- 
icnliam  cl  consueludinera,  et  conTersationem,  prop- 

ler   (idem  ,    sapienlissimi    sunl   et   placent   Dco 

S.  Iren.,  Adi.  hœres,,  lib.  m,  c.  4. 

(I)  L'nc  lie  ces  contrailirtions  el  la  principale  que 
relève  M.  Salvador  consiste  en  ce  que  les  trois  pre- 
miers éTangélistes  ont  surtout  reproduit  ce  que  le 
Sauveur  a  opérr  dan»  le  nord  de  la  Galilée,  tandi^ 
que  saint  Jean  concentre  parlirulieremcnt  son  récit 
sur  Jérusalem  et  les  alentours. 


doctrine  religieuse  qu'il  voulait  établir 
au  prix  de  ce  qti'il  avait  de  plus  cher  au 
mou(!e,  de  son  repos  et  de  sa  vie?  Com- 
nuMit  expliquer  alors  qu'il  ne  se  soit  pas 
allaché  à  formuler  une  seule  rédaction 
hirn  j)r('cise  ^  bien  coniplcie,  bien  (i\'oncc 
par  .SCS  douze  disciples  intimes P  Tous 
les  hommes  qui  ont  voulu  donner  une 
impulsion  morale  ou  intellectuelle  i\  leur 
siècle  ,  ont  du  moins  pris  celte  précau- 
tion. Lycurgue  et  Solon  rédigèrent  leurs 
lois;  l'ythagore  ,  Platon,  Aristote,  Con- 
fucius  avant  eux  ,  se  sont  donné  la 
peine  d'écrire  leurs  systèmes;  Mahomet 
lui-même,  qui  tirait  ses  meilleurs  argu- 
mens  du  lil  de  son  glaive,  ne  dédaigna 
pas  de  tracer  en  lettres  d'or,  sur  des 
peaux  éclatantes  ,  le  livre  sacré  de  l'Isla- 
misme. Jésus  seul  n'écrit  rien,  ne  fait 
rien  écrire  de  son  vivant,  se  contente  de 
prêcher  des  dogmes  difficiles  à  croire  , 
une  loi  plus  difficile  à  observer,  et  se  re- 
pose du  succès  sur  douze  hommes  ignares 
el  grossiers  auxquels  il  reproche  sans 
cesse  leur  défaut  d'intelligence.  11  peut 
se  faire  que  M.  Salvador  trouve  cela  tout 
naturel  ,  ce  qui  n'empêche  pas  qu'un 
grand  nombre  d'apologistes  n'aient  trou- 
vé dans  ce  seul  fait  et  dans  les  dévelop- 
pemens  dont  il  est  susceptible,  une  des 
plus  belles  démonstrations  de  la  divinité 
du  Christianisme. 

Avant  d'aller  plus  loin ,  nous  déclarons 
encore  une  fois  que  nous  ne  nous  arrête- 
rons pas  aux  objections  renouvelées  du 
dix-huitième  siècle  ,  ou  plutôt  des  héré- 
tiquesetdesincrédulesdetouslcs  siècles, 
qui  forment  le  fond  de  la  critique  de 
M.Salvador  sur  le  texte  sacré.  Assez  d'é- 
crivains, el  qui  occupent  une  assez  belle 
place  comme  représenlans  de  la  science 
cl  du  génie,  ont  consacré  leurs  veilles  à 
réfuter  ces  objections,  pour  que  les  Ames 
droites  el  sincères  puissent  résoudre  tou- 
tes les  difficultés  que  présente  ce  sujet. 
Mieux  vaut ,  croyons-nous,  s'attachera 
signaler  les  conséquences  générales  qui 
dérivent  nécessairement  des  principes 
|)rofessés  par  M.  Salvador. 

ISous  avons  dit  que,  tout  en  reconnais- 
sant à  la  viede  Jésus-Christun  cerlainca- 
raclère  de  réalité,  le  système  de  M.  Salva- 
dor n'avait  pas  moins  pour  résultat  de  l'en 
dépouiller  complètement.  Tour  en  con- 
vaincre nos  lecteurs,  nous  n'avons  qu'à 


JÉSUS-CHRIST  ET  SA  DOCTRINE, 


41 


considérer  la  manière  dont  il  traite  deux 
circonstances  assurément  trèsessentielles 
de  la  vie  du  Sauveur,  comme  de  toute  vie 
réelle  et  imaginable  :  ces  deux  circon- 
stances sont  la  naissance  et  la  mort. 
Relativementà  la  naissance  de  notre  Sei- 
gneur,  non  seulement  il  efface  d'un  trait 
de  plume  tout  le  merveilleux  des  premiers 
chapitres  de  saint  Luc  3  non  seulement  il 
conteste  à  Marie  ses  qualités  de  vierge  , 
d'épouse  et  de  mère  (1) ,  mais  il  dénie  les 
circonstances  qui  ne  présentent  rien  de 
miraculeux,  ni  d'extraordinaire;  le  re- 
censement opéré  par  le  président  Cyrinus 
est  attaqué  par  un  passage  de  Josèphe , 
qui  ne  contredit  point  le  texte,  et  qui, 
fût-il  aussi  concluant  qu'on  le  suppose  , 
n'aurait,  ce  semble,  aucun  droit  de  pré- 
valoir contre  l'auteur  sacré.  L'adoration 
des  mages  est  un  mythe  destiné  à  figurer 
à  l'cgard  de  Jésus  les  hommages  <^oloii- 
taires  des  peuples j  des  rois,  des  sages 
étrangers  qui^dans  la  croyance  des  pro- 
phcteSj  devaient  honorer  un  jour  le  peuple 
d'Israël  en  la  personne  de  son  chef^  lors- 
que ce  peuple...  serait  pari^enu  à  sa  pé- 
riode éloignée  d'inLelligencCy  de  majesté 
et  de  justice;  l'étoile  correspond  à  l'étoile 
allégorique  mentionnée  dans  les  livres  de 
Moïse  ou  aux  météores  nombreux  que  la 
naissance  et  la  mort  des  personnages  cé- 
lèbres de  l'antiquité  ne  manquaient  ja- 
mais de  produire;  l'or  et  les  parfums 
déposés  par  ces  visiteurs  augustes  ^  aux 
pieds  de  l'enfant  j  expriment  ^  sous  un 
emblème  j  que  la  royauté  et  le  sacerdoce 
auraient  à  se  confondre  cnlui,  et  que  l'i- 
magination orientale  était  prête  à  dé- 
ployer toutes  ses  richesses  au  service  de 
la  forme  nouvelle  sortie  de  la  loi  des  Ilé- 

(1)  On  pense  bien  que  M.  Salvador  ne  laisse  point 
passer  les  objeclions  tirées  des  deux  généaIo{;ies  de 
sainl  Mathieu  et  de  saint  Luc.  Nous  u'eu  aurions 
point  parlé  ,  s'il  no  commettait  une  erreur  assez 
grave  eu  attribuant  i  saint  Aujjustin  une  opinion 
qui  n'est  nullement  la  sienne.  D'aprôs  M.  Salvador, 
saint  Augustin  aurait  cru  que  la  sainte  Vierge  itaii 
de  la  race  de  Léci ,  t.  1 ,  p.  177,  note  ;  c'est  dans  sa 
dispute  contre  le  manichéen  Faustus  qu'il  aurait 
fait  cette  concession.  —  Nous  croirions  que  M.  Sal- 
vador prend  ici  l'opinion  de  Faustus  pour  celle  de 
saint  Augustin  ,  s'il  n'avait  soin  do  bien  préciser 
le  passage  où  le  saint  docteur  dit  précisément  le 
contraire.  On  n'a  qu'à  lo  cousuUvr  {conira  Fauslum 
Duinirhinim.  Lib.  xxiii,  D,  l.  ym,  col.  060;  cdil. 
(jaume). 


breux.  Le  massacre  des  Innocens  n'a  au- 
cune réalité  ,  toujours  parce  que  Josèphe 
n'en  a  rien  dit  ;  son  but  est  de  Térilier 
une  image  des  prophètes  et  démotiver  le 
voyage  en  Egypte  (1)  ;  enfin ,  le  lieu  même 
de  la  naissance  du  Sauveur  est  une  inven- 
tion ,  une  figure  poétique  trouvée  pour 
avoir  l'occasion  de  rappeler  un  texte  du 
prophète  Michée  ,  cité  en  effet  par  saint 
Mathieu  ;  Et  toi,  Bethléem ^  terre  de 
Juda,  etc 

Ces  citations  suffisant  pour  notre  objet, 
nous  passons  sans  intermédiaire  aux  con- 
sidérations que  suggère  à  M.  Salvador  la 
mort  de  N.-S.-J.-C.  Elles  sont  bien  autre- 
ment expressives  que  ce  qu'on  a  vu  jus- 
qu'ici ;  car  si  la  controverse  ne  portait 
que  sur  les  circonstances  de  la  nativité, 
dont  nulle  ,  il  est  vrai,  n'a  pu  résister  à 
la  critique  de  l'auteur,  c'est  la  réalité 
même  de  la  mort  qui  va  être  mise  en 
discussion  et  présentée  tout  au  moins 
comme  fort  douteuse  et  contestable. 

Le  passage  est  assez  curieux  pour  être 
cité  en  entier  : 

I  Aux  yeux  des  adversaires  du  miracle 
(et  par  conséquent  aux  yeux  de  M.  Sal- 
vador), ou  bien  la  mort  de  J.-C.  sur 
l'instrument  du  supplice  romain  n'aurait 
été  qu'apparente  et  n'entraînerait  d'autre 
idée  que  celle  d'un  long  évanouissement , 
suite  matérielle  de  douleurs  profondes  , 
oubienquelquesdisciplessecretsseraient 
descendus  dans  sa  tombe;  ils  auraient 
réussi  à  enlever  son  corps  privé  de  vie  , 
et  cela  sans  en  avoir  même  prévenu  les 
apôtres,  à  qui  leur  respect  natif  pour  l'au- 
torité nationale  et  l'effroi  de  leur  Ame 
avaient  d'abord  inspiré  de  se  cacher  avec 
grand  soin.  Toujours  est-ce  indubitable 
qu'on  chercherait  vainement  à  combiner 
par  la  pensée  /àvi  d'aussi  spécieux  en 
faveur  de  la  première  etdc  laplus  étrange 
de  CCS  deux  opinions,  que  le  concours 
suivant  des  données  évangéliques. 

(I)  Après  tant  de  né-alions,  on  est  ngréabloment 
surpris  de  voir  M.  Salvador  reconnaître  enfin  comme 
certain  le  voyage  en  Egypte.  On  se  demande  sur 
(juol  motif  historique  est  fondée  celte  exception  ; 
mais  rctoniuMionl  s'accroît  bien  davantage  ,  lors- 
qu'on voit  M.  Salvador  sur  le  point  de  reconnaiiro 
deu.v  vojajes  au  lieu  d'u»  et  ne  reculer  que  devant 
les  obstarlcs  insurnutnlablrs  que  rencontrerait  cette 
opinion  en  prisse  ne  r  de  Iradilions  nnsii  exprets\re$ 
'[uc  les  Évangiles ,  t.  i ,  p.  20o  et  suiv. 


12 


.lÉSU.S-CHRISr  ET  î)A  DOCTIUJSE. 


c  La  perle  de  la  \io  n'accompagne  pas 
do  toute  nccessité  des  blessures  graves 
aux  exln^milcs  des  membres.  ( Kt  le  coup 
de  lance  ?  direz-^'ous  pcut-clre...  ]\" anti- 
cipons pas ,  /(•  ioup  de  lance  viendra  à 
point...  J  1/autiquilé  romaine  offre  des 
exemples  nombreux  d'individus  qui  du 
baul  de  la  croix  où  le  poids  de  leur  corps 
était  soutenu  par  des  liens  (circonstance 
à  noter  dans  l'espèce j  où  le  corps  du  cru- 
cifié était  soutenu  par  des  clous  ;  mais 
M.  Salvador  n'est  pas  homme  à  s'embar- 
rasser des  clous  J  ,  auraient  exprimé  l'in- 
dignation de  leur  âme  aux  spectateurs, 
auraient  pu  y  respirer  plus  d'un  jour  ou 
en  être  détacbés  assez  à  temps  pour 
écbapper  à  la  rigueur  de  leur  destinée. 
La  femme  toute-puissante  du  procurateur 
et  le  centurion  appelé  à  présider  au  sup- 
plice, étaient  dans  les  dispositions  les 
meilleures  à  l'égard  de  Jésus-Cbrist.  {On 
ne  s'étonnera  donc  pas  de  trouver  au 
nombre  des  premières  causes  de  la  fon- 
dation du  Christianisme,  l'influence  des 
femmes.)  L'usage  ordinaire  et  affreux  du 
brisement  des  jambes  sous  le  fer,  qu'on 
n'épargne  point  aux  deux  patiens  livrés 
à  ses  côtés  au  même  sort,  fut  loin  d'at- 
teindre sa  personne.  Le  coup  ou  lapigiire 
de  lance ,  selon  les  expressions  textuelles, 
qu'un  des  soldats  lui  aurait  porté  dans 
le  flanc  et  qui  n  entraînait  rien  de  déci- 
sif, n'avait  nullement  pour  but  de  donner 
la  mort  ;  il  annonçait  à  la  foule  que  la  fa- 
culté de  sentir  avait  disparu  et  qu'on 
pouvait  se  retirer  sans  incertitude. 

i  Iiien  plus,  le  procurateur  lui-môme, 
homme  degrandeexpérience  sur  ce  point, 
manifesta  l'élonnement  le  plus  vif  dès 
qu  on  l'eutaverti.que  l'exposition  du  con- 
damné ,  comprise  entre  l'heure  de  midi 
et  le  coucher  du  soleil,  vers  Téquinoxe  du 
printemps ,  avait  déjà  amené  son  dernier 
souflle.  Eulin,  et  c'est  ici  l'un  des  rensei- 
gnemens  les  plus  essentiels  ,  les  textes 
établissent  qu'en  dehors  de  tous  les  apô- 
tres il  existait  des  disciples  secrets  de 
Jésus.  Un  de  ces  disciples  secrets,  un 
membre  du  sénat  juif  qui  avait  prononcé 
dans  le  jugement  un  vote  de  délivrance  , 
obtirtt  aussitôt  <lu  procurateur  l'autori- 
.sation  de  délier  le  corps.  Il  alla  en  per- 
sonne le  confier  h  une  tombe  récemment 
construite  dans  son  propre  jardin  ,  tout 
près  du  lieu  d'exéculion.  cl  un  autre  dis- 


ciple du  même  rang  y  accourut  chargé 
d'une  grande  quantité  d'aromates. 

<  Celte  première  supposition  d'une 
mort  apparente  ,  si  on  la  dégage  de  tou- 
tes les  formes  merveilleuses  que  l'enthou- 
siasme et  la  bonne  foi  des  croyances  ac- 
ceptaient alors  avec  tant  de  facilité  , 
ramènerait  donc  jusqu'àun  certain  point 
aux  conditions  d'un  fait  naturel  l'appa- 
rition ultérieure  du  maître  parmi  ses 
sectateurs  et  les  adieux  qu'il  leur  aurait 
adressés,  à  l'exemple  de  ^loïse  et  de  Ly- 
curgue.  Mais  quelle  que  soit  la  part  qu'on 
lui  accorde,  son  intérêt  véritable  est  de 
faire  arriver  sous  nos  yeux  l'opinion  d'une 
des  sectes  les  plus  anciennes  de  l'Eglise, 
celle  des  dohetes.  Suivant  cette  opinion, 
Jésus  n'avait  eu  à  subir,  durant  sa  pas- 
sion, aucun  mal  réel  ;  loin  de  s'identifier 
avec  la  nature  méprisable  de  la  matière 
ou  de  la  chair,  il  ne  s'était  offert  au  monde 
que  dans  un  état  tout  fantastique,  tout 
aérien,  dans  l'état  familier  aux  dieux  des 
Grecs,  qui  prenaient  des  formes  sans  sub- 
stance et  se  dissipaient  en  fumée  (1).  » 

On  ne  saurait  disconvenir  que  cette 
opinion  des  dokètes,  pour  laquelle  M.  Sal- 
vador n'a  pas  un  mot  de  rr^probation,  ne 
vienne  très  à  propos  corroborer  l'objec- 
tion si  complaisaniment  développée  con- 
tre la  réalité  de  la  mort  de  notre  Sei- 
gneur. Rappelons  maintenant  ce  qui  a 
été  dit  plus  haut  au  sujet  de  sa  naissance, 
et  d'après  la  manière  de  considérer  ces 
deux  circonstances  fondamentales  ,  lâ- 
chons d'apprécier  la  valeur  laissée  au 
reste  de  l'histoire  évangélique.  La  voici 
réduite  à  sa  nouvelle  forme  :  deux  ou  trois 
versets  serviront  à  la  mettre  tout  entière 
sous  les  yeux  du  lecteur  : 

1.  En  ce  temps-là,  il  est  ne  un  enfant 
dont  le  nom  symbolique  n'a  rien  de  per- 
sonnel. Cet  enfant  est  né  on  ne  sait  trop 
quand,  on  ne  sait  trop  où  ,  d'un  pcre  et 
d^une  mcre  fort  incertains.  Sa  naissance 
est  environnée  de  toutes  les  fables  et  de 
tous  les  emblèmes  dont  s'est  plu  à  Vem- 
bellir  l'imagination  orientale. 

2.  Sa  vie  a  été  retracée  en  une  suite  de 
tableaux  qui  tiennent  beaucoup  moins 
du  caractère  de  ihistoire  que  de  la  poésie 
et  du  drame,  qui  néglige,  selon  ses  con- 
veuances,  les  conditions  des  temps  et  des 

1 1)  T.  II,  p.  101  el  suiv. 


JÉSUS-CHRIST  ET  SA  DOCTRIISE. 


43 


lieux j  et  qui  sacrifie  tous  ses  personnages 
secondaires^  qu'ils  soient  réels  ou  inven- 
tés, à  Vidée  dominante  du  sujet  et  à  son 
plus  haut  personnage. 

3.  Ce  personnage  est  mort  sur  une 
croix j  selon  toute  apparence.  Telle  est 
au  moins  la  supposition  la  plus  répan- 
due:^ quoique  tous  les  accessoires  de  cette 
mort  soient  pareillement  inventés  dans 
un  but  d'intérêt  personnel,  et  qu^il  soit 
impossible  de  combiner  rien  d'aussi  spé- 
cieux qu^une  certaine  opinion  qui  regarde 
cette  mort  même  comme  une  chimère. 

Telleesten  dernier  résultat  la  version  du 
nouvel  Évangile,  selon  M.  Salvador.  ]\'a- 
vions-nous  pas  raison  de  dire  que,  malgré 
toutes  ses  précautions  et  ses  efforts  pour 
s'attacher  encore  à  quelque  chose  de  réel, 
il  glisse  rapidement  sur  la  pente  de  Du- 
puis,  de  Schleiermacher  et  de  Strauss,  et 
que  son  système  est  sujet  aux  mêmes  in- 
convéniens  que  les  leurs?  Remarquez,  en 
effet,  que  quelque  aflirmatif  que  soit  le 
ton  de  ces  derniers,  quelque  assurance 
qu'ils  affectent  en  exposant  leurs  idées  , 
ces  affirmations  et  cette  assurance  ne  sont 
que  leur  fait  personnel  dont  il  est  libre  à 
chacun  d'accepter  l'autorité ,  et  que  le 
seul  résultat  qu'ils  puissent  obtenir,  au- 
quel ils  tendent  même,  c'est  d'élever  plus 
ou  moins  de  doutes  sur  les  faits  évangé- 
liques.  Cela  leur  suffit  ;  ils  n'en  veulent 
pas  davantage  et  n'exigent  pas  de  leurs 
disciples  une  négation  franche,  absolue, 
irrévocable.  Or,  en  fait  de  doutes  ,  d'in- 
certitudes, de  probabilités,  d'hésitations, 
ceux  qui  connaissent  l'ouvrage  de  M.  Sal- 
vador n'hésiteront  pas  à  lui  donner  la 
palme  entre  tous  ses  concurrens. 

Après  s'être  ainsi  mis  à  l'aise  avec  les 
événemens  fondamentaux  du  Christia- 
nisme,  il  reste  un  autre  grand  fait  dont 
il  n'est  pas  aussi  facile  de  se  débarrasser  : 
c'est  le  Christianisme  lui-même,  ou,  si 
l'on  veut,  le  Christ  vivant  et  agissant  au 
sein  de  son  Église,  gouvernant  les  siècles, 
secouant  le  monde  pour  le  transformer 
et  le  pousser  à  des  destinées  d'une  gran- 
deur inconcevable,  créant  une  civilisa- 
tion, des  relations,  des  vertus  nouvelles, 
faisant  jaillir  d'un  pôle  à  l'autre  des  Ilots 
de  lumière  et  d'amour.  Comment  tout 
cela  s'est-il  fait?  Comment  le  (Christ  est-il 
parvenu  à  fonder  sa  religion  .' 
La  foi  cluélicnnc  rapporte  principalc- 


lement  la  fondation  du  Christianisme  à 
l'accomplissementdes  prophéties  de  l'An- 
cien Testament  et  aux  miracles  opérés 
par  ]N.-S.  Jésus-Christ.  Ces  deux  séries 
défaits  appartenant  à  l'ordre  surnaturel, 
la  position  de  M.  Salvador  lui  impose  de 
les  rejeter.  Voyons  jusqu'à  quel  point 
sont  acceptables  les  hypothèses  qu'il  y 
substitue. 

Relativement  aux  prédictions  qui  con- 
cernent le  Messie,  deux  questions  se  pré- 
sentent :  l'une  qui  touche  à  la  composi- 
tion des  prophéties ,  à  l'inspiration  et  aux 
intentions  des  prophètes ,  et  l'autre  à  leur 
accomplissement.  Selon  M.  Salvador,  les 
prédictions  annonçant  un  libérateur,  un 
sauveur,  une  ère  de  salut  et  de  gloire , 
n'ont  d'autre  but  que  de  spécifier  et  d'ex- 
pliquer l'avenir  du  peuple  juif.  Ce  3Iessie, 
cet  envoyé  qui  doit  sauver  le  peuple,  qui 
doit  tantôt  souffrir,  tantôt  être  glorifié , 
c'est  le  peuple  juif  lui-même  châtié  ou 
récompensé  selon  ses  mérites  ou  ses 
crimes.  Ici,  comme  on  voit,  s'ouvre  à 
l'exégèse  le  champ  des  explications  les 
plus  variées.  Tantôt  i  la  Judée  ou  Jéru- 
salem ,  dépeinte  sous  la  forme  d'une 
vierge,  et  fécondée  par  l'intelligence  ou 
par  l'esprit,  promet  d'enfanter  après  de 
longues  amertumes,  de  violentes  dou- 
leurs, un  peuple  juste,  un  Fils  puissant 
et  glorieux,  destiné  un  jour  à  servir  d'é- 
tendard et  de  moyen  d'alliance  à  toutes 
les  nations  de  la  terre  ;  i  tantôt  »  la  môme 
personnification  nationale,  l'homme  de 
droiture  livré  en  victime  aux  plus  amèrcs 
douleurs,  et  déchiré  par  ses  propres  en- 
fans  ,  aurait  ses  membres  dispersés  ea 
tous  lieux ,  deviendrait  la  risée  du  monde 
entier  ;  sa  robe  toute  sanglante  serait  mise 
en  lambeaux,  sa  couronne  de  gloire  se 
changerait  en  déshonneur,  et  on  le  ver- 
rait jeté  ,  comme  un  mort ,  dans  la  pous- 
sière et  dans  la  fosse,  mais  pour  revenir 
de  nouveau  à  la  lumière,  pour  ressusciter 
plus  jeune  et  plus  brillant,  parce  qu'il 
ne  convient  ni  à  la  penstîe  qui  a  présidô 
ù  sa  création,  ni  à  l'intérêt  des  races  hu- 
maines de  le  laisser  mourir.  >  L'auteur 
cite  à  l'appui  un  certain  nombre  de  textes 
qjii  peuvent  se  plier  ù  celte  supposiiiou, 
sans  se  mettre  en  peine  s'il  en  est  d'autres 
et  ass(V.  nombreux  qui  deviennent  abso- 
luiueul  inintelligibles,  rsousnoushornous 
à  rappeler  ccu.\  qui  reprcscntcnt  le  Messie 


11 


.lÉSUS-CHRlST  ET  SA  DOCTRINE. 


comme    souffrant   sans  l'avoir    mérité , 
souffrant  non  pour  lui  qui  est  juste,  Fils 
de  Dieu,   mais  pour  les  pécheurs;  mis  h 
mort  pour  son  peuple  et  par  son  peuple; 
ceux  encore  où    il  est  dit  que  le  Messie 
s'offre  en  sacrifice  de  lui-mrme,   libre- 
ment, jHircc  ijuUL  ia  k'duIu. —  ODicu! 
les  holocaustes  et  les  ^'ic  tint  es  ne  vous  ont 
j)(2s  t'it'  (/gn'tiblcs ,  (dois  j\n  dit  :  Je  viens. 
Ksl-ce  là  le  type  d'un  peuple  cliAlié  pour 
:>es  crimes?...  Mais  pour  ne  point  s'arr^;- 
ter  à  des  citations  qu'il  serait  facile  de 
multiplier,  que  devient  cette  attente  uni- 
verselle d'un  libérateur,  d'un 3Iessie,  que 
M.  Salvador  reconnaît  lui-môme,  et  qui 
entre  dans  la  plus  intime  constitution  de 
riiébraisme ?  ISulle  discussion  là-dessus. 
Youlez-vous   savoir    ce  que  devient  le 
Messie  dans  Topinion  de  M.  Silvador?  — 
i  Le  Messie,   en  hébreu   Mochiarch ,  g\\ 
grec   Christos ,  signifie  l'homme  frotté, 
oint,  parfum.é,  ou,  comme  on  dirait  au- 
jourd'hui ,  riiomme  habillé,  équipé  pour 
marcher  à   la  tête  des  assemblées  reli- 
gieuses  ou  guerrières.  >    Quoi   qu'il  en 
puisse  ùtre ,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
le  îMessie  frotic  _,  oint  ou  cqiiipc  ,  comme 
vous  l'entendrez ,  était  l'objet  de  l'attente 
universelle  des  juifs,  qu'ils  étaient  d'ac- 
cord à  fixer  sa  venue  vers  l'époque  de  la 
naissance  de  Jésus-Christ,  qu'aujourd'hui 
môme  une  portion  assez  considérable  de 
juifs,   ne  pouvant  autrement  expliquer 
leurs  livres  sacrés,  sont  contraints  d'ad- 
mettre que  le  iNIessieest  déjà  venu,  quoi- 
qu'il ne  se  soit  pas  encore  manifesté; 
tandis  que  tous  les  autres,  tous,  sans  ex- 
ception (sauf  M.  Salvador),  l'attendent 
encore;  enfin,  qu'en  aucun  temps,  aucun 
juil  d'aucune  secte,  ni  pharisien,  ni  sad- 
ducéen,  ni  essénien  ,  ni  hérodien,  n'a  ja- 
mais cru  voir  dans  le  Messie  la   person- 
nihcation    du    peuple  juif  (  toujours  à 
l'exception  de  M.  Salvador  ). 

Chose  singulière  !  nous  allons  voir  cette 
interpr«'lali(>n  attaquée  et  fort  ébranlé»; 
par  l'auteur  lui-même,  en  traitant  la  se- 
conde question  relative  à  l'accomplisse- 
ment des  prophéties  dans  la  personne  du 
Sauveur.  Pourcjuoi  cl  comment  en  effet 
l'Évangile  ofire-l-il  tant  do  traits  de  con- 
formité avec  les  anciens  oracles;  confor- 
mité tellement  littérale,  qu'on  pourrait 
«louter  (juel(|uefois  ,  selon  l'expression 
d'un  l'crc  ,  bi  tcrUius  d  ciili  e  les  prophC 


tes  ne  sont  pas  plutôt  des  évangélistes  ? 
M.  Salvador  ne  trouve  rien  de  mieux  que 
de  répéter  ce  qu'ont  été  forcés  de  dire  tous 
les  adversaires  du  Christianisme  ,  et  de  se 
rejeter  dans  le  système  d'un  parti  pris 
d'avance,  d'une  détermination  arrêtée 
entre  Jésus  et  ses  disciples,  i  On  juge 
soudain,  dit-il,  toute  la  portée  de  cette 
détermination  des  historiens  de  Jésus, 
qui  s'étend  sur  les  questions  de  doctrine 
comme  sur  les  points  de  fait ,  et  qui  les 
excitait  à  réaliser  matériellement  en  sa 
personne  toutes  les  images  et  toutes  les 
expressions  de  la  poésie  sacrée  hébraï- 
que. On  assiste,  en  quelque  sorte,  avec 
eux  au  développement  du  principe  pro- 
clamé en  ces  temps  par  le  maître  :  // 
faut  que  toutes  les  cJioses  écrites  dans  la 
loi  de  Moïse,  écrites  dans  les  prophètes , 
écrites  dans  les  chants  de  David,  se  trou- 
vent accomplies  en  jnoi.  »  Mais  pour  con- 
cevoir ce  principe  proclamé  h  priori  et 
cette  résolution  d'exprimer  dans  toute  sa 
vie,  dans  les  plus  cruelles  souffrances  et 
dans  la  mort,  tout  cequi  estécrit^  il  faut 
bien  admettre,  de  la  part  des  apôtres  et 
de  leur  maître,  et  encore  de  la  part  de 
toute  la  nation  juive,  la  conviction  que; 
l'accomplissement  des  prophéties  par  le 
Christ  était  une  condition  de  première 
nécessité;  que  le  signe  auquel  on  devait 
reconnaître  1'^  IMessie  consistait  en  cette 
ressemblance  parfaite  avec  le  divin  exem- 
plaire tracé  depuis  plusieurs  siècles,  que 
par  conséquent  son  premier  caractère 
était  d'être,  d'avoir  sa  personnalité  pro- 
pre bien  réelle,  et  nullement  de  se  con- 
fondre avec  je  ne  sais  quelle  personnifi- 
cation vague  du  peuple  juif. 

La  discussion  des  miracles  n'offrant 
rien  de  neuf,  étant  au  contraire  loin  de 
reproduire  dans  toute  leur  force  les  ob- 
jections faites  et  résolues  depuis  long- 
temps, nous  ne  croyons  pas  devoir  nous 
y  arrêter. 

Les  prophéties  et  les  miracles  ainsi 
éliminés,  nous  arrivons  à  l'examen  des 
causes  naturelles  qui  ont  favorisé  la  fon- 
dation du  Christianisme.  >ous  ne  pré- 
tendons point  passer  en  revue  toutes  les 
raisons  apportées  par  M.  Salvador,  qui 
ne  pèche  pas  assurément  par  le  nombre 
et  la  complication  de  ses  moyens  oratoi- 
res. M)ns  (leinariderons  donr,  la  periuis- 
nc  mentionner  que  celles  qui 


1     res.  i\oi 
-  I  :3ion  (le 


JÉSUS-CHRIST  ET  SA  DOCTRINE. 


nous  sembleront  plus  remarquables,  ou 
par  quelque  apparence  de  fondement , 
ou  par  le  mérite  de  la  nouveauté. 

Première  cause.  —  Uétat  du  monde  a 
l'époque  de  la  naissance  de  J.-C.  Nous 
avons  dit  un  mot  de  ce  système  familier 
aux  adversaires,  et  le  plus  fort  argument 
qu'ils  puissent  employer  parce  qu'il  a  un 
côté  vrai.  Il  consiste  à  dire  que  les  peu- 
ples attendaient  ;  que  tout  dans  le  monde, 
hommes  et  choses,  événemens  et  doc- 
trine, tout  avait  été  préparé  pour  un 
grand  changement  religieux  et  social. 
]Vousreconnaissonscesprémisses,etnous 
en  donnons  la  raison.  Vous,  vous  ne  pou- 
vez les  expliquer,  vous  ne  faites  que  les 
admettre...  Je  me  trompe  ;  vous  concluez 
hardiment  de  cq  concours  extraordinaire 
de  circonstances  (expressions  de  M.  Sal- 
vador) qu'il  n'y  arien  d'extraordinaire 
dans  l'établissement  du  Christianisme. 
C'est  là  le  plus  grand  effort  de  votre  lo- 
gique. Il  est  inutile  d'observer  que  cette 
preuve  tout  extérieure  n'effleure  même 
pas  et  laisse  subsister  en  leur  entier  les 
caractères  de  divinité  que  la  religion  du 
Cbrist  tire  de  son  propre  sein.  Qu'on 
veuille  bien  le  remarquer,  car  l'objection 
tirée  de  Télat  du  monde  est  fort  en  vogue 
aujourd'hui.  C'est  là  un  larcin  de  plus 
que  commettent  nos  adversaires  ;  c'est 
une  arme  qu'ils  voudraient  nous  dérober 
pour  la  tourner  contre  nous,  et  qui  s'é- 
brèche  entre  leurs  mains  chaque  lois 
qu'ils  tentent  de  s'en  servir. 

Deuxième  cause.  —  L'adresse  du  jeune 
niailrc  de  Nazareth  (nous  demandons 
pardon  d'employer  le  style  de  M.  Salva- 
dor), et  surtout  sa  conduite  à  l'égard  de 
saint  Jean-Baptiste,  qu'il  parvint  à  sup- 
planter. Les  rapports  entre  notre  Sei- 
gneur et  saint  Jean  deviennent  sous  la 
plume  de  IM.  Salvador  le  canevas  d'un 
vrai  roman;  c'est  une  suite  d'accords,  de 
refrodisseniens  ,  de  conditions  ,  de  scis- 
sions qu'il  a  trouvés  quelque  part  sans 
doute  ailleurs  que  dans  rÉvangiie,  et 
dont  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper. 

Troisième  cause.  —  Les  stipulations 
intervenues  entre  le  maître  et  les  apôtres  , 
que  M.  Salvador  trouve  curieuses,  et  qui 
le  sont  fort,  entendues  en  son  sens.  Ces 
stipulations  existent ,  en  elïet ,  cl  nous  les 
trouvons  clairement  expiiuiécs  à  la  lin  du 
xi\'  chapitre  de  saint  Mathieu  ,  lorsque 


saint  Pierre  disant  au  Sauveur:  Foilà  que 
nous  a^ojis  tout  quitté  et  que  nous  vous 
avons  suivi;  quoi  donc  nous  en  reviendra- 
^^7.'' Il  entendit  celte  sublime  promesse 
qu'il  n'est  pas  besoin  de  rappeler.  Écou- 
tons le  curieux  commentaire  de  M.  Sal- 
vador :  i  Quelque  pauvres  qu'eussent  été 
jusque-là  les  apôtres,  et  malgré  leur 
amour  envers  leur  maître,  Pierre  fut  sou- 
vent l'organe  de  ses  collègues  pour  faire 
expliquer  Jésus  en  termes  précis  sur  la 
part  qui  reviendrait  à  chacun  d'eux  delà 
grandeur  que  sa  propre  personne  se  ré- 
servait. Ils  voulurent  être  assurés  des 
biens  réels  qui,  indépendamment  de  l'é- 
ternité promise  à  leur  avenir,  serviraient 
à  les  dédommager  de  l'abandon  complet 
de  leur  famille  et  de  leur  profession  , 
auxquels  ils  s'étaient  résignés  à  sa  voix  , 
et  de  tous  les  dangers  qui  devaient  en 
être  la  suite.  La  réponse  de  Jésus...  con- 
siste à  leur  déclarer  et  à  leur  promettre 
toutes  ces  choses  : 

i  Ils  recevraient  le  centuple,  en  maisons  y 
enchanips  et  en  parenté^  de  ce  qui  avait 
été  en  leur  possession  ; 

«  Dans  le  royaume  de  la  résurrection 
prochaine  et  de  choix...  ils  obtiendraient 
douze  trônes  pour  présider  aux  douze 
tribus  du  nouvel  Israël,  qui  verrait  Jésus 
assis  sur  un  trône  particulier  comme  sou- 
verain prince; 

«  Enfin,  ils  auraient  un  droit  absolu , 
dans  riniervalle, aiouic  sorte  de  secours, 
à  l'exemple  du  l'ils  de  Marie  lui-même  , 
qui  vivait  des  libéralités  dues  à  plusieurs 
femmes  guéries  par  sa  puissance  de  leurs 
vices  ou  de  leurs  maux.  » 

Nous  croyons  pouvoir,  sans  compro- 
mettre notre  cause,  laisser  subsister  ce 
chef  dans  toute  sa  puissance  et  loule  sa 
séduction.  Le  second  n'est  peul-ôlre  pas 
bien  compris  de  nos  lecteurs,  et  nous 
aurons  occasion  d'y  revenir  en  traitant 
un  système  de  M.  Salvador,  ou  plutôt 
une  tentative  de  réhabilitation  en  faveur 
d'une  des  plus  aiUMcnnes  hérésies  con- 
nues. Reste  donc  le  premier  motif,  qui 
n'est  pas  le  moins  curieux,  puisqu'il  con- 
siste, selon  notre  auteur,  à  promettre 
aux  apôtres,  dès  celle  vie  (///  tcmpore 
//0(%  (l'cjprès  le  texte  de  saint  Marc  \  cent 
pour  un  de  tout  ce  qu'ils  avaient  quitté  , 
maisons,  champs,  etc. ,  sans  oublier  pro- 
bablement barques  cl  iilcli:.  Si  les  apo- 


46 


Ji:SLS-CIIRIST  ET  SA  DOCTRINE. 


1res  certes  rnb^ricUrcnt  celle  slipulalion 
(l'une  maiiiùre  aussi  lilU-rale  el  aussi 
nialériolk"  (jue  ^1.  Salvador,  ils  (lurent 
iMrebien  délromin's  par  la  suite  et  d'au- 
tant moins  eui|)iess(5s  à  verser  leur  san^' 
poui  un  nKTÎIrc  (jui  les  avait  si  cruelle- 
nient  abusc^s. 

(^^uatrit'ine  cause.  —  J^spril  de  prosély- 
tisme cl  de  coïKfiu'le.  iSousne  suivons  pas 
toujours  le  intime  ordre  que  M.  Salvador, 
cc!  (jui  ne  peut  nuire  à  la  force  de  sesar- 
gumens. —  11  a  un  ciiapitre  exprès  ,  con- 
sacr(^  au  prosiM) iisme  de  la  religion  chré- 
tienne, ('et  esprit  existe  effet  au  sein  de 
l'Église  calliolique  ,  et  plus  fort ,  plus  ac- 
IK  que  partout  .lilieurs;  il  est  jusqu'à  un 
certain  point    le  j>rincipe  de  sa  force  , 
mais  bien  plus  encore  le  résultat  de  son 
institution   divine.   Tout  cela  est  viai  ; 
mais  vouloir  matérialiser  encore  ce  prin- 
cipe, le  changer  eniin  esprit  de  conquête 
cupide  et   cruel,  le  comparer  à  l'esprit 
de   mahomélisme,  ce   serait  sans  doule 
dépasser  les  bornes  ;   c'est  pourtant  ce 
qu'entreprend  M.  Salvador,  et  en  termes 
assez  énergi(|ues  (I):  <  Quelle  que  soit, 
dit-il,  la   renommée  justement   acquise 
au  Fils  de  Marie  ,  il  y  a  plusieurs  distinc- 
tions importantes  à  émettre  sur  ce  sujet. 
Ceux-là  cèdent  en  par  tic  à  une  illusion  qui, 
pour  lui  donner  encore  plus  d'éclat ,  se 
plaisent  à  l'opposeravecune  ferveur  trop 
exclusive  à  la  sc^H-rité  (va-),  non  moins  fa- 
meuse du  prophète  de  l'Arabie,  ou  de  leur 
prédécesseur  commun  (.)/oi'.ît',ro//////Ci'Of/.v 
devinez)...  Moïse  ordonna  tropsouventà 
l'épée  de  se  montrer  impitoyable!  {fJt  Ma- 
homet aussi, n'est-ce  pas^'')  Mais  dans  l'at- 
tente absolue  (lu  royaume  deseconde  vie, 
qui  occupait  to»ite  la  pensée  de  Jésus,  des 
conséquences  aussi  terribles  se  manifestè- 
rent clairement  à  %e^yQnx,desronséquen- 
I  es  plus  terribles  peut-être, hcdwsti  de  leur 
caractère  moral  et  de  la  direction  fatale 
(ju'ellesonl  si  long-lemps  imprimée  à  son 
É/^lisp.  Pourtant,  loin  d'hésiler  à  leur  as- 
pect, il  se  liAta  do   les  accueillir,  de  les 
développer  et  de  leur  donner  une  e^xpres- 
.\ion  qui  n'a  rien  a  rencontrer  de  plus  fort 
dans  l'éloquence  de  Mahomel  tN  l'IJl- 
SO>>E.  >  Est-ce  assez  clair?...  Mais  grand 
Dieu  !  de  quoi  s'a.;it-il  donc?...  U  s'agit 
d'un  texte  de  saint  Mathieu.  «  INe  croyez 

(l)T.  I,p.liUU. 


pas  que  je  sois  venu  apporter  la  paix  sur 
la  terre,  s'écrie  le  nouveau  maître;  j'ai 
apporté  l'épée;  je  suis  venu  mettre  le  feu 
sur  la  terre,  el  tout  mon  désir  est  qu'il 
s'allume,  etc..  >  Ajoutez  cette  parabole 
d'un  roi  qui,  avant  de  livrer  bataille,  a 

besoin  de  compter  sur  ses  guerriers  / 

<  Ce  sont  des  guerriers  véritables  qu'il  se 
propose  de  former!  s'écrie  M.  Salvador, 
des  guerriers  qui ,  étant  appelés  à  con- 
quérir   le   royaume   prochain (Quel 

royaume ,  encore  une  fois?)  le  royaume 
prochain  de  la  résurrection  des  morts , 
doiventregarder  d'un  œil  indifférent  tou- 
tes les  conditions  favorablesou  contraires 
de  l'existence  actuelle  ;  ce  sont  des  guer- 
riers enfin,  réduits  à  l'état  des  athlètes, 
qui  se  présentaient  nus  pour  le  combat...  » 
Tout  s'explique  enlin,  et  nous  respirons. 
Vous  voyez  que  M.  Salvador  n'est  pas 
aussi  méchant  qu'il  le  paraît.  Il  parle 
bien  quelque  part  des  exemples  célèbres 
d'inclémence  et  de  barbarie  que  le  Chris- 
tianisme a  eu  si  souvent  l'occasion  d'of- 
frir à  V univers  ;  mais  il  faut  savoir  passer 
quelque  chose,  et  ce  n'est  pas  trop  pour 
un  juif. 

Cinquième  cause.  —  Le  dogme  nou- 
veau .  —  En  général ,  M.  Salvador  entend 
nos  dogmes  de  la  plus  étrange  facjon  ;  il 
croit  que  celui  de  la  sainte  Trinité  atta- 
que l'unité  de  Dieu  •  l'incarnation  pareil- 
lement lui  semble  être  Vassociation  d'un 
Dieu  nouveau  au  Dieu  ancien;  la  créa- 
tion (qui  le  croirait),  selon  le  sens  des 
Pères,  revient  au  système  du  dualisme 
absolu,  t  Si  Dieu  a  tiré  la  matière  du 
néant,  il  fallait  que  le  néant  existât  de 
concert  avec  Dieu ,  ce  qui  donne  tou- 
jours deux  j)rincipes  (1).  i 

En  effet,  le  principe  être  et  le  principe 
non-étre. 

^lais  il  est  un  nouveau  dogme  que 
M.  Salvador  s'attache  surtout  à  mettre  en 
lumière,  comme  renfermant  le  principe 
de  la  puissance  du  lils  de  Marie  et  l'expli- 
cation complète  de  ses  succès.  Ce  nou- 
veau dogme  est  celui  de  la  résurrection 
des  morts,  qui  d'abord  n'est  pas  si  ;^oa- 
ixv/zi^  puisque,  d'après  le  litre  d'un  cha- 
pitre de  notre  auteur,  il  constitue  le 
dernier  terme  du  mariage  des  croyances 
orientales  avec  les  telles  sacrés  des  Juifs. 

(1)1.  ll,p.  liMi 


JÉSUS-CHRTST  ET  SA  DOCTRINE. 


47 


Quoi  qu'il  en  soit,  tout  le  secret  des 
triomphes  de  Jésus  est  dans  ce  dogme  et 
dans  l'usage  qu'il  en  fit. 

Ce  n'est  pas  sans  répugnance  que  nous 
nous  voyons  réduit  à  travestir  et  à  pro- 
faner en  quelque  manière  nos  plus  sain- 
tes vérités;  mais  il  faut  bien  qu'on  sache 
ce  que  sont  et  où  tendent  ces  systèmes 
élevés  à  si  grands  frais  et  dont  on  fait 
tant  de  bruit.  Que  le  lecteur  veuille  donc 
poursuivre  jusqu'au  bout  l'examen  d'un 
de  ces  systèmes,  qu'il  est  impossible  de 
mieux  réfuter  qu'en  les  exposant. 

Le  fils  de  Marie  {pur  homme)  com- 
mence donc  par  se  convaincre  et  par 
convaincre  ses  disciples,  sans  arrière- 
pensée  ,  de  l'existence  d'un  royaume  de 
gloire  et  de  délices,  existant  au-delà  de 
celte  vie,  qui  devait  être  la  récompense 
de  leur  fidélité  et  de  leur  dévouement. 
Cela  fait,  nul  doute  *  que  sous  l'empire 
absolu  d'une  croyance  si  féconde  en  mo- 
tifs d'excitation,  le  premier  besoin  moral 
était  d'acquérir  pour  soi-même  et  de 
faire  acquérir  aux  autres  par  l'entraîne- 
ment le  plus  généreux  une  place  éter- 
nelle dans  le  monde  ainsi  reconstitué ,  et 
que  la  première  manifestation  de  ce  be- 
soin emportait  une  puissance  jusqu'a- 
lors inconnue  de  gloire ,  de  ferveur  et 
de  zèle.  Cette  puissance  se  personnifiait 
en  Jésus-Christ.  >  La  seule  difficulté  était 
d'établir  la  doctrine  ;  mais  remarquez 
qu'  i  elle  devait  rencontrer  les  causes  les 
plus  immédiates  de  succès  dans  les  con- 
victions religieuses  répandues  de  toutes 
parts  et  dans  l'état  de  malaise  des  esprits 
disposés  par  avance  en  faveur  de  toute 
inspiration  qui,  loin  de  délier  pénible- 
ment le  nœud  des  principaux  ennuis  de 
la  vie  et  ses  principales  diflicultés,  se 
proposerait  de  le  trancher  tout-à-coup 
comme  sous  le  fil  d'une  épce.  >  L'auteur 
exprime  ailleurs  sa  nième  pensée  en  un 
seul  mot  plus  clair  et  plus  piquant,  le 
charme  des  contrastes  ;  c'est  tout  dire.  Le 
monde,  fatigué  de  voluptés  sensuelles, 
soupirait  après  les  plaisirs  de  l'Ame  ;  les 
intelligences  abruties  exigeaient  une  doc- 
trine pure  et  élevée  ;  régoïsmc  avait  soif 
de  sacrifices;  enfin,  et  pour  dernier 
contraste,  cette  doctrine  «formait  une 
opposition  absolue  à  l'école  contempo- 
raine et  dominante  des  autres  interprè- 
tes de  la  loi,  qui,  ulaut  minutieusement 


renfermés  dans  les  intérêts  nationaux  et 
humains,  ne  demandaient  compte  que 
des  actions  extérieures.  ÎSouvel  appât 
tendu  à  la  nation  juive,  sur  laquelle  le 
Christ  avait  préconçu  de  s'appuyer  pour 
conquérir  le  monde  (I).  > 

Le  principe  de  résurrection  une  fois 
reconnu ,  il  ne  s'agissait  que  d'en  tirer 
tout  le  parti  possible  ;  c'est  ce  qui  fut 
exécuté  admirablement.  L'ère  ou  royau- 
me de  la  résurrection  fut  divisé  en  deux 
périodes  :  l'une,  qui  devait  suivre  la  con- 
sommation des  siècles  et  le  jugement 
universel  (c'est  là  le  dogme  chrétien  tel 
que  nous  le  professons  encore)  ;  l'autre, 
beaucoup  plus  rapprochée,  qui  se  rap- 
porte à  l'erreur  des  millénaires,  et  dont 
nous  avons  spécialement  à  nous  occuper. 
Cette  première  époque  devait  être  mar- 
quée, comme  on  sait,  par  une  première 
destruction  du  monde  actuel,  une  res- 
tauration complète  des  choses,  une  ré- 
surrection partielle  des  morts,  et  un 
avènement  glorieux  du  Christ ,  qui  ré- 
gnerait avec  ses  fidèles  sur  la  terre  ainsi 
reconstituée.  «Quant  au  jour  précis,  à 
l'heure  exacte  de  ces  événemens  (circon- 
stance fort  importante  ,  comme  on  voit), 
Jésus  ne  les  déclara  point,  mais  il  les 
renferma  dans  des  limites  sensibles  (2) ,  » 
des  limites  très  rapprochées ^  qui  ne  dé- 
passeraient point  rcxistence  de  la  géné- 
ration alors  vii>antc  (3).  La  destruction 
de  Jérusalem  et  du  temple  devaient,  en 
un  mol,  «  précéder  de  très  près  la  con- 
sommation des  jours  d'ici-bas  :  ils  de- 
vaient servir  de  signal  à  la  première  pé- 
riode de  la  création  du  royaume  cé- 
leste (4).  s 

La  position  était  nettement  tracée;  en- 
core soixante-dix  à  quatre-vingts  ans,  nu 
siècle  au  plus,  et  le  Christ  venait  en  per- 
sonne, au  milieu  de  sa  gloire,  escorté 
de  ses  anges  et  de  ses  disciples,  fonder 
son  royaume  visible.  Si  les  promesses 
s'accomplissaient  ,  tout  était  dit  ;  dans  le 
cas  contraire,  pas  de  diffictiltt*  noti  plus. 
Le  fils  de  Marie  n'était  qu'un  vil  subor- 
neur, un  faux  jirophète  justement  chAtié, 
qui  n'avait  plus  de  titre  même  apparent 
à  la  croyance  d'un  seul  disciple,  qui  ne 

(1)  T.  I .  p.  4iOei9uiv. 

(2)  T.  Il,  p.  50. 

(,->)  Ib. 

(1)  Ib.,  p.  5o. 


18 


JÉSUS-CHRIST  ET  SA  DOCTRIINE. 


méritait  pas  surtout  que,  pour  se  sou- 
mettre h  toutes  les  riji^ueurs  de  sa  loi .  on 
affronlAt  la  haine,  les  mépris  du  monde, 
les  dOcrels  de  .\t  ron  et  de  ses  succes- 
seurs. Qu'advint-il  cependant^  i  Après 
une  longue  suite  d'années  et  de  généra- 
tions (pas  lout-i'i-fait ,  M.  Salvador,  mais 
avant  la  lin  d'une  seule  génération  ,  de 
ta  gcncration  alors  vU'anle  ,  comme  vous 

venez  de  le  dire) Lorsque  Tl^^lise  eut 

épiouvé  sous  ce  rapport  les  déceptions 
intérieures  et  les  agitations  qui  sont  une 
i\Qs  clefs  historiques  du  poème  révéla- 
teur de  l'apôlre  .lean  (notez  en  passant 
(|ue  le  système  donne  une  des  clefs  de 
l'Apocalypse),  lorsqu'il  ne  fut  plus  per- 
mis de  compter  sur  le  retour  visible  et 
prochain  du  fils  de  Marie  (pourquoi  donc 
nous  parler  à'une  Longue  suite  de  généra- 
tions),  et  qu'une  foule  de  disciples  des 
écoles  platoniciennes  eurent  introduit 
un  spiritualisQie  spécial  (petite  nébulo- 
sité à  laquelle  les  lecteurs  de  31.  Salvador 
sont  habitués ,  mais  qui  ne  fait  rien  à 
l'affaire),  qu'arriva-t-il  enlia  .^  Il  fallut 
attacher  par  adresse  ou  par  <^oie  d'auto- 
rité un  autre  sens  aux  convictions  du 
maître  et  de  ses  disciples  (I).  >  Voici  l'in- 
stant précis  auquel  les  convictions  font 
place  à  Vadrcsse  et  à  V autorité  ;  et  il  fal- 
lut beaucoup,  certes,  d'adresse  et  d'au" 
torité  pour  convaincre  tout  une  société 
d'hommes  doués  de  raison,  que  le  maître 
avait  été  mal  compris,  qu'il  y  avait  er- 
reur de  date  ,  pour  qu'on  s'habituât  à 
dire  (expression  de  31.  Salvador)  que 
cetle  résurrection  et  ce  royaume  si  pro- 
chains devaient  è!re  retardés  jusqu'à  la 
consommation  des  siècles,  et  qu'on  slia- 
biiuàt  en  même  temps  à  monter  sur  les 
échafauds,  sur  les  chevalets,  sur  les  bû- 
chers ,  à  se  faire  déchirer  par  les  lions 
trois  siècles  durant,  pour  rendre  le  té- 
moignage du  sang  au  plus  hardi  et  au 
plus  slupide  menteur  qui  se  fût  joué  de 
l'humanité. 

(  )n  ne  saurait  s'imaginer  toute  la  peine 
que  prend  31.  Salvador  pour  é;lablir  ce 
système  ;  il  y  revient  sans  cesse,  le  déve- 
loppe, ou  plutôt  reiiveloi)pe  sous  tous 
les  nuages  qiie  peuvent  lui  fournir  son 
érudition,  sa  pcns«'e,  son  style,  et  ceux- 
là  seuls  qui  ont  lu  rouvra;^e  peuvent  dire 

(I)  T.  Il,  p.  il. 


juscproù  vont  les  ressources  de  l'auteur 
en  ce  genre.  Il  y  a  emprunt  manifeste 
aux  millénaires,  que  31.  Salvador  nous 
donne  pour  les  vrais  orthodoxes,  les 
seuls  qui  aient  bien  compris  la  doctrine 
de  Jésus.  3Iais  c'est  encore  ici  peine  per- 
due :  car  si  M.  Salvador  se  rattache  aux 
millénaires,  les  millénaires  ne  veulent 
pas  de  31.  Salvador;  deux  abîmes  les  sé- 
parent. Premièreoient,  les  millénaires 
plaçaient  dans  un  avenir  fort  éloigné  ,  et 
au  moins  illimité,  cette  première  résur- 
rection à  laquelle  31.  Salvador  fixe  un 
terme  tn's  prochain  avec  tant  d'insistance 
et  de  bonhomie  ;  en  second  lieu,  beau- 
coup de  millénaires  reconnaissaient  la 
divinité  de  ISotre  Seigneur  j  ceux  qui  la 
niaient,  comme  Cérinthe,  admettaient 
cependant  cnlui  une  véritable  inspiration 
divine  ,  quelque  chose  de  surhumain.  Or, 
cela  suffisait  pour  donner  à  leur  opinion 
une  couleur  de  vraisemblance  qui  man- 
que à  l'opinion  de  31.  Salvador,  d'après 
laquelle  le  fi!s  de  3larie  et  ses  disciples 

ne  sont  plus disons  le  mot,  que  de 

vrais  fous,  et  toute  l'Eglise  chrétienne 
qu'un  vaste  Bedlam.  Ôr,  soyons  juste, 
31.  Salvador  se  respecte  assez  pour  ne 
pas  dire  cela. 

Avant  d'aller  plus  loin,  nous  signale- 
rons une  tactique  de  nos  adversaires.  On 
a  son  système;  pour  l'étayer,  il  faut  des 
preuves  ;  pour  en  trouver,  on  se  lance  en 
des  dissertations  à  perte  de  vue.  Or.  de 
même  qu'il  est  extrêmement  difficile, 
impossible  de  trouver  une  seule  bonne 
raison,  une  preuve  péremptoire  en  fa- 
veur d'un  système  faux  et  absurde  ;  de 
même  aussi  rien  n'est  plus  facile  que  de 
ramasser  un  bon  nombre  de  ces  demi- 
raisons,  de  ces  quasi-preuves  qui  ne  prou- 
vent rien,  sans  doute,  mais  qui  ne  lais- 
sent pas  que  d'embrouiller  la  question  et 
d'embarrasser  les  esprits  peu  défians  ou 
peu  éclairés.  C'est  à  (pioi  l'on  s'arrête,  et 
c'est  faire  preuve  d'habileté,  puisque 
c'est  là  le  seul  moyen  de  prolonger  la 
discussion;  on  prend  donc  ses  positions, 
on  pousse  un  argument,  et  au  moment 
où  le  côté  faible  se  laisse  apercevoir  on 
passe  à  un  autre,  et  ainsi  indéfiniment. 
La  première  hypothèse  ne  vous  va-t-elle 
pas?  prenez  la  seconde  ;  en  cas  de  refus, 
voici  la  troisième,  plus  insoutenable  que 
les  autres.  Ou  accumule  ainsi  preuve  sur 


JÉSUS-CHRIST  ET  SA  DOCTRINE. 


49 


preuve,  on  parcourt  tous  les  domaines 
de  la  pensée,  physique,  métaphysique, 
histoire.  Puis  vient  la  récapitulation  ;  on 
compte  au  lieu  de  peser,  et  l'on  triom- 
phe d'avoir  accablé  l'adversaire  sous  une 
multitude  de  démonstrations  qui,  pour 
dire  vrai,  valent  autant  l'une  que  l'autre. 

Nous  allons  voir  cette  tactique  mise  en 
œuvre  par  M.  Salvador  dans  la  disserta- 
lion  consacrée  à  la  Passion  du  Sauveur, 
dissertation  que  nous  ne  pouvons  laisser 
décote,  malgré  la  longueur  de  cet  ar- 
ticle. 

D'abord  il  est  impossible  de  bien  ex- 
pliquer la  Passion  et  la  mort  du  Christ  si 
Ton  ne  les  considère  comme  le  résultai 
d'un  plan  conçu  long-temps  à  l'avance, 
et  suivi  par  Jésus  avec  une  persévérance 
qui  ne  se  démentit  jamais.  «  Telle  eit  la 
première  des  causes  qui  ont  présidé  à  sa 
mort  ;  c'est  sa  volonté  de  mourir  prove- 
nant d'un  ordre  de  convictions  et  d'en- 
thousiasme conforme  aux  idées  de  l'épo- 
que où  il  vivait ,  et  conforme  à  l'interpré- 
tation orientale  des  livres  sacrés  des 
Juifs  poussée  à  ses  dernières  limites.  Si 
ce  n'était  celte  volonté  absolue,  toute  sa 

doctrine  serait  revendiquée,  etc.  (1) > 

Si  l'on  veut  bien  y  faire  attention,  ce 
n'est  là  que  le  dogme  chrétien  de  la  ré- 
demption, métamorphosé  en  une  théorie 
tout  humaine  et  philosophique;   mais. 


loin  de  gagner  au 


change,  nous  avons 


une  absurdité  à  la  place  d'un  mystère; 
car  (pour  abréger),  d'après  M.  Salvador 
lui-même ,  la  mort  du  Christ  ne  servait 
de  rien  si  elle  n'était  suivie  de  son  se- 
cond avènement  visible,  glorieux  et  très 
prochain,  sans  lequel  l'établissement 
chrétien  croulait  par  la  base. 

Telle  est  donc  La  j)/-emicre  des  causes 
de  la  Passion.  Passons  aux  causes  secon- 
des :  la  Passion  avait  pour  but  de  repré- 
senter plusieurs  choses  ,  deux  au  moins. 
Premièrement,  elle  représentait //^/ ^/oc- 
trine  nouvelle  qui  trouve  en  elle  <  sa  for- 
me la  plus  extérieure,  la  plus  sensible, 
la  plus  historique  en  apparence Tou- 
tes les  croyances  du  Christianisme  pri- 
mitif y  sont  représentées  en  caractères 
ineffaçables,  de  sorte  que  si  le  temps  et 
la  ncccssitc  ont  concouru  à  changer  ou 
àmodider  sa  vraie  wixiWYG ^  jamais  lliis- 

(I)  T.  II,  i>.  9«. 


toire  ne  s'est  vue  exposée  à  son  égard  à 
perdre  les  traces  de  son  origine.  Le  ta- 
bleau vivant  qu'il  a  laissé  de  lui-même 
offrait  un  moyen  imprescriptible  pour 
en  revenir  à  l'exactitude  précise  des 
faits  (1).  »  Acceptons  cel  hommage  rendu 
à  la  véracité  de  Phistoire,  mais  ne  lui 
donnons  pas  plus  de  valeur  qu'il  n'en  a 
réellement;     n'attendons    pas     surtout 

qu'un   seul  fait  soit  précisé un  seul, 

et  nous  en  aurions  grand  besoin;  car 
nous  apprenons  plus  bas  qu'  <  on  s'abu- 
serait étrangement  si  l'on  allait  croire 
que  les  tableaux  évangéliques  relatifs  à 
la  Passion  du  fils  de  Marie  soient  l'ex- 
pression naïve  des  faits  accomplis,  la 
description  spontanée  d'une  catastrophe 
actuelle;  ils  ont  pour  objet  arrêté  (et 
c'est  ici  le  deuxième  symbolisme  de  la 
Passion  de  Jésus-Christ)  de  réaliser  sur 
un  nouveau  plan  les  tableaux  d'une  autre 
Passion  qui  frappe  avec  évidence  tous 
les  yeux  de  la  Passion  longue,  féconde 
en  avertissemens  et  terrible  du  peuple 
hébreu  personnifié ,  de  la  Judée,  de  Jéru- 
salem, dont  les  malheurs  présens  et  à 
venir  avaient  excité  tant  de  fois  la  verve 
et  les  lamentations  des  prophètes  (2).  » 

Je  pense  qu'on  chercherait  vainement 
parmi  les  êtres  corporels  ou  intellec- 
tuels quelque  chose  de  plus  pliant,  de 
plus  ductile,  de  plus  fusible,  de  plus 
élastique,  de  plus  souple  et  par  consé- 
quent de  plus  commode  que  le  symbo- 
lisme j,  quand  on  sait  le  manipuler  avec 
celte  dextérité  et  cette  assurance  qui  ca- 
ractérisent un  assez  bon  nombre  de  phi- 
losophes contemporains.  ^  otis  voyez  en 
ce  lieu  :  La  Passion  d«  Notre  Seigneur  Jé- 
sus-Christ représente  à  la  fois  le  Chris- 
tianisme et  le  judaïsme,  qui  pourraient 
bien  avoir  quelque  sujet  (rélonnenient 
de  se  retrouver  tous  deux  dans  la  uu'^me 
image.  Nous  ne  tenterons  pas  en  ce  mo- 
ment de  les  accorder  entre  eux,  mais 
bien  de  voir  comment  la  dernière  opi- 
nion que  nous  venons  d'exposer  s'ac- 
corde avec  elle-uuMue. 

En  thèse  :  La  Passion  de  Jésus  réalise 
la.  Passion  dit  peuple  héhrcu  ;  le  Juif  est 
personnifié  dans  le  (.lirist.  Suivez  l'.ip- 
plication  historique  :  Le  peuple  juif,  en 

(1)  T.  II ,  p.  an. 

(2)  Ib.,  p.  î)«. 


jesus-curtst  et  sa  doctrine. 


la  personne  de  Jésus,  est  reçu  par  le 
j)euple  juif  dans  les  murs  de  Jc^rusalem; 
le  peuple  juif  s'empare  du  peuple  juif 
au  jardin  des  Oliviers  ;  le  peuple  juif  fait 
comparaître  le  peuple  juif  par  devant  le 
peuple  juif:  le  peuple  juif  se  crache  au 
visage  .  crie  Toile  f  Vrencz  le  jicitplcjuif.' 

Crucifiez  le  pcnjtle  juif/ On  peut  al- 

lei-  i)lus  loin  encore  ;  nous  nous  bornons 
a  mettre  sur  la  voie  de  cette  étrange  con- 
fusion des  juges,  des  témoins,  des  bour- 
reaux et  de  la  yiclime. 

<  Mais  ce  n'est  pas  tout,  poursuit  notre 
auteur;  il  faut  suivre  de  plus  près  la  vi- 
vacité du  débat  (1).  i  Le  débat  s'élance  en 
effet  dans  une  critique  longue  et  embar- 
rassée de  toutes  les  circonstances  de  la 
Passion ,  où  nous  ne  le  suivrons  pas. 
L'Évangile  y  est  convaincu  d'avoir  trop 
flatté  le  portrait  de  P>late  aux  dépens  du 
peuple  juif,  et  surtout  aux  dépens  de 
Harabbas.  qui  devient,  sous  la  plume  de 
son  compatriote,  d'abord  un  homme  es- 
time, puis  un  personnage  d'une  influence 
considérable ,  un  prisonnier  dislint^ur , 
considérable,  remarquable,  dit  L'évangile 
de  IMatthieu  {vinclum  insignem)  (2)  ;  en- 
fin un  homme  de  lete  et  d'action  qui 
aurait  excité  un  soulèvement  pour  déli- 
vrer son  pays  du  joug  des  Romains,  un 
(iuillaurae  'J'ell  malheureux,  i  On  a  jugé 
à  propos  de  dépouiller  ce  Darahbas  de 
son  véritable  nom  ,  car  il  s'appelait  Jé- 
sus, fils  d'Abbas,  ou  Bar-Abbas  (3), 
comme  le  fils  de  Marie  s'appelait  Jésus, 
fils  de  Joseph  ;  ou  liar-Joseph  ,  comme 
Pierre  s'appelait  Simon  .  fils  de  Jonas ,  ou 
Har-Jone  (îj.  i>  INous  ne  savons  ce  que 
peut  faire  à  la  question  que  liar-Abbas 
ait  ou  non  porté  le  nom  de  Jésus.  Ce 
nom  était  fort  répandu  parmi  les  Juifs, 
surtout  vers  les  derniers  temps,  comme 
le  prouve  l'histoire  de  Josèphe ,  et  il  sem- 
blerait même  qu'ils  ne  l'ont  pas  entière- 
ment   répudié    depuis    leur    dispersion 

(1)  P.  101. 

(2)  w  m;»  cl  n<». 

J(X)  En  parlant  des  maniiscrils  de»  Efancilos  dans 
lesquels  un  enlevait  déjii  au  lii.s  d'Abbas  son  nom 
nropro  de  JéiUs  ,  Origéoe  s  exprime  aioâi  :  In  mul- 
Itt  exemplaribui  non  coHliuclur  quod  Barnbliat 
clinmJetus  direbatur  ,  rt  fursilun  rertè  ut  ne  lu/mni 
Jetu  contentât  alicuiiniquorum.Or\^Qu.,inMalth., 
xxtii;  note  de  }I,5a(i. 
(4)  P.  107. 


parmi  les  divers  peuples  dont  ils  ont  été 
ol)Iif;és  d'adopter  la  langue,  comme  le 
prouverait  au  besoin  le   noui   même   de 

I\L  Siileddor Ce  n'est  pas  notre  faute 

si  le  débat  tombe  sur  ce  terrain  et  devient 
une  (juestion  de  noms.  Arrêtons  lu  tou- 
tefois. 

Un  peu  plus  loin  ,  M.  Salvador  se  de- 
mande ï  pourquoi  le  fils  de  Marie,  qui , 
au  dir('  de  ses  annalistes,  possédait  le 
don  illimité  des  miracles,  et  qui  ne  dé- 
daignait pas  d'y  recourir  chaque  jour,  se 
serait  refusé  de  sa  pleine  volonté  à  im- 
primer à  sa  parole  le  degré  de  force  assez 
efficace  pour  attirer  aux  interprétations 
nouvelles  l'esprit  et  l'Ame  de  ses  conci- 
toyens? >  Ce  n'est  au  fond  qu'un  miracle 
de  plus  qu'on  demande.  Le  Christ,  dit- 
on,  n'avait  d'autre  moyen  d'échapper 
aux  mains  des  Juifs  que  de  les  frapper 
par  IW'idence  d'un  miracle;  et  voilà 
pourquoi  ils  lui  en  demandaient  un, 
<  non  pas  de  ceux  qui  entraînaient  facile- 
ment les  classes  populaires  et  dont  on 
citait  les  exemples  en  tout  lieu,  mais.... 
un  signe  grand  ,  évident ,  en  plein  jour, 
dans  l'air,  dans  le  ciel,  un  signe  qui  ne 
leur  laissât  aucune  arrière-pensée.  »  Un 
miracle  qui  convertisse  nécessairement 
est  une  impossibilité ,  un  non-sens,  parce 
que  les  spectateurs  conservent  toujours 
l'usage  de  leur  libre  arbitre.  Quelqu'un 
n'a-l-il  pas  dit  :  Si  je  voyais  ressusciter 
un  mort,  je  deviendrais ,  non  pas  croyant, 
mais  fou?  IMais  tout  cela  était-il  bien  sin- 
cère? De  bonne  foi,  comment  ce  miracle 
eût-il  pu  nous  être  transmis  autrement 
que  par  l'Évangile  ou  la  tradition?  Que 
si  l'on  veut  s'en  tenir  là  ,  on  aura  lieu 
d'être  satisfait;  sans  chercher  plus  loin, 
les  signes  qui  environnèrent  la  mort  du 
Sauveur  sur  la  croix  répondent ,  ce  sem- 
ble, à  fontes  les  exigences  des  Juifs  et  de 
M.  Salvador.  Les  Juifs,  du  reste,  n'ont 
rien  à  faire  ici,  car  ils  n'ont  guère  con- 
testé la  réalité  des  miracles,  qu'ils  se 
sont  au  contraire  toujours  ingéniés  à  ex- 
j)liquer  par  l'intervention  de  causes  sur- 
humaines. I\este  donc  M.  Salvador,  que 
les  miracles  touchent  peu,  puisqu'il  les 
considère  comme  un  accessoire  indis- 
pensable et  commun  à  toutes  les  reli- 
gions (1). 

(1)  T.  I,  p.  214elsuiY. 


JÉSUS-CHRIST  ET  SA  DOCTRINE. 


61 


Nous  touchons  enfin  au  dernier  mot 
de  la  Passion.  Si  Ton  nous  trouve  long, 
nous  pouvons  affirmer  que  nous  omet- 
tons une  foule  de  détails  très  intéressans; 
mais  ce  qu'on  va  lire  est  d'une  nature 
tellement  extraordinaire,  tellement  pro- 
pre à  faire  apprécier  la  portée  philoso- 
phique de  l'auteur  et  en  général  des  ad- 
versaires du  Christianisme,  qu'il  est  in- 
dispensable d'y  consacrer  un  développe- 
ment convenable.  C'est  un  bel  hommage 
rendu  à  la  religion  catholique  que  de  di- 
vulguer les  aberrations  d'esprit  de  ceux 
qui  la  combattent,  et  de  faire  voir  que 
les  derniers  venus  d'entre  eux  ne  peu- 
vent guère  prétendre  sur  leurs  devan- 
ciers d'autre  avantage  réel  que  celui  des 
incohérences  et  des  contradictions. 

Après  avoir  très  bien  défini  la  nature 
du  sacrifice  qui  consiste  à  renoncer,  <  au 
physique  ou  au  moral ,  à  quelque  posses- 
sion très  avantageuse  ou  très  douce  pour 
soi,  dans  le  seul  dessein  d'en  faire  passer 
tous  les  avantages  sur  les  autres,»  l'au- 
teur examine  si  la  Passion  et  la  mort  de 
Jésus  emportent  l'idée  d'un  véritable  sa- 
crifice. Non,  répond-il,  et  voici  la  rai- 
son :  «  En  ne  payant  que  d'un  jour,  d'un 
seul  jour  de  souffrances,  trois  années 
d'une  lutte  morale,  suivie  de  tant  de  suc- 
cès et  de  gloire;  en  ne  renonçant  à  la  vie 
qu'avec  la  conviction  intérieure ,  très  ar- 
rêtée et  très  complète  de  la  reprendre 
mille  fois  plus  brillante  peu  d'instans 
{ffnès y  pour  devenir  en  corps  et  en  unie  le 
dominateur  d'un  royaume  nouveau  ,  et 
pour  occuper  en  personne  un  trône  sans 
fin  (figurez-vous  un  homme,  un  simple 
mortel  avec  cette  conviction  très  arrê- 
tée, et  dites  le  nom  qui  lui  convient 

Toutefois,  M.  Salvador  regarde  le  Christ 
comme  un  des  plus  grands  personnages 
de  l'humanité,  plus  grand  que  Moïse  à 
certains  égards)  ,  avec  celte  conviction  , 
disions-nous,  t  le  fils  de  Marie  cntraîne- 
t-il  l'idée  d'un  sacrifice  trop  inconceva- 
ble?! Que  si  ce  mot  inconcevable  vous 
arrête  un  moment  comme  en  suspens,  h 
quoi  l'appliquer?  Daignez  écouter  en- 
core î  ibien  plus de  quelque  majesté 

que  soit  toujours  entouré  le  fait  de  se 
dévouer  pour  une  noble  cause  ,  de  s(/cri- 
fier  sa  vie  jwur  les  hotnmcs ^  de  so  préci- 
piter au-devant  des  angoisses  d'une  der- 
nière henrc Une  chose  plus  majes- 


tueuse et  plus  difficile  encore  existe  au 
monde  :  c'est  de  vivre ,  de  lutter  avec  la 
vie  elle-même  ,  de  la  soumettre  à  des  lois 
imposantes  qui  la  transforment  en  un 
bienfait  véritable,  de  défricher  son 
champ  immense ,  si  effrayant  parfois 
pour  l'œil  qui  le  mesure  ,  mais  tout  rem- 
pli des  plus  riches  trésors  (1).  >  D'où  il 
résulte  que  le  Christ  n'a  eu  aucune  diffi- 
culté à  se  dévouer  à  la  mort;  bien  plus, 
qu'il  eût  été  plus  difficile  pour  lui  de 
Vivre  tranquille  à  Nazareth  que  de  se 
faire  attacher  à  une  croix. 

Cette  explication  fondamentale  de  la 
Passion  est  suivie  de  quelques  considéra- 
tions sur  les  sacrifices  humains  ^  par  les- 
quelles nous  clorons  nos  citations. 

«  Sous  le  rapport  physique,  les  sacri- 
fices humains  étaient  en  partie  destinés  à 
servir  d'expression  extérieure  et  sauvage 
à  la  loi  suprême,   en  vertu  de  laiiuelle 
toute  sorte  de  principes  d'activité  et  de 
renaissance   s'échappent  du  sein  de   la 
destruction.   Cette  loi  mêle  la  vie  à  la 
mort  d'une  manière  si  inextricable  qu'il 
est  impossible  de  déterminer  les  limites 
de  l'une  et  de  l'autre  ;  en  embrassant  la 
généralité  de  leurs  actes,  loin  de  les  re- 
connaître exclusivement  pour  des  riva- 
les,  elles  se  montrent  soumises  à  une 
pensée  unique  ,  h  une  harmonie  digne  de 
deux  sœurs.  »  Il  est  bien  pour  un  philo- 
sophe qui  veut  et  doit  rendre  raison  tle 
tout,  de  poser  la  loi  ;  mais  c'est  peu  tant 
qu'il  ne  donne  point  la  raison  de  celte 
loi.  iM.  Salvador  croit  pouvoir  s'en  dis- 
penser ici,  comme  ailleurs,  ainsi  que  la 
suite  va  le  prouver  :  <  Dès  qu'on  se  re- 
met en  mémoire  rincroyable  quantité  de 
sang  humain  qui  a  coulé  sur  la  terre  et 
qui  a  pénétré  tout  brûlant  jusqu'en  ses 
entrailles,  //  n'y  a  plus  ni  métaphy.ufjue 
ni  morale  capables  d\\rpli<]ucr  pour<juoi 
les  choses  se  sont  passées  ainsi  ;  c'est  à 
des  faits  d'un  autre  ordre  qu'il  faut  de- 
mander  du  secours.  C'est  dans  l'organi- 
sation intime  de  notre  petit  monde  quii 
faut  cherclier  quelque  cause:  et  puisijue 
les  débris  des  plantes  renversées  par  les 
orages  ou  par  la  main  des  hommes  ont 
été    pour  la  terre   elle-même  l'une  des 
sources  premières  de  son  activité  puis- 
sante de  végétation,  qui  suit  si  une  reJa- 

(I)  r.  Ha  cl  suiY. 


JÉSUS-CîmiST  KT  SA  DOCTRINR. 


lion  caclu-oirn  pns  existt^  dus  l'origine, 
et  i)Oiir  une  jxrioilo  indt^llfiie  de.  temps  , 
enlre  ce  sanj;  précieux  et  le  développe- 
ment tie  sa  puissance  de  création  ani- 
male'.' Du  moins,  kohu  luir  ionl/t/dic/ioit 
iipiuiniuc  qni  mérite  bien  d'attirer  un 
instant  nos  rep;ards.  C'est  précisément 
parce  qu'elles  sont  devennes  pins  nom- 
breuses et  plus  serrées  sur  la  terre  que 
les  populations  ont  perdu  cl  perdent 
chatjue  jour  de  leur  goût  el  de  leur  en- 
thousiasme primitifs  à  s'entre-détruire. 

«  Mais  sous  le  rapport  moral  ,  la  force 
fccondiinte  du  sang  est  bien  aittienicnl 
vertu inc  ipte  dans  ses  effets  j)hjsïques.  Il 
n'existe  pas  une  seule  vérité  sociale  de 
<|uel(jiie  importance  qui  n'ait  obtenu  du 
sanj,'  versé  en  sa  faveur  ou  contre  elle ^  nn 
surcroît  extraordinaire  d'intérôt  ou  d'é- 
nergie ,  et  qui ,  tantôt  sous  le  couteau 
du  prêtre  des  siècles  les  plus  barbares, 
lanlùt  sous  le  glaive  non  moins  rigou- 
reux de  la  guerre  et  de  la  justice,  n'ait 
exigé  des  sacrilices  humains  (1).  «  Repre- 
nons :  que  le  lecleur  suive  le  raisonne- 
ment de  M.  Salvador;  il  trouvera  qu'il 
n'y  a  ni  jnétaphjsique  ,  ni  morale  capa- 
ble d\\xpli(]ucr  l'effroyable  effusion  du 
sang  humain  dont  le  monde  est  inondé, 
cl  qu'il  faut  s'adresser  à  la  physique.  La 
preuve  de  cette  proposition  est  un  (pii 
sdii .  Et  le  <]ui  sait  se  prouve  à  son  tour 
par  une  contradiction  apparente...  IN'ous 
avons  encore  deux  questions  à  adresser 
sur  le  second  paragraphe.  Comment  se 
fait-il  qu'/7  n'y  ait  ni  métaphysique  ^  ni 
morale  ca])able  d'expliquer  l'effusion  du 
sang  ;  tandis  (jue  ,  sous  le  rapport  morid, 
1(1  force  fécundante  du  sang  est  bien  au- 
trement certaine  que  dans  les  effets  phy- 
siques ?  Comment  encore  p<nil-il  cire 
que  le  sang  versé  en  faveur  d'une  idée 
produise  le  même  effet  et  lui  donne  la 
même  énergie  que  le  sang  versé  contre 
elle.'  Le  sang  versé  par  les  martyrs  en 
faveur  de  la  pensée  chrétienne  ,  a-t-il 
donné  un  surcroît  d'énergie  à  la  pensée 
paK'unc  (  antre  la(/uellc  et  par  kujucllc  il 
était  rj'pandu  ? 

M.  Salvador  dit  quelque  part  (lu'il 
n'aime  pas  les  généraliti'.s  vagues.  l'sl-ce 
une  lactique  d'aller  ainsi  au-devant  des 
reproches  qu'on  serait  tenté  de  lui  adres- 

(1)  P.  liîO,  liil. 


serV  IS'accuse-t- il  pas  ailleurs  l'école 
chrétienne  d'avoir  fait  de  la  passion  du 
Christ  une  affaire  de  tribunal.^  \  rai- 
menl .  M.  Salvador?...  'Mais  si  quelqu'un 
a  oui)lié,  comme  il  est  possible,  votre 
chapitre  de  1828  et  la  réponse  de  M.  Du- 
])in  ,  vous  avez  soin  de  nous  les  rappeler 
par  une  note  (jui  vaut  une  brochure.  Que 
ceux  qui  l'ignorent  sachent  donc  que 
M.  Dupin  publia  ,  en  182S  ,  une  brochure 
dont  le  titre  au  moins  lit  du  bruit  dans 
le  monde.  Ce  titre  était,  sauf  erreur  : 
Procès  de  Jésus-Christ  y  ou  Jésus  devant 
Cd'iphe  et  Pilate ,  réfutation  d'un  cha- 
])ilre  de  AI.  Salvador.  Le  chapitre  en 
question  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à 
prétendre  que  toutes  les  formalités  judi- 
ciaires requises  par  la  législation  juive 
avaient  été  appliquées  dans  la  passion  de 
Notre  Seigneur,  et  que  tout  s'était  passé 
selon  les  règles  de  la  plus  stricte  légalité. 
M.  Dupin,  fort  bon  chrétien,  et  aussi 
grand  partisan  de  la  légalité  ,  crut  devoir 
prendre  fait  et  cause  ;  il  plaida  vigoureu- 
sement que  tout,  au  contraire,  était  illé- 
gal. D'abord,  pas  de  jugement  de  mise 
en  accusation  ,  incompétence  du  tribu- 
nal ,  jugps  récusables ,  témoins  à  charge 
insuflisans  ,  appréhension  au  corps,  opé- 
rée par  le  fait  d'une  espèce  de  brigade 
grise,  qui  n'avait  aucun  caractère  pu- 
blic, etc.,  etc.  M.  Salvador,  qui  semblait 
avoir  passé  condamnation ,  n'avait  fait 
qu'ajourner  s;»  réplique;  il  vient  aujour 
d'hui  reprendre  en  sous -œuvre  et  dé- 
truire une  à  une  les  fins  de  non-recevoir 
opposées  par  l'adversaire.  Pour  nous, 
nous  demandons  encore  pardon  au  lec- 
teur d'arrêter  un  moment  ses  i  égards  sur 
cet  affligeant  spectacle.  La  mort  et  pas- 
sion du  Fils  de  Dieu  réduite  à  une  affaire 
de  procédure  !  Oh  !  nous  comprenons 
qu'un  enfant  d'Israël  ait  pu  s'applaudir 
(l'avoir  attiré  un  chrétien  sur  ce  terrain  ; 
mais  il  est  diflicile  que  chez  un  baptisé 
les  susceptibilités  de  l'avocat  aient  pu 
absorber  jusqu'à  ce  point  le  sentiment 
chrétien! 

M.  Salvador,  en  terminant  ce  qu'il 
avait  à  dire  de  la  passion,  veut  bien  se 
conformera  un  usage  qu'il  appelle,  je  ne 
sais  trop  pourrjuoi  ,  antique  et  solennel , 
en  comparant  la  mort  de  Socrate  à  celle 
de  Jésus.  Jean-Jacques  a  fait  le  même 
parallèle,  et  il  a  conclu.  Croyez-vous 


que  M.  Salvador  conclue?  Nullement. 
Tout  ce  qu'il  nous  apprend  est  que  si, 
d'un  côté,  la  mort  de  Socrale  est  fort 
belle  j  de  l'autre ,  on  n'en  saurait  faire  un 
crime  à  ses  juges.  Il  cite  à  l'appui  l'opi- 
nion de  M.  Cousin  (1);  et  nous  avons  le 
plaisir  de  voir  deux  hommes  ,  tous  deux 
grands  admirateurs  de  la  liberté  de  pen- 
ser, qui  lèvent  le  chapeau  au  nom  de 
Luther,  qui  surtout  ne  peuvent  pardon- 
ner à  l'Eglise  catholique  d'avoir  voulu  et 
de  vouloir  encore  défendre  sa  foi  et  sa 
liberté,  trouver  tout  naturel  qu'Athènes 
ou  Jérusalem  se  soient  débarrassées  d'un 
novateur  par  la  voie  de  la  ciguë  ou  de 
la  croix. 

Si  nous  voulons  rappeler  brièvement 
les  raisons  que  donne  M.  Salvador  de 
rétablissement  du  Christianisme,  nous 
trouverons  les  suivantes  : 

Elaguez  d'abord  les  miracles  ,  les  pro- 
phéties et  les  martyrs ,  il  restera  : 

La  folie  évidente  du  fondateur,  qui  se 
jette  en  fanatique  au-devant  de  la  mort, 
bien  convaincu  qu'il  va  ressusciter  peu 
d'instans  après. 

L'imposture  la  plus  grossière  et  la  plus 
mal  b.^tie  qui  fût  jamais ,  qui  consiste 
dans  la  promesse  d'un  second  avénemenL 
glorieux  très  rapproché.  Promesse  si 
bien  imaginée  que  son  accomplissement 
même  emportait  la  destruction  du  Chri- 
stianisme et  le  non-accomplissement  à 
plus  forte  raison. 

Les  disputes,  les  scissions,  les  schis- 
mes sans  lin  de  la  primitive  église.  Ceci 
constitue  tout  une  dernière  partie  de 
l'ouvrage  de  M.  Salvador,  sur  laquelle 
nous  aurions  du  nous  arrêter  encore, 
(l'est  là  qu'on  retrouve  les  Lrois  faces 
qu'offre  le  premier  développement  de 
l'Eglise ,  faces  représentées  par  les  trois 
apôtres  saint  Pierre,  saint  Paul  et  saint 
Jean  ;  les  merveilles  de  Simon  et  d'Apol- 
lonius opposées  aux  miracles  de  Jésus- 
Christ  et  des  apôtres  ;  les  ruptures  entre 

(t)  «  L'esprit  do  son  temps  et  non  pas  Anytus  ni 
l'arropago  avait  mis  Socrale  en  cause  et  l'avait  con- 
damnt'.  Anytus  était  cvidemniont  un  citoyen  re- 
coinniandablc  ,  raréopago  un  tribunal  é(iuilablc  et 
modéré,  ci  si  Ton  devait  éprouver  quelque  étonne- 
ment,  ce  serait  que  Socrate  eût  été  accusé  si  lard  et 
qu'il  n'eût  pas  été  condamné  à  uuo  majorité  plus 
forte.  »  Argum.  do  Wipohg.  de  SocraUj  par  M.  Cou- 
sin, 1«22. 

TOMB  VIII.  —  H»  13.  183». 


JÉSUS-CimiST  ET  SA  DOCTRINE. 

saint  Pierre  et  saint  Paul 


53 


leurs  voyages 
et  leur  mort  à  Rome  contestés  •  les  er- 
reurs et  les  déréglemens  des  premiers 
hérétiques  mis  sur  le  compte  des  pre- 
miers chrétiens ,  etc. 

Le  charme  des  contrastes.  Il  faut  citer 
encore  de  toute  nécessité  :  (  Le  besoin 
général  de  chercher  un  refuge  assuré 
contre  les  calamités  présentes  dans  les 
béatitudes  divines  d'un  monde  futur.  Le 
charme  perpétuel  qui  naît  pour  les  po- 
pulations des  contrastes  les  plus  tran- 
chés les  disposait  à  passer  soudain 
comme  le  début  même  du  Christianisme 
en  a  donné  la  preuve  ^  d'une  licence  ex- 
cessive de  mœurs  à  toutes  les  exaltations 
de  la  chasteté,  des  divagations  de  l'esprit 
à  la  foi ,  du  désir  universel  de  comman- 
der à  Puniversalité  de  l'obéissance  (1).  » 
Nous  avons  souligné  ces  mots  ;  comme  le 
début  du  Christianisme  en  a  donné  la 
preuve;  parce  qu'il  en  résulte  que  le  dé- 
but du  Christianisme  prouve  le  charm& 
des  contrastes ,  de  même  que  le  charme 
des  contrastes  prouve  le  début  du  Chri- 
stianisme. 

Enfin  ,  une  foule  d'autres  considéra- 
tions de  même  nature  qui ,  prises  isolé- 
ment, prouvent  peu  de  chose,  et  qui 
dans  leur  ensemble  ,  prouveraient  tout 
au  plus  que  le  Christianisme  n'a  jamais 
dû  s'établir. 

Le  dernier  terme  auquel  on  puisse 
conduire  un  adversaire  par  le  raisonne- 
ment, c'est  d'avouer  qu'il  n'existe  pas  de 
vérité  absolue  pour  la  raison  humaine. 
Au-delà,  il  n'y  a  plus  qu'incertitude, 
scepticisme ,  sous  quelque  forme  (juil  se 
déguise,  et  peine  perdue.  Or,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit  en  commençant ,  l'ou- 
vrage de  M.  Salvador  aboutit  directe- 
ment à  ce  terme. 

iNous  n'en  voulons  d'autre  preuve  que 
ce  dernier  passage,  (pii  peut  être  consi- 
déré comme  la  conclusion  du  livre  ; 
«(  S'il  est  vrai  que,  pendant  dix  huit  siè- 
cles, l'Eglise  chrétienne  tout  entière  ait 
prêché  aux  populations  sur  ce  point  (il 
s'agit  de  la  passion  du  Clirist,  et  nous 
pouvons  généraliser  la  proposition  sans 
rien  changer  au  sens)  les  erreurs  de  fait 
et  les  injustices  les  plus  certaines,  alors 
quel    homme ,   quelle   religion  ,   (jucllo 

(I)  Page  519. 


54 


JÉSUS-CHRIST  ET  SA  DOCTRINE. 


école  oserait  prt^leiidre  à  la  f>osses.uon 
absolue  de  la  Write  (1)?  »  Ne  nous  lais- 
sons pas  preniire  h  Tamphibolo^'ie  de  ces 
(UMMiiers  mots.  Si  par  la  possession  dbso- 
liic  (le  1(1  \critc,  on  enleiul  la  connais- 
sance entière,  illimitée,  inlinie  de  la  vé- 
rité, qui  jamais  y  a  prétendu,  hormis 
Die"  seul  ? 

Ce  qu'on  a  donc  voulu  dire ,  c'est  la 
possession  d'une  ^'critc  absolue,  d'une  vé- 
rité fixe ,  immuable,  qui  ne  soit  pas  seu- 
lement relative,  d'une  vérité,  en  un  mot  ; 
car  la  vérité  est  ce  qui  est,  ce  qui  dure  et 
ne  chanf^c  pas  (2). 

TNlais  tout  le  livre  de  ÎM.  Salvador  ne 
tend  à  autre  chose  qu'à  contester  à  l'E- 
Hise  chrétienne  la  possession  de  cette 
vérité. 

Tirez  la  conclusion,  et  dites  à  quoi 
servent  tous  les  raisonnemens  de  M.  Sal- 
vador, qui  neprélend  plus  à  la  connais- 
sance de  la  vérité. 

Un  mot  à  la  louange  de  M.  Salvador.  Il 

(1)  Page  90. 

(2)  S'il  y  avait  quelque  difficulté  sur  le  vrai  sens 
de  ces  paroles  ,  nous  pourrions  les  expliquer  par 
d'autres  passages  de  l'auteur.  Nous  n'aurions  qu'à 
citer  répigrapbe  même  de  son  livre,  qu'il  a  empran- 
lée  à  VEccléniaste  ,  mais  en  lui  attribuant  une  signi- 
fication entièrement  sceptique  :  —  Â  chaque  chose 
ta  saison^  à  chaque  pensée,  sous  les  deux,  son 
temps.  Lor5qu''on  accepte  cette  devise  en  son  sens  ab- 
solu et  qu'on  la  déploie  comme  une  bannière  à  la 
tête  d'un  ouvraj^e  ,  n'est-ce  pas  dire  formellement 
qu'on  ne  reconnaît  aucune  lérid-  absolue,  éternelle  ? 
Mais  lorsqu'on  a  pris  celte  position  ,  il  faut  en  subir 
les  conséquences.  Il  y  a  donc  lieu  de  sVtonner  d'en- 
Icndrc  M.  Salvador  revendiquer  en  faveur  de  Dieu  , 
de  VCtre  éternel,  je  ne  sais  quelle  infaillibilité  qu^i\ 
lui  interdit  do  communiquer  bor»  de  lui.  T.  U,  p.î)l. 
Vainement  encore  voudrait-on  se  rallacber  à  quel- 
que cbose  de  solide  et  tenter  de  produire  un  seul 
acte  de  foi  en  la  vérité  ,  en  s'écriant  :  —  Avant  tout 
In  vérité,  In  ri'alilé  elle-même!  le  règne  particulier 
de  chaque  idrr,  de  chaque  chose  pnssti'  ;  elle  seule  est 
ttnhle ,  elle  seule  est  éternelle!  P.  1548.  On  oublie 
qu'on  a  perdu  le  droit  d'Invoquer  le  nom  de  Dieu  , 
dont  on  ne  peut  plus  affirmer  l'existence  d'une  ma- 
nière absolue  y  car  qui  vous  a  dit  que  Tidèe  de  Dieu 
ne  fera  pas  son  temps  et  ne  passera  pas  comme  les 
autres?  Nous  ne  saurions  voir  autre  chose  dans  ces 
élans  éncr^iqui's ,  mais  vains,  que  les  convulsions 
d'un»'  raison  effrajéc  du  >iile  affreux  qui  s'e>l  fait 
autour  d'elle  et  qui  s'agite  violemment  entre  le 
panthéisme  et  le  sceptiritmê  j  dans  une  égale  im- 
puissance de  vivre  cl  de  mourir. 


y  a  au  fond  de  son  Ame  un  beau  senti- 
ment de  patriotisme  ,  un  noble  espoir  de 
délivrance  et  de  progrt^s  pour  les  Juifs. 
Nous  nous  associons  A  ce  sentiment  ; 
nous  partageons  cet  espoir  avec  autant 
d'énergie  et  plus  d'assurance  que  lui.  11 
n'a  pour  lui  que  son  vœu  ,  les  données 
plus  ou  moins  contestables  de  son  intel- 
ligence et  l'attente  vague  d'un  peuple 
qui  a  perdu  la  lumière;  nous ,  nous 
avons  les  prédictions  formelles  de  notre 
foi.  Oui,  non  seulement  nous  l'espérons, 
mais  nous  le  savons  de  science  certaine  : 
Israël  reviendra ^  et  ses  restes  seront  sau- 
vés. Nous  saluons  cette  grande  époque, 
et  comme  un  jour  de  salut  pour  une  na- 
tion bien  criminelle,  que  nous  plaignons 
toutefois ,  et  que  nous  respectons  ainsi 
qu'un  aïeul  coupable  dont  le  châtiment 
a  presque  égalé  le  crime,  et  comme  une 
ère  de  glorification  et  de  triomphe  pour 
le  Christ  ,  telle  qu'on  n'en  aura  point 
vu.  Car  ,  selon  la  parole  du  grand  Apô- 
tre ,  en  qui  juifs  et  chrétiens  semblent 
trouver  un  lien  commun  :  Si  la  chute 
d'Israël  a  fait  la  richesse  du  monde ,  et 
sa  diminution  la  richesse  des  Gentils, 
combien  plus  son  retour  plein  et  en- 
tier (1)!  Mais  qu'ils  le  sachent  bien  ,  s'il 
est  en  leur  puissance  de  hâter  ce  retour 
au  bercail,  ce  ne  sera  pas  en  passant  par 
le  protestantisme  et  le  rationalisme;  ce 
ne  sera  pas  surtout  en  appelant  de  nou- 
veau sur  leur  tète  les  anciens  anathèmes, 
en  s'incrustant  plus  profondément  au  vi- 
sage le  stigmate  du  déicide. 

A.  COMBECUILLE. 

(l)  Quod  si  delictum  illorum  diviti»  sunt  mundi , 
et  diminutio  eorum  divili%  sunt  gentium  ,  quanto 
magis  plenitudo  eorum.  /?om,,  xi ,  12.  Saint  Jean 
Chrysostoine  parapbrase  ainsi  ce  verset  :  «  Si  ,  dit 
l'apôtre  ,  leur  chute  a  été  cause  du  salut  d'an  si 
grand  nombre  ;  si ,  lorsqu'ils  ont  été  rejetés  ,  tant 
d'autres  ont  été  appelés ,  songez  à  ce  qui  arrivera 
quand  ils  reviendront.  Il  ne  dit  pas  en  effet  :  Com- 
bien plus  leur  rhangement ,  ou  leur  conversion  ,  ou 
leur  redressement!  mais  combien  plus  leur  pléni- 
tude !  ce  qui  veut  dire  lorsque  lovs  seront  sur  le 
point  de  rentrer.  Il  dit  cela  pour  montrer  qu'il  y 
aura  alors  effusion  plus  large  de  la  grâce  et  do  don 
divin,  effusion  presque  totale,  — Tcjto  ^t  iitti  , 
f^tavu;  /.ai  rcre  ro  ttXecv  tt/Ç  yapircç  Edou-îvov,  xat 
TY,;  ^«peaç  TCJ  «Eoj ,  KAl  2XFA0N  TO  IIAN.  » 
6.  Joan.  Cbrys.,^^  Epitt,  ad  Rom.  Homil.  xix. 


PHILOSOPHIE  CATHOLIQUE  DE  L'HtSTOIRE. 


5S 


PHILOSOPHIE  CATHOLIQUE  DE  L'HISTOIRE, 

ou  L'HISTOIRE  EXPLIQUÉE, 

Introduction  renfermant  l'histoire  de  la  création  universelle  ,  par  le  baron  Alexandre 

GuiRAUD ,  de  l'Académie  française. 


L'on  pourrait  diviser  en  deux  classes 
les  productions  scientifiques  et  littérai- 
res d'un  siècle  :  les  unes  ne  font  que  pré- 
senter sous  des  formes  nouvelles  les  no- 
tions communes ,  les  connaissances  ac- 
quises à  tous,  tandis  que  d'autres  renfer- 
ment des   conceptions   et   des  aperçus 
nouveaux.  Celles  de  notre  siècle  appar- 
tiennent ,   en  général  ,  à   la    première 
classe.  Tout  ce  qui  s'écrit  de  nos  jours , 
qu'est-ce,  si   ce  n'est  une  reproduction 
de  ce  qui  s'était  déjà  dit?  et  l'on  ne  se 
donnerait  pas  une  grande  peine  si  l'on 
voulait  ramener  à  son  origine  véritable 
et  ancienne  presque  toute  la  science  de 
l'époque.  Si  l'on  excepte  les  découvertes 
qui  se  font  dans  les  sciences  naturelles  , 
les  ouvrages  que  l'on  jette  avec  profusion 
dans  le  public,  ou  ne  méritent  pas  l'atten- 
tion des  esprits  graves,  ou  n'intéressent 
que  par  la  couleur  du  temps  que  l'on 
donne  à  ce  que  tout  le  monde  sait,  par  le 
point  de  vue  attachant  sous  lequel  on  le 
présente.  Notre  siècle  se  pique  moins  de 
découvrir  d'autres  choses,  qu'il  ne  s'étu- 
die à  voir  autrement  les  choses.  Toutefois 
il  peut    revendiquer  une  qualité  supé- 
rieure qui  semble  lui  appartenir  exclusi- 
vement, c'est  celle  de  coordonner  les  no- 
lions  de  l'esprit  et  les  découvertes  des 
sciences,   d'en  étudier  les  rapports,   et 
d'élever  sur  une  môme  base  tout  l'édilice 
des  connaissances  humaines.  Cet  esprit 
de  synthèse  est  un  mérite,  sans  doute  ; 
mais  outre  qu'il  annonce  un  point  d'ar- 
rêt dans  la  carrière  de  la  science,  il  est 
souvent  pousse    outre  mesure  ,   et    les 
aperçus  philosophiques  que  l'on  se  per- 
met en  toute  matière  sont  moins  le  ré- 
sultat d'une  appréciation  antérieure  des 
faits  que  des  notions  à  j)riorL  auxquel- 
les on  s'efforce  de  les  plier. 

11  est  cependant  des  ouvrages  remar- 
quables sous  le  point  diî  vue  de  l'inven- 
tion, et  qui  peuvent  appartenir  à  la  se- 


conde classe  dont  nous  avons  parlé.  Nous 
y  comprenons  celui  de  M.  le  baron  (iui- 
raud.  En  effet,  il  n'a  pas  puisé  ailleurs 
beaucoup    de  conceptions  qui  entrent 
dans   son   système.    Elles  peuvent  être 
quelquefois  plus  ou  moins  défectueuses, 
mais  elles  ajoutent  au  mérite  d'être  des 
inspirations  venues  dans  la  méditation 
du  sujet  celui  d'avoir  été  prfondément  ré- 
fléchies. Nous  y  rencontrons,  d'ailleurs, 
des  aperçus  qui ,  réduits  à  de  justes  bor- 
nes, peuvent  servir  utilement  la  science 
et  la  religion.  Nous  nous  proposons  de 
faire  quelques  observations  sur  ce  nou- 
veau système  de  la  création  universelle  : 
mais  nous  devons  l'exposer  d'abord  sous 
sa  forme  la  plus  simple ,  en  empruntant 
souvent, pour  plus  d'exactitude,  les  paro- 
les de  l'auteur,  afin  de  faire  mieux  appré- 
cier et  le  système  lui-même  et  le  jugement 
que  nous  nous  permettrons  d'en  porter. 
Dieu,  au  commencement,  créa  l'esprit 
et  la   matière,  principes  de  toutes   les 
productions  dans  ces  deux  ordres  d'êtres. 
Car  l'esprit  actif  de  sa  nature  a  besoin, 
pour  exercer  au  dehors  sa  puissance,  du 
secours  de  la  matière,  élément  inerte  et 
passif.  Or  cette  matière  primitive,  diffé- 
rente de  celle  de  ce  monde,  était  éthérée 
et   lumineuse  ;  et    l'esprit  ,    émanation 
abondante  et  magnifique  de  l'être  infini, 
c'était  l'archange,  Lucifer,  destiné  à  fé- 
conder et  développer  les  germes  des  êtres 
renfermés  dans  la  première  production 
de  la  puissance  créatrice.  Celte  f(  conda- 
lion  ne  pouvait  toutefois  avoir  lieu,  se- 
lon les  lois  de  la  sagesse  divine,  qu'autant 
qu'il  resterait  uni  à  Dieu  et  qu*il  puise- 
rait dans  le   sein  qui  l'avait  enfanté  l'é- 
nergie et  la  règle  de  sa  puissance. 

L'archange  ou  l'esprit  remplit  d'a- 
bord glorieusement  sa  destinée  ,  et  fit  un 
usage  légitime  des  qualités  supérieures 
dont  il  était  doué.  S'unissant  à  la  matière, 
il  anima  et  développa  en  elle  et  en  lui- 


r,G 


PHILOSOPHIE  CATHOLTQLi:  DE  L'HISTOIRE. 


liic-me  les  f;ermes  iW  louL  Pouvrage  de  la 
création,    cl  h    Piustant    fureiil  produits 
des   myriades  d'aiif^es   aux(juels  corrcs- 
])ondii'cnt    cl  fiirrnl   unies   des  produc- 
tions mati  riolles  analof^uos.   Aîais  ébloui 
de  la  j,'loire  (ju'il  vient  de  iaire   éclater, 
il  se  Paltri!)ue  à  lui-nirme  ,  se  détache  de 
Dieu,  se  fait  le  principe  et  le  centre  de 
sa  puissance,  et  entreprend  de  produire 
de  lui-nu^uie   hors  de   lui  comme  Dieu. 
Au  lieu  donc  de  léconder   la  matière  en 
la  perfectionnant  par  un  développement 
progressif,  et  Pélevant   enlin    jusqu'à  la 
région  des  esprits,  il  descendit  jusqu'à 
elle,  la  corporisa  ,  la  solidifia,  et  la  pé- 
nétrant de  son  énergie  propre  que  ne  fé- 
condaient plus  ni  ne  dirigeaient  la  puis- 
sance et  la  sagesse  divines,  il  produisit 
en  elle  une  œuvre  informe  dont  nous  re- 
connaissons les  traces  dans  ces  ossemens 
monstrueux  cachés  sous  terre  qui  attes- 
tent par  leurs  proportions   démesurées 
comme  un  essai  et  une  ébauche  de   la 
nature  j  et  dès  lors  fut  rompue  l'harmo- 
nie   de    la   création  primitive  ,  et  com- 
mença cette  lutte  d'élémens  qui  a  boule- 
versé notre  globe  et  porté  le  désordre  et 
la  confusion  jusque  dans  ses  profondeurs. 
Une  partie  des  anges  ne  suivit  pas  Lu- 
cifer dans  cette  déviation  de  son  être  ,  et 
mérita  d'être  récompensée  par  un  mou- 
vement d'ascension  vers  Dieu ,  et  l'ab- 
sorption   peut-être   dans  leur  substance 
spirituelle  de   la   matière  à   laquelle   ils 
étaient  unis:  et  cette  perfection  ajoutée 
à  l'état  primitif  des  bons  anges  fut  dans 
la  proportion  des  mérites  et  les  distribua 
en  différentes  classes  qui  forment  la  hié- 
rarchie des  esprits  célestes  reconnue  par 
l'Cglise.    Les   autres   anges   partagèrent 
l'orgueil  de  Lucifer  et  furent  enveloppés 
dans  sa  disgrûce.  Car,  après  qu'ils  se  fu- 
rent détachés   de  Dieu,   ils    tombèrent 
avec  lui  d'un  élément  dans  un  aulre  et 
toujours  du  plus  subtil  au  plus  condensé, 
et  produisirent  dans  les  parties  les  plus 
basses  et  les  plus  obscures  cet  épouvan- 
table chaos,    au   sein   duquel    cessèrent 
toute  vie  corporelle  et  tout  mouvement; 
compiiniésq\i'ils  furent  aussitôt  par  l'es- 
prit de  Dieu,  (jui  était  porté  sur  les  eau\ 
autour  de  celle  masse  immonde  et  dés- 
ordonnée. 
Cependant  le    \  «rbe   de  Dieu  voulut 


réparer  le  désordre  causé  par  Satan  et  1  laissé  creuses  et  vides  les   parties   du 


féconder  les  élémens  de  la  matière  de- 
venue captive.  Il  dit  :Oue  l<i  iiunihrc  soit; 
et  la  lumière,  que  l'abîme  avait  étouffée 
sans  l'éteindre,  brilla,  non  pas  de  son  pre- 
mier éclat  tout  spirituel,  mais  d'un  éclat 
(|ui  put  s'harmoniser  avec  les  créatures 
que  le  Verbe  de  Dieu  allait  vivifier  ;  et 
alors  s'accomplit  pour  Satan  la  division 
de  son  essence  lumineuse  et  de  son  es- 
sence ignée,  la  séparation  de  la  lumière 
des  ténèbres.  Satan  ne  fut  plus  dès  lors 
lumière  spirituelle  et  féconde,  il  devint 
feu;  carie  feu  n'est  que  la  lumière  con- 
densée; et  la  main  de  Dieu  le  repoussant 
sans  cesse,  il  se  renferma  dans  les  en- 
trailles de  la  terre,  où  il  entretient  parsa 
présence  et  son  activité  un  feu  perpétuel, 

La  lumière  (|ui  avait  brillé  s'éleva  dans 
les  régions  supérieures,  et  ce  fut  le  pre- 
mier jour  de  la  création  mosaïque. 

Le  premier  effet  opéré  par  l'apparition 
de  la  lumière  fut  la  formation  du  iirma- 
ment  ;  c'est-à-dire  qu'elle  attira  à  elle, 
du  sein  du  chaos ,  une  partie  de  cette 
matière  non  encore  organisée,  à  laquelle 
elle  rendit ,  par  l'épuration  ascendante 
qu'elle  lui  lit  subir,  sa  première  éthéréité 
et  cette  faculté  expansive  qui  lui  lit  sou- 
lever la  masse  des  eaux  dont  le  chaos 
était  ceint  et  diviser  ainsi  celles  que  l'in- 
lluence  satanique  retenait  de  celles  que 
l'influence  divine  avait  assez  épurées  en 
les  touchant  pour  qu'elles  pussent  mon- 
ter avec  l'éther  et  même  au-dessus  de  lui. 
Notre  atmosphère  peut  donc  être  consi- 
dérée comme  un  espace  neutre  où  les 
deux  influences  satanique  et  divine  se 
combinent,  se  combattent  quelquefois, 
et  où  celle-ci  intervient  toujours  avec 
assez  de  puissance  pour  maintenir  la 
conservation  de  ce  qu'elle  a  organisé, 
(juelles  que  soient  les  luttes  de  l'influence 
ennemie  essentiellement  destructrice.  Et 
ce  fut  le  second  jour. 

Mais  après  que  Dieu  eut  allégé  le  poids 
des  eaux  sur  la  terre  en  les  divisant  par 
l'étendue  du  firmament  ,  et  retiré  au- 
dessus  même  des  eaux  supérieures  son 
esprit  qui  comprimait  cette  masse  chao- 
tique, alors  l'élément  igné  qui  était  de- 
meuré en  elle,  reprenant  son  action  ex- 
pansive, enfla  sur  plusieurs  points  l'élé- 
ment aride  et  l'exhaussa.  Or  ces  exhaus- 
semens    partiels    ayant    nécessairement 


PHILOSOPHIE  CATHOLIQUE  DE  L'HISTOIRE. 


57 


globe  qu'ils  n'avaient  point  soulevées,  il 
en  résulta  que  les  eaux  eurent  leur  bas- 
sin creusé  tout  naturellement,  qu'elles 
s'y  retirèrent  et  que  les  continens  qui 
avaient  surgi  au-dessus  d'elles  furent  pro- 
pres à  recevoir  une  organisation  végétale. 

La  création  matérielle  semble  termi- 
née à  l'apparition  de  la  terre  ,  et  chacun 
des  élémens  dépositaires  des  germes  at- 
tend l'ordre  du  Yerbe  pour  les  dévelop- 
per. Or  ce  développement  s'opère  sous 
une  double  influence  :  l'une  suprême , 
celle  de  la  lumière  et  de  l'eau  qui  en  est 
l'agent  •  l'autre  inférieure  ,  celle  du  feu 
ou  de  Satan ,  car  le  feu  et  l'eau  sont  re- 
connus par  la  science  pour  être  les  deux 
grands  modificateurs  de  la  matière.  Par 
eux  s'établit  l'antagonisme  qui  constitue 
la  loi  des  êtres.  La  lutte  est  entre  le  feu 
et  l'eau  :  l'eau  qui  féconde,  le  feu  qui 
brûle.  Satan,  qui  avait  formé  le  premier 
monde,  concourt  donc  avec  le  Yerbe  à  la 
formation  du  monde  nouveau,  et  ta  terre 
produisit  l'herbe  verte  faisant  sa  semence 
et  des  arbres  à  fruits  portant  leur  se- 
mence. Et  ce  fut  le  troisième  jour. 

Les  eaux  que  la  puissance  du  Verbe 
avait  pénétrées  et  séparées  des  eaux  in- 
férieures se  répandirent  dans  l'espace;  et 
se  combinant  avec  la  substance  éthérée, 
formèrent  vraisemblablement  les  corps 
sidéraux  actuels,  soleil,  étoiles,  planètes, 
etc Et  ce  fut  le  quatrième  jour. 

Ces  mêmes  eaux  supérieures  et  infé- 
rieures, au  commandement  du  Verbe  , 
produisirent  :  les  premières,  les  oiseaux, 
et  les  autres,  les  poissons.  Et  ce  fut  le 
cinquième  jour. 

Le  sixième  jour,  la  terre,  déjà  parée 
d'arbres  et  de  plantes ,  se  peupla  d'ani- 
maux. Or  les  productions  animées  com- 
me celles  du  règne  végétal  ne  doivent 
pas  être  attribuées  à  la  puissance  divine. 
Elles  sont  plutôt  l'ouvrage  de  Satan,  qui 
est  forcé  d'obéir  au  commandement  du 
Yerbe.  La  nature  bestiale  n'est,  en  effet, 
qu'une  animation  satanique  modifiée  par 
les  inlhiences  divines  ou  supérieures  qui 
agissent  dans  Tatmosphèrc.  La  bête  ainsi 
animée  par  Satan  a  été  faite  à  son  image, 
comme  riiomnie  à  l'image  de  Dieu. L'Ame 
des  bêtes  est  donc  l'esprit  même  de  Sa- 
tan répandu  dans  la  nature  ;  c'est  l'Ame 
universelle  des  anciens.  Si  elle  se  mani- 
feste d'une  uiauièrc  imparfaite  dans  l'a- 


nimal ,  c'est  à  cause  de  l'imperfection 
des  organes;  et  si  l'animal  souffre  ,  c'est 
parce  que  Satan  a  péché.  Au  reste ,  les 
bêtes  étaient  plus  parfaites  dans  le  para- 
dis qu'elles  ne  le  sont  aujourd'hui.  Elles 
avaient  l'intelligence  et  la  parole. 

La  formation  du  corps  de  l'homme  ne 
fut  pas  une  production  satanique.  Dieu  , 
qui  le  façonna  de  ses  mains  ,  en  purifia 
d'abord  la  matière  de  toute  émanation 
du  principe  igné.  Son  âme  fut  une  éma- 
nation de  l'esprit  de  Dieu.  Il  s'opéra  un 
changement  dans  la  forme  du  corps  de 
l'homme  avant  sa  chute.  Il  n'y  avait  d'a- 
bord en  lui  aucune  distinction  de  sexe,  et 
Dieu  lui  avait  donné  la  puissance  de  se 
multiplier  par  l'action  seule  qu'il  exer- 
cerait sur  la  matière  à  laquelle  il  était 
uni.  Mais  il  manqua  de  force  pour  exer- 
cer cette  puissance.  Il  se  laissa  aller  à  la 
langueur,  au  sommeil,  et  Dieu,  par  con- 
descendance pour  cette  faiblesse,  dit  ;  Il 
n'est  pas  bon  que  Vhomme  soit  seul  j  et  lui 
donna  une  femme.  Et  Dieu  cessa  de  pro- 
duire et  rentra  dans  son  repos. 

La  destinée  que  l'ange  avait  d'épurer 
la  matière  et  de  l'élever  progressivement 
à  L'état  d'esprit  fut  déférée  à  l'homme, 
^ïais,  par  sa  désobéissance  aux  ordres  de 
Dieu,  il  se  mit  dans  l'impuisssance  de 
la  remplir.  Il  s'opéra  alors  un  change- 
ment plus  considérable  dans  son  corps 
comme  dans  son  âme.  Son  corps,  en 
particulier,  fut  pourvu  d'organes  néces- 
saires à  des  besoins  grossiers  qui  n'exis- 
taient pas  dans  l'état  d'innocence.  31ais 
par  Jésus-Christ  il  a  recouvré  cette  des- 
tinée. Son  corps  sera  définitivement 
transformé  par  la  résurrection,  et  avec 
lui  toute  la  nature.  Tout  ce  qui  est  rela- 
tif à  sa  condition  présente  cessera.  Les 
sexes  seront  effacés.  La  femme  retour- 
nera à  son  principe;  elle  rentrera  dans 
riiomme  pour  ne  former  avec  lui  qu'une 
seule  chair. 

Telles  sont  les  idées  qui  dominent  dans 
l'Histoire  de  la  Création  universelle  de 
IM.  le  baron  Guiraud.  Elles  pourront  bien 
surprendre  dos  esprits  peu  accoutumés 
à  sortir  de  la  sphère  des  notions  commu- 
nes et  positives.  Nous  comprenons,  en 
effet,  que  pour  juger  et  apprécier  un 
travail  île  cette  nature,  il  faut  savoir 
(lonntM*  un  libre  essor  à  la  pensée  et  ne 
pas  trop  craiadie  la  nouveauté  et  la  har- 


68 


J'IIILOSOPHIE  CATHOLIQUI::  DE  L'HISTOIRE. 


tliesso  des  conceptions.  INlais  nons  con- 
fessons, en  niOuie   temps,   que  c«   n'est 
point  là  une  conci'Sbion  faite  an  nom  vi 
A  rmlenlion  droite  de  fauteur,  mais  une 
position  que  l'on  est  forcé  de  prendre  si 
1  on  ne  veut  pas  s'c'^arer  soi-même;  que 
ce  n'est  point  bienveillance,  maisjustice. 
Les  merveilles  de  la    création  et  de   la 
restauration  de  toutes  choses  apparais- 
sent  à   l'intelligence    qui    les   découvre 
comme  des  beautés  nouvelles  cachées  au 
commun  des  hommes,  et  dépassent  tou- 
jours par  leur  grandeur,  malgré  nos  ef- 
forts, les  bornes  de  notre  esprit.  INous 
sommes  donc    disposés  à   justifier  et  à 
louer  tout  ce  qui  mérite  des  éloges  ou  se 
trouve  à  l'abri  de  la  censure.  C'est  déjà 
beaucoup  que  de  concevoir  un  système 
vaste  comme  l'ouvrage  de  Dieu  et  d'en 
accorder  les  parties.  Cet  effort  tout  seul 
donne  un  titre  bien  mérité  à  la  recon- 
naissance et  à  l'admiration  publique.  La 
fécondité   de   l'esprit  est  toujours  une 
qualité    supérieure.    Mais    nous   dirons 
aussi  avec  liberté   et   franchise,    notre 
pensée  sur  ce  qui  nous  a  paru  hasardé, 
inexact,  même  un  peu  étrange.  En  rele- 
vant les  beautés  du  tableau,  nous  n'en 
voilerons  pas  les  défauts  qui  le  déparent. 
L'idée  d'un  monde  primitif,  son  bou- 
leversement progressif  causé  par  un  dés- 
ordre   volontaire  et  coupable    survenu 
dans  le  monde  des  intelligences ,  cette 
destinée  commune  de  perfection  et  de 
décadence  donnée  h  l'esprit  et  à  la  ma- 
tière est  une  conception  qui  non  seule- 
ment échappe   à  la  censure  de  la   foi , 
mais   donne  encore  à   l'ouvrage  de   la 
création  un  caractère  de  magnificence 
et  de  sagesse.  Il  n'est  pas   indigne  de 
Dieu   de  se   représenter    le    chaos  non 
comme  un  premier  essai  de  sa  puissance, 
mais  comme  le  débris  d'un  monde  ruiné 
par  la  révolte  de  la   créature.  La  confu- 
sion et  le  désordre  où  étaient  alors  les 
élémens  de  l'univers  peuvent  très  bien 
être  attribués  à   la  faute  d'une   intelli- 
gence créée  plutôt  qu'au  dessein  do  l'in- 
telligence suprême,  en  qui  tout  est  ordre, 
sagesse  et  beauté. 

Portant  plus  haut  nos  regards,  qui  sait 
même  si  l'œuvre  de  Dieu  n'a  pas  par- 
couru plusieurs  périodes  analogues  ;  si 
sa  justice  et  sa  miséricorde,  sans  cesse 
aux    prises,  pour  ain^i  dire,  avec  l'or 


gneilde  sa  créature,  n'ont  pas  tout  détruit 
sans  cesse  pour  tout  restaurer?  Nous  au- 
rions peut-être  là  la  notion  originelle 
de  ces  successions  indélinii^s  d'absorption 
et  de  développement  du  panthéisme  in- 
dien. iMais  tout  en  laissant  un  libre  cours 
à  nos  pensées  ,  il  faut  se  mettre  en 
garde  contre  la  séduction  de  nos  con- 
ceptions propres  ;  et  parce  que  nous  au- 
rons trouvé  une  explication  des  mystères 
du  monde  qui  nous  paraîtra  digne  du 
Créateur  et  de  son  ouvrage ,  il  ne  faut 
pas  croire  qu'on  ne  puisse  les  compren- 
dre autrement  ,  ni  donner  à  nos  inven- 
tions si  incertaines,  si  souvent  témérai- 
res, l'autorité  d'une  révélation.  L'auteur 
s'est  donc  montré  trop  sévère,  trop  ex- 
clusif, lorsqu'il  a  dit  que  Dieu  n'avait 
pas  pu  procéder  par  ébauches ,  pag.  269. 
Car  le  système  qui  fait  commencer  tou- 
tes choses  par  le  chaos  n'est  pas  dé- 
pourvu de  vraisemblance.  La  puissance 
divine,  si  libre  dans  son  exercice,  serait- 
elle  forcée  de  se  déployer  d'abord  dans 
toute  son  étendue?  Elle  ne  le  pourrait 
même  pas  :  sa  fécondité  dépasse  toujours 
ses  propres  productions.  Si  donc  elle  doit 
se  restreindre,  pourquoi  ne  pourrait-elle 
pas  se  réduire  jusqu'aux  premières  ébau- 
ches de  l'être?  La  différence  de  perfec- 
tion qui  sépare  les  créatures  n'est  rien 
par  rapport  à  sa  plénitude.  Elle  aurait 
d'ailleurs  agi  toujours  selon  son  infinité 
par  l'acte  même  de  la  création.  Que  si 
l'on  dit  que  sa  sagesse  avait  besoin  de  se 
manifester  d'abord  comme  sa  puissance, 
cette  sagesse  aurait  eu  son  mode  de  ma- 
nifestation dans  le  perfectionnement 
progressif  de  ce  premier  jet  de  la  puis- 
sance créatrice.  Depuis  même  que  Dieu 
a  mis  la  dernière  main  à  l'univers,  tout 
ne  paraît-il  pas  commencer  par  un  état 
élém.entaire?  Chaque  classe  d'êtres  n'a- 
t-elle  pas  son  chaos,  et  ne  faut-il  pas  le 
travail  de  plusieurs  périodes  pour  les 
amener  à  leur  perfection  définitive?  Dans 
cet  ordre  de  production,  il  y  aurait  eu, 
à  la  vérité,  moins  d'éclat  et  de  magnifi- 
cence au  commencement  ,  mais  aussi 
plus  de  mesure  et  plus  d'ordre  dans  la 
suite.  Or  l'action  de  Dieu  n'est-elle  pas, 
ce  semble ,  plus  ordonnée  qu'étendue  ? 
Ne  se  monlre-t-elle  pas ,  dans  son  com- 
mencement ,  plus  faible  que  forte,  et 
ncst-ce  pas  là  celle  douceur  avec  la- 


PHILOSOPHIE  CATHOLIQUE  DE  L'HISTOIRE. 


sa 


quelle  la  sagesse  atteint  ses  fins?  L'on  ne 
peut  nier  que  le  monde  ne  soit  soumis  à 
la  loi  du  progrès.  Il  faut  donc  qu'il  ait 
commencé  par  un  état  moins  parfait. 
Pourquoi  pas  par  l'état  informe  du  chaos? 
Toutes  les  formes  de  l'être  créé  eussent 
alors  été  le  résultat  de  cette  loi  univer- 
selle. Si  cette  loie  st  digne  de  Dieu,  pour- 
quoi n'y  pas  soumettre  tout  l'exercice 
possible  de  sa  puissance?  Il  a  toute  l'é- 
ternité pour  faire  passer  sa  créature  du 
néant  à  sa  perfection  indéfinie. 

L'intervention  de  Satan  et  de  ses  anges 
dans  la  destruction  du  premier  monde 
et  la  formation  du  chaos  ne  répugne  pas^ 
elle  satisfait  même  à  la  croyance  chré- 
tienne qui    mêle  cet  ange   rebelle  aux 
désordres  de  l'univers  et  lie  ensemble 
deux  faits  incontestables  et  analogues  ,  la 
confusion   du  premier  état  du   monde 
matériel  et  le  désordre  survenu  dans  le 
monde  moral  par  la  révolte  de  Lucifer. 
On  peut  bien  supposer  primitivement  un 
ordre  de  choses  semblable  à   celui  du 
monde  mosaïque  j  car  le  premier  homme 
était  le  maître  et  le  chef  de  la  nature  , 
non  pas  seulement  en  la  faisant  servir  à 
son  usage,  mais  encore  en  la  pénétrant 
de  son  action  puissante,  et  en  l'associant 
inévitablement  à  son  sort.  Centre  d'une 
force  immense,  il  devait  l'emporter  dans 
sa  sphère  d'activité  et  lui  faire  subir  sa 
loi.   Elle  l'a  subie,   cette  loi.  Nous  la 
voyons  étrangement  défigurée  depuis  que 
l'homme  a  altéré  en  lui  l'image  de  Dieu. 
Mais  elle  a  commencé  à  recevoirde  J.-C, 
le  nouvel  Adam ,  une  influence   régéné- 
ratrice, et  elle  attend,  dans  les  gémisse- 
Hiens  de  la  captivité,  sa  délivrance  et  sa 
glorification  définitive.  L'archange  avec 
les  esprits  qui  lui  étaient  soumis  pouvait 
donc  avoir  entre  ses  mains  la  destinée  ds 
la  créature  matérielle.  Son  obéissance  à 
la  loi  de  son  créateur  dans  l'exercice  de 
la  puissance  qu'il  en  avait  reçue  aurait 
assuré  à  cette  matière  primitive  un  per- 
fectionnement progressif,  et  les  produc- 
tions magnifiques  qui  en  étaient  sorties, 
s'élevant  sans  cesse  vers  des  régions  su- 
périeures, auraient  subi  des  transforma- 
tions successives  qui  les  auraient  rappro- 
chées de  la  nature  des  esprits;  comme 
aussi  sa  révolte  renversant  ce  bel  ordre 
aurait  jeté  la  confusion  dans  les  élcmens 
de  l'univers  et  amené  sa  ruine  totale. 


Il  y  a  d'ailleurs  dans  celte  explication 
du  chaos  une  conception  bien  conforme 
aux  principes  d'une  saine  philosophie. 
La  matière  n'aurait  pas  une  existence 
indépendante  de  l'esprit  ;  elle  serait  sou- 
mise dans  son  développement  et  dans  sa 
forme  à  l'action  d'une  force  placée  au- 
dessus  d'elle^  rejetée  au  dernier  rang  de 
la  création,  sa  destinée  serait  de  repré- 
senter des  phénomènes  d'un  ordre  supé- 
rieur ,  d'être  l'image  sensible  des  mer- 
veilles invisibles.  Ne  convient-il  pas,  en 
effet,  qu'à  la  production  la  plus  impar- 
faite de  la  puissance  créatrice  réponde 
la  plus  basse  fonction,  celle  de  servir 
d'instrument  pour  figurer  des  manifes- 
tions plus  parfaites  de  cette  même  puis- 
sance? 

Au  reste ,  en  admettant  un  monde  pri- 
mitif, il  faut  nécessairement  rattacher  sa 
destinée  à  celle  du  monde  des  intelli- 
gences. Car  il  répugne  de  le  voir,  sous 
l'action  immédiate  de  Dieu ,  tomber  par 
des  altérations  successives  dans  la  con- 
fusion et  l'immobilité  du  chaos.  La  main 
du  Créateur,  lorsqu'elle  n'est  pas  gênée 
par  l'action  désordonnée  de  la  créature, 
soutient  et  perfectionne  son  ouvrage.  La 
même  puissance  qui  l'a  fait,  doit  au 
moins  le  conserver;  et  Dieu  ne  peut  pas 
plus  altérer  ou  détruire  sa  créature  que 
se  repentir  de  lui  avoir  donné  l'existence. 
L'histoire  qui  nous  est  connue  de  ses 
desseins  nous  montre,  en  effet ,  qu'il  ne 
trouble  l'ordre  établi  et  ne  détruit  que 
pour  punir  et  exercer  sa  vengeance.  Le 
chaos,  considéré  comme  dernière  pé- 
riode de  l'action  créatrice,  eût  été  un 
véritable  désordre  qui  eut  du  être  attri- 
bué à  Dieu  lui-même  ;  car  le  désordre 
proprement  dit  est  la  destruction  d'un 
ordre  antérieur.  Les  défenseurs  du  sys- 
tème de  l'origine  chaotique  de  la  créa- 
tion savent  écha})per  ù  ce  défaut.  La  con- 
fusion originaire  de  l'univers  est  moins, 
dans  leur  opinion,  un  désordre,  que  le 
premier  état  ék^mcntaire  de  l'ordre.  La 
loi  du  progrès  ii  laquelle  Dieu  voulait 
soumettre  l'exercice  de  sa  puissance,  de- 
mandait qu'il  conimençAt  par  les  pre- 
miers rudiuicnsde  l'être. Or,  la  première 
ébauche,  quelque  grossière  qu'elle  soit , 
d'un  ouvrage  magnifique,  n'est  pas  indi- 
gne (le  la  sagesse  de  l'ouvrier. 

Cette  intervention  des  an^^es  dans  le 


m 


PIIILOSOPIIIE  CATHOLIQUE  DE  L'JTISTOIRE. 


î^oiJvernemcnt  du  premier  monde  ne  se- 
rait,  au  reste,  que  le  commencement 
d'un  dessein  suivi  dans  des  temps  post<^- 
rieurs.  La  croyance  gt^nérale  des  peuples 
et  celle  de  l'Église,  est  que  les  esprits  cé- 
lestes priSident  à  l'ordre  prt^senl  de  l'u- 
nivers. De  là  il  est  bien  permis  d'inférer 
que  la  loi  générale  veut  que  Dieu  confie 
aux  créatures  intell ij^entes  supérieures 
une  partie  de  sa  ])uissance  pour  la  dis- 
position du  monde  matériel.  Que  celte 
puissance  aille,  comme  le  pense  l'au- 
teur ,  jusqu'à  concourir  activement  au 
développement  des  formes  et  à  la  pro- 
duction des  espèces  résultant  de  l'asso- 
ciation diverse  des  élémens  primitifs, 
c'est  ce  qui  n'est  pas  aussi  bien  établi.  11 
n'est  pas  toutefois  impossible  que  la  mu- 
nificence divine  ait  enrichi  la  créature 
faite  à  son  ima^e  de  cette  puissance  pro- 
ductrice, et  ail  voulu  mettre  en  elle  une 
force  qui  retraçût,  à  un  certain  degré,  la 
puissance  même  de  créer.  Peut-ôtre  se- 
rail-il  permis  d'y  voir  un  dessein  réclamé 
par  sa  bonté  et  sa  sagesse.  Mais  il  est 
possible  aussi  que,  jaloux  de  mettre  dans 
ce  monde  inférieur  le  caractère  d'une 
dépendance  absolue  de  son  Créateur,  il 
ait  seulement  confié  aux  espritsj,  minis- 
tres de  ses  volontés,  le  soin  de  le  conser- 
ver dans  Pétai  où  il  l'avait  mis. 

Le  premier  ange  aurait-il  encore  pro- 
duit des  anges  semblables  à  lui ,  et  cette 
puissance  de  développement  exercée  sur 
les  germes  primitifs  de  la  matière,  au- 
rait-il pu  la  porter  sur  lui-mrme  ,  et  par 
une  reproduction  et  une  fécondation  de 
sa  nature,  donner  l'existence  à  d'autres 
esprits  dont  il  aurait  peuplé  et  embelli  le 
monde  V  C'est  la  une  question  (jui  touche 
à  des  mystères  trop  profonds  pour  être 
pleinement  éclaircie  par  la  raison  hu- 
maine. Appliquée  à  l'Ame,  elle  avait  été 
agitée  par  les  premiers  docteurs  de  l'E- 
glise ,  saint  Jérôme  et  saint  Augustin ,  et, 
dans  sa  plus  grande  généralité,  elle  a  été 
résolue  affirmativement  par  les  héréti- 
ques des  premiers  siècles,  par  les  défen- 
seurs du  système  philosophique  des  éma- 
nations dont  elle  était  la  base.  Sous  le 
point  de  vue  plus  restreint  de  saint  Au- 
gustin ,  les  scholastiques  l'ont  examinée 
avec  plus  de  précision  et  de  rigueur,  et  se 
sont  arrèlé's  à  l'impossibilité  métaphysi- 
que de  la  génération  des  ûmCû.  Leur  con- 


clusion a  été  résumée  dans  ces  paroles 
de  Pierre  Lombard  :  Anima  in  cor  porc 
fornuito  infitndiliir  et  infmidendo  crca- 
ttir.  Ce  serait  traiter  M.  le  baronGuiraud 
avec  trop  de  sévérité  et  peut-être  d'in- 
justice ,  si  nous  combattions  son  système 
par  l'autorité  seule  de  l'école,  si  nous  le 
jugions  faux  et  absurde  par  cela  seul 
qu'il  est  opposé  à  l'enseignement  com- 
mun des  théologiens  du  moyen  âge.  ^ous 
sommes  forcés  d'avouer  que  l'opinion  de 
la  génération  des  esprits  n'est  point  con- 
traire à  la  foi,  et  que  l'opinion  qui  lui 
est  opposée  et  qui  a  prévalu  n'enlève  pas 
au  philosophe  la  liberté  de  ses  concep- 
tions en  celte  matière,  parce  qu'elle  ne 
se  rattache  pas  nécessairement  à  aucun 
pointde  la  doctrine  chrétienne,  et  qu'elle 
n'a  pas  reçu  la  sanction  de  l'Eglise.  JNous 
irions  même  plus  loin.  Wous  penserions 
qu'on  pourrait  établir  par  des  raisons  qui 
ne  seraient  pas  méprisables  la  possibilité 
de  celte  génération  des  esprits.  Pourquoi 
refuser  à  un  être  plus  parfait  et  plus  puis- 
sant que  l'homme  le  privilège  de  la  re- 
production de  lui-même  que  l'homme  a 
reçu.  IN'otre  intelligence  bornée  et  maté- 
rialisée, pour  ainsi  dire,  par  la  vue  des 
phénomènes  de  ce  monde ,  se  refuse  sou- 
vent à  concevoir  rien  de  supérieur  au 
delà,  et  nous  poussons  sur  la  question 
présente  l'ignorance,  j'ose  dire,  la  gros- 
sièreté jusqu'à  nous  convaincre  que  les 
esprits  n'engendrent  pas ,  parce  qu'ils  ne 
sont  pas  composés  de  parties ,  comme  si 
la  génération  emportait  nécessairement 
la  division,  comme  si  la  plus  belle  préro- 
gative de  l'être  demandait  la  condition 
de  la  matière.  Dieu  est-il  matière  pour 
engendrer  son  fils?  Est-il  matière  pour 
faire  sortir  de  son  sein  des  esprits?  Sans 
doute  ces  productions  divines  diffèrent 
essentiellement  de  celle  des  créatures; 
mais,  puisqu'il  nous  plaît  de  voir  une 
image  de  cette  puissance  productrice 
dans  l'homme  qui  est  matière  ,  pourquoi 
la  refuser  aux  purs  esprits  plus  puissans 
<'t  par  conséquent  plus  féconds  que 
l'homme?  IS'ous  descendons  jusqu'à  la 
plante  pour  y  découvrir  une  représenta- 
lion,  grossière  sans  doute,  de  la  géné- 
ration divine;  et,  en  remontant  l'échelle 
d<'s  êtres,  nous  répugnons  à  nous  arrêter 
a  ces  pures  intelligences,  toutes  resplen- 
dib.sanlcâ  de  la  muuiiicence  de  leur  Créa- 


PHILOSOPHIE  CATHOLIQUE  DE  L'HISTOIRE. 


61 


leur,  pour  y  contempler  l'image  d'un  at- 
tribut qui  fait  le  fond  de  l'être  de  Dieu  , 
qui  est  la  source  même  de  sa  puissance 
créatrice. 

Toutefois ,  nous  accusons  l'auteur  de 
V Histoire  de  la  Création  universelle  d'a- 
voir fait,  d'une  opinion  philosophique 
opposée  au  sentimentgénéralement  reçu, 
un  des  points  fondamentaux  de  son  sys- 
tème. Il  aurait  pu  insinuer  sa  pensée  , 
montrer  par  le  raisonnement  et  l'analo- 
gie qu'elle  n'est  pas  sans  vraisemblance , 
et  jeler  quelque  jour  sur  une  question  si 
importante  que  l'on  n'examine  plus, 
parce  qu'on  n'en  sent  pas  assez  la  gra- 
vité. C'eût  été  là  une  discussion  à  part 
qu'il  aurait  bien  pu  appliquer  à  la  géné- 
ration de  l'homme  ,  mais  nullement  à  la 
production  des  anges.  Car  il  n'est  venu , 
ce  nous  semble,  à  la  pensée  d'aucun 
écrivain  ecclésiastique  qu'il  s'est  opéré 
dans  le  ciel  une  multiplication  des  es- 
prits par  voie  de  génération  ,  et  que  tous 
les  anges  sont  les  enfans  de  Lucifer. 

ISous  ne  saurions  non  plus  approuver 
ce  qu'il  avance  sur  la  nécessité  pour 
l'ange  de  s'unir  à  la  matière  pour  exer- 
cer sa  fécondité.  Le  concours  de  deux 
élémens  actif  et  passif  est  bien,  dans  l'é- 
tat présent  de  la  nature  ,  une  condition 
nécessaire  de  la  production  des  êtres  ; 
mais  il  n'est  pas  du  tout  certain  qu'il  en 
soit  ainsi  dans  l'ordre  des  pures  intelli- 
gences. Nous  sommes  porté  à  croire  que 
le  besoin  pour  l'homme  de  s'unir  à  un 
autre  principe  pour  se  reproduire  est 
plutôt  impuissance  de  sa  part  que  le  ré- 
sultat de  la  loi  universelle  des  êtres. 
iNous  concevrions  plutôt  qu'une  créa- 
ture portée  à  un  haut  degré  de  perfec- 
tion dut  engendrer  comme  Dieu  par  une 
action  exercée  sur  elle-niêmc. 

Wous  ne  voudrions  pas  cependant  qu'il 
fut  permis  de  conclure  de  \h  que  l'homme 
dans  son  premier  état  d'innoceucc  n'eut 
pas  eu  besoin  de  la  femme  pour  engen- 
drer, et  qu'elle  lui  fut  accordée  par  con- 
descendance pour  sa  faiblesse.  L'auteur 
reproduit  sur  cette  question  les  idées  de 
l^aader.  Quoi  qu'il  en  soit  de  la  probabi- 
lité intriusè(iue  du  système  du  philoso- 
phe allemand,  nous  pouvons  bien  avan- 
cer qu'il  ne  repose  sur  aucune  autorité 
grave.  Quelques  Pères  de  l'église,  entre 
autres  saint  Augustin,  ont  bien  pense 


que  les  hommes,  avant  le  péché  ,  se  fus- 
sent multipliés  selon  un  mode  plus  par- 
fait, analogue  à  l'état  d'innocence  de  la 
nature  humaine  ;  mais  aucun  n'a  dit  que 
la  formation  de  la  femme  fut  une  déro- 
gation à  l'ordre  primitivement  établi , 
causée  par  la  faiblesse  de  l'homme.  Plu- 
sieurs ont  regardé  le  sommeil  d'Adam 
non  comme  un  affaiblissement  volontaire 
de  ses  forces,  mais  comme  une  extase. 
N'est-il  pas  écrit  que  Dieu  lui  envoya  ce 
sommeil?  Rien  n'indique  qu'il  ne  faille 
prendre  dans  le  sens  propre  ces  paroles: 
Il  n'est  pas  bon  que  Phomnie  soit  seul. 
L'union  de  l'homme  et  de  la  femme  a  été 
considérée,  d'ailleurs,  comme  la  figure 
de  l'union  plus  haute  de  J.-C.  et  de  son 
Église.  Dieu  aurait-il  été  prendre  dans  la 
dégradation  de  son  ouvrage  une  image 
des  mystères  futurs?  Le  système  de  Baa- 
der  diffère,  sans  doute,  de  l'opinion 
d'Amauri-  mais  ceux  qui  voudraient  le 
défendre  devraient  se  rappeler  cette  pro- 
position du  docteur  scholastique ,  con- 
damnée par  le  concile  général  4'  de  La- 
tran  ;  Si  homo  non  peccasset,  in  dupliceni 
scxurn  partitus  non  fuissct,  nec  gcnera- 
tus,  sed  co  modo  quo  angeli  sancti  mul- 
tiplicati  fuissent  homines. 

Nous  avons  parlé  jusqu'ici  de  la  puis- 
sance de  Lucifer  encore  soumis  à  Dieu. 
Nous  devons  dire  notre  sentiment  sur  le 
pouvoir  qui  lui  est  resté  après  sa  chute. 
Que  l'auteur  se  fiit  contenté  de  reculer 
jusqu'au  monde  primitif  l'origine  des 
productions  fossiles,  personne  n'eut  ou 
le  droit  d'ébranler  sa  conviction  et  de 
lui  contester,  h  cet  é^'ard,  l'indcptMidance 
de  sa  pensée.  Tout  au  plus  aurait-on  pu 
lui  observer  que,  nonobstant  quelques 
irrégularités  dans  la  dispositicn  descou- 
ches terrestres,  qui  peuviMii  être  attri- 
buées à  des  accidcns,  l'on  remarque  un 
ordre  général  qui  répond  exactement  .ui\ 
productions  des  jours  île  la  créatuni,  et 
que  cette  corrélation  invite  puissamment 
l'observateur  à  prendre  dans  la  création 
mosaïque  l'explication  de  faits  géologi- 
ques. JMais  il  a  porté  plus  loin  ses  induc- 
tions. Il  a  vu  dans  les  débris  des  végétaux 
et  des  animaux  ensevi^lis  dans  la  Icmmo 
les  restos  d'une  production  satanique  ; 
production  qui  atteste,  en  effet,  selon 
Ini ,  par  ses  proportions  gigantesques  et 
informes,  l'aclion  d'un  pouvoir  désor. 


m 


lILOSOPIIlb:  CATHOLIQUE  DE  L'HISTOIRE. 


tlonné.  C'est  là  .  nous  le  pensons,  une  er- 
nuir.  l/aiialo^'i(^  fiappanle  entre  ces  pro- 
(iiiclions  et  celles  des  temps  poslériours  , 
leur  similitude  parfaite,  surtout  dans  le 
rè^ne  vé^'tMnl ,  la  ré;;ularitt^  souvent  re- 
nianpiaMc  des  formes  sont,  à  notre  avis, 
des  preuves  irrt'cusables  de  l'ideulilé  du 
principe  de  la  première  et  de  la  seconde 
création.  Lucifer,  sépart^  de  Dieu,  ne  de- 
vait plus  avoir  de  puissance  pour  l'ani- 
mation de  la  malitl-re,  pour  ledcveloppe- 
nient  des  germes.  Car  pourquoi,  si  celte 
puissance  lui  était  restée,  n'aurait-il  pas 
pu  piovoquei'  un  développement  analo- 
î;ue  dans  le  principe  spirituel  et  pro- 
duire d'autres  an^es  ? 

L'erreur  devient  plus  grave  lorsque 
l'auteur  fait  intervenir  Satan  dans  toute 
la  création  des  six  jours,  l'homme  ex- 
cepté; lorsqu'il  nous  représente  l'uni- 
vers sorti  du  chaos  comme  une  œuvre 
mixte  résultant  de  la  combinaison  de 
l'action  de  Dieu  et  de  celle  de  Lucifer, 
de  la  lumière  et  du  principe  igné.  En 
vérité,  cette  conception  nous  paraît 
étrange  et  ne  saurait  être  favorablement 
accueillie  par  les  esprits,  je  ne  dis  pas 
religieux  ,  mais  éclairés  seulement  par 
les  lumières  d'une  saine  philosopliie.Qui 
a  janiiis  cru  que  Dieu  se  soit  seivi  de  la 
puissance  qui  restait  au  démon  pour 
produire  les  merveilles  de  la  nature; 
qu'en  ce  qui  regarde  les  produits  corpo- 
rels des  élémens  ,  il  se  soit  tenu,  en  ar- 
rière? Qui  a  jamais  pensé  que  la  nature 
bestiale  n'est  (ju'une  animation  satanique 
moiliIi(''e  par  les  inlluenct  s  supérieures 
qui  agissent  dans  l'atmosphère  :  que 
l'Ame  des  bètes .  c'est  l'esprit  de  Satan; 
qu'elles  souffrent  à  cause  diî  son  péché  ; 
que  la  guerre  déclarée  autrefois  aux 
bêtes  était  un  combat  contre  Satan,  etc., 
etc....?  Ce  pouvoir  donné  au  démon 
dépasse  manifestement  les  bornes  que 
l'enseignement  de  la  théologie,  que 
la  croyance  des  chrétiens  lui  assignent. 
Qu'il  ai^isse  en  certaines  rencontres  sur 
la  nalurt;  et  occasionne  quelquefois  des 
désordres  notables ,  que  sa  puissance 
sur  les  corps  soit  très  étendue,  le  chré- 
tien ne  saurait  le  nier  ;  mais  il  sait  en 
même  temps  qu»i  cette  puissance  est  en- 
chaînée ,  suitoul  depuis  I.-C.  ;  qu'elle  ne 
s'exerce  que  par  une  permission  divine 
€t  pour  le  mal  j  ((uc  son  action  est  plutôt 


une  anomalie  dans  le  monde  que  le 
principe  régulier  du  mouvement  et  de 
la  vie,  et  que  Dieu  a  réservé  aux  bons 
anges  le  gouvernement  de  l'univers.  Cou- 
,sY///,  dit  saint  Thomas,  toLam  creaturam 
( orjioralcni  (idnnnislrari  à  Dco,  minis' 
(cno  cin'f^elonim  (I). 

H  ne  nous  est  pas  possible  de  donner 
plus  de  développement  à  nos  réilexions, 
et  de  suivre  dans  tous  ses  détails  le  sys- 
tème de  M.  le  baron  Guiraud.  11  faudrait 
un  volume.  JNous  comprenons  qu'on  ne 
saurait  entamer  de  discussion  utile  en 
celte  matière  qu'en  prenant  les  ques- 
tions une  à  une,  et  les  considérant  sous 
les  points  de  vue  qu'elles  peuvent  offrir. 
Or,  elles  se  rattachent  à  un  ordre  d'idées 
trop  élevé  et  trop  étendu  pour  pouvoir 
être  traitées  dans  les  limites  d'un  article. 
Aussi  nous  contenterons-nous,  en  iinis- 
sant,  d'indiquer  quelques  propositions  , 
ou  fausses  ou  peu  exactes,  qui  ont 
échappé  à  l'auteur. 

JL  n'y  a  iV omnipotent ,  d'éternel  ^  d'ir- 
résistible pour  Llionime  que  la  grâce  de 
Dieu.  Pag.  3. 

JSos  fautes  sont  suscitées  en  nous, 
PRESQi  E  TOUJOURS  ,  par  cet  esprit  du 
mal  (le  démon).  Pag.  5. 

L'esprit  et  la  matière  sont  une  émana- 
tion de  Dieu  riédiate  ou  immédiate. 
Pag.  21. 

Ce  sont  les  créatures  qui  ont  donné 
naissance  à  la  forme.  Pag.  23. 

Le  corps  principe  est  obligé  de  con- 
quérir.... un  état  qu'il  eut  possédé  par 
la  simple  obsen'ation  de  sa  loi  naturelle. 
Pag.  28. 

JVulle  intervention  secondaire  ne  vient 
se  placer  entre  i homme  et  lui  (Dieu) , 
dans  le  buisson  ardent  où  il  révèle  sa 
mission  à  Moïse.  Pag.  41.  Voyez  Act.  des 
Apôtres,  chap.  vu,  vers.  30. 

L'esprit  j  ai  Hit  du  sein  du  Paraclet.... 
le  f^crbe  produisait  cette  sorte  d'ovaire 
universel  (/u'on  appelle  matière.  Pag.  104. 
\  oy.  Lvang.  selon  saint  Jean,  ch.  1, 
vers.  3. 

La  création  mosaïque  tout  entière, 
moins  V homme  cependant,  appartien- 
drait au  k'érbe.  Pag.  lOO. 

J^es  Pères,  trop  influencés  peut-être  par 
/«  V    traditions   de    l'école   philosophique 

(1)  Àd  Ephes.,  c«p.  2. 


PHILOSOPHIE  CATHOLIQUE  DE  L'HISTOIRE,  ê5 


païenne ,    cherchaient  à  s'éloigner  le 

moins  qu'il  était  possible  de  cet  enseigne- 
ment (la  destruction  du  monde  par  le 
feu).  Pag.  189.  Voy.  Ep.  2  de  saint  Pierre, 
c.  3,  V.  10. 

Le  premier  jour  mosaïque  fut  aussi  le 
jour  du  jugement  pour  le  monde  angéli- 
que....  La  miséricorde  de  Dieu  rendit  à 
leur  nature  ceux  des  anges  rebelles  que 
le  repentir  avait  purifiés  après  leur  chute. 
Papf.  223. 

Ne  nous  serait-il  pas  permis  de  dire 
que  les  astres  du  firmament  sont  encore 
animés  par  des  anges  y  sans  doute  en  état 
d'épreuve?  Ibid. 

Les  deux  seuls  corps  sans  péché  qui 
ont  paru  sur  cette  terre  se  sont  élevés 
d'eux-mêmes  dans  le  ciel,  ceux  de  la 
Vierge-mère  et  de  son  divin  fils.  Pag.  264. 

L'homme  créature  mixte,  placée  entre 
Dieu  et  Satan  comme  pour  servir  à  ce 
dernier  d'entremise.  Pag.  273. 

Nous  ne  concevons  pas  les  motifs  de 
toutes  ces  distinctions  entre  la  nature  et 
la  grâce.  Pag.  387. 

Sans  l'explication  que  nous  donnons , 
Daius  serait  fondé  dans  ses  propositions. 
388. 

Après  avoir  fait  connaître  le  fond  du  sys- 
tème de  M.  le  baron  Guiraud,  nous  nous 
abstiendrions  de  parler  de  la  forme  dont 
il  l'a  revêtu  si,  sous  ce  dernier  rapport, 
il  ne  méritait  l'attention  du  lecteur.  Le 
style  en  est  correct,  élégant,  clair,  abon- 
dant,  rapide;  l'on  reconnaît  une  plume 
exercée  et  dirigée  par  le  sentiment  du 
bon  goût.  On  désirerait  cependant  plus 
de  cette  simplicité  de  discours  qui  con- 
vient à  une  discussion  de  celte  nature. 
C'est  quelquefois  plutôt  la  parole  imagi- 
née et  nombreuse  de  l'homme  de  lettres 
que  le  langage  bref  et  concis  du  philoso- 
phe. Ce  défaut,  qui  tient  aux  habitudes 
de  l'écrivain,  n'erapèche  pas  qu'on  ne 
voie  clair  dans  sa  pensée  ,  et  que  toutes 
les  parties  de  son  système  ne  s'offrent 
sous  un  point  de  vue  distinct.  11  sert 
même  à  donner  à  la  lecture  un  nouvel 
attrait. 


Pag. 


Mais  ce  que  nous  devons  relever  sur- 
tout, c'est  l'intention  droite,  le  senti- 
ment de  foi  et  la  conviction  vraie  et  pro- 
fonde qui  ont  dirigé  M.  le  baron  Guiraud 
dans  la  conception  de  son  système  etdans 
l'exposition  qu'il  en  fait-  Ce  n'est  point 
là  une  de  ces  productions  où  le  cœur  et 
l'esprit  de  l'auteur  s'effacent  pour  ne 
faire  paraître  que  le  fruit  aride  de  ses 
recherches  j  où  le  style  ,  destin^^  à  pro- 
duire au  dehors  le  fond  de  l'Ame,  ne  sert 
qu'à  le  masquer  et  à  substituer  un  lan- 
gage appris  et  étudié  au  produit  spon- 
tané de  la  nature.  M.  Guiraud  dit  ce  qu'il 
sent,  ce  qu'il  a  éprouvé  ,  nous  oserions 
dire  ce  qu'il  a  vu  ;  et  il  le  dit  avec  le  sen- 
timent d'une  foi  vive  et  sincère,  dans  le 
dessein  et  l'espérance  de  faire  une  œuvre 
utile  à  la  religion.  L'on  découvre,  sous 
le  voile  de  sa  parole,  le  cœur  du  chré- 
tien qui  brûle  du  besoin  de  venger  sa  foi 
des  dédains  et  des  vaines  attaques  de  la 
science ,  et  de  forcer  cette  science,  si  in- 
dépendante et  si  fière,  à  rendre  hom- 
mage à  la  croyance  de  l'humble  fidèle. 
C'est  déjà  un  service  éminent  rendu  à  la 
religion  que  de  dévouer  à  la  défendre 
un  talent  que  le  public  a  plus  d'une  fois 
reconnu  et  admiré,  que  de  refuser  ses 
travaux  et  ses  veilles  à  des  productions 
auxquelles  les  éloges  et  les  applaudisse- 
mens  serdient  acquis  d'avance,  et  de  les 
consacrer  5  des  recherches  et  des  con- 
ceptions religieuses  dont  la  destinée  est 
incertaine,  mais  qui  doivent  avoir  tou- 
jours pour  résultat  d'apprendre  aux  es- 
prits légers  et  ignorans  à  respecter  une 
religion  qui  entraîne  vers  elle  les  hom- 
mes remarquables  du  siècle.  Les  catho- 
liques trouveront  aussi  dans  cet  hom- 
m.ige  de  la  scienro  un  motif  puissant  de 
s'attacher  à  leurs  convictions  religieuses. 
Ils  remercieront  ces  écrivains  de  science 
et  de  foi  du  bien  (ju'ils  en  reçoivent,  leur 
exprimant  toutefois  le  regret  qiu^  leurs 
conceptions  ne  soient  pas  toujours  sans 
reproche  comme  le  sentiment  qui  les 
inspire. 

Un  professeur  de  théologie. 


■»t»0'tg5» 


64 


LES  MUTURS  CAI  flOLlQUES. 


[.ES  MOI  l  lis  CATIIOLIOLKS,  OU  LES  AGES  DE  EOI. 

Aiu.iiKouK.iE,  i,iTTi:i;\rriiE  et  imulosoimiie  catholique. 

DF.rxiiMf:  vrticlf:  (().  — (siite  f.t  fin.) 


(  Le  I'.  INIahilIon  dil,  dans  son  tiaih' 
sur  les  hludcs  f/iorN/sfii/ui's ,  que  l'un  des 
plus  f^rands  j^i'iiies  de  cet  A^e  qui  Liait 
ik'  dans  riu'M"('si(*  fui  converti  à  l'K^iisc 
par  l'clude  de  1  histoire  ecclésiastique. 

JNéccssaire  à  tous,  nous  devons  remar- 
quer que  cette  étude  importe  surtout  à 
ceux  qui  sont  eni,'a;^és  dans  ce  que  lord 
J)acon  appelle  les  murs  étroits  et  bornés 
de  la  science  naturelle  ;  car,  en  retra<jant 
riiisloire  de  la  philosophie  naturelle,  de 
telles  personnes  prennent  l'habitude  de 
rélléchir  sur  les  erreurs  des  hommes 
dans  les  ii^es  successifs  ,  sur  les  absurdes 
fantaisies  mises  au  rebut  de  l'opinion  par 
les  A^es  suivans ,  c'est  ainsi  que ,  gra- 
duellement et  sans  le  savoir,  ces  person- 
nes deviennent  incapables  de  croire  à  la 
transmission  constante  des  mêmes  vé- 
rités religieuses  à  travers  un  long  laps  de 
temps,  fait  certain  cependant,  et  dont 
une  accointance  avec  la  science  et  les 
coutumes  des  âges  chrétiens  les  eût  con- 
vaincus. 

Ouant  à  l'utilité  de  l'étude  de  l'histoire 
pour  les  théologiens,  dans  le  but  de  leur 
fournir  des  argumens,  des  exemples  et 
des  moyens  d'éviter  l'erreur  sous  le  rap- 
port populaire  ou  vulgaire,  Melchior 
Canus  en  parle  au  long  dans  ses  Lieux 
f/u'ologi(/ucs  (2), 

IMais  pour  ne  point  paraître  offrir  des 
instructions  à  ceux  dont  il  serait  au  con- 
traire convenable  que  j'en   reçusse,   je 
passe  à  la  remarcjuc  qu'en  dernier  lieu  , 
le  but  et  le  sujet  de  cet  ouvrage  peuvent 
paraitrc  d'un  intérêt  et  d'une  utilité  par- 
ticulière pour  les  personnes  qui  habitent 
«les  pays  séparés  de  la  couiniunion   ca- 
tholicjue,   et   loin  des  coutumes   et  des 
UH/urs    traditionnelles   de   la    vie  chré- 
tienne.  C'est  dans  de  telles  contrées  que 
l'on  peut  dire  que  c'est  principalement 
avec  les  esprits  des  anciens  temps,  avec 
leurs  saints  et  héroïques  ancêtres,  qui 
ont  existé  dans  des  siècles  de  loi,  que  les 
siècles    vivent    et    conversent.    11    n'e^l 

(1)  Voir  le  1^'  an.  Uao»  k  n"  42,  l.  yii,  p,  iJl. 

(2)  Lib.  XI. 


point   d'hommes  d'un   esprit  cultivé  et 
d'une  susceptibilitédélicate  qui  souffrent 
des  privations  telles  que  les  catholiques 
dans  les  pays  dont  nous  parlons;   car  le 
sentiment  du  beau  et  du  juste  est  conti- 
nuellement entretenu  dans  leurs  esprits, 
et  même  ra'fhné  et  exalté,  tandis  que  la 
matière  sur  laquelle  il  pourrait  s'exercer 
au  dehors  lui  est  soustraite;  exclus  des 
temples  augustes,  qui  s'élèvent  comme 
des  monumens  de  leur  ancienne  foi,  ils 
n'ont  aucune  de  ces  ressources  locales 
que  la  sagesse  des  Ages  religieux  avait  eu 
soin  de  fournir  à  des  âmes   comme  les 
leurs  ;  ils  ne  peuvent  pas  contempler  con- 
tinuellement des  objets   qui,    par    leur 
grAce  et  leur  grandeur,  servent  aux  sain- 
tes pensées  de  rempart  contre  les  impres- 
sions de  la  vanité  :  pour  les  appeler  aux 
saints    of/ices,    aucune   tour  solennelle 
n'envoie  dans  les  airs  les  volées  imposan- 
tes de  ses  cloches;  la  forme  extérieure 
des  choses  cesse  d'être  divine,  car  ils  ne 
voient  aucun  lieu  public  de  réunion  et 
de  solennité  sanctifié   par  les  emblèmes 
de  leur   religion;  bornés,   enchaînés  et 
traversés,  leurs  rites  ne  sont  que  des  rites 
tronqués  ;  pour  eux,  il  n'est  plus  de  nuit 
sanctifiée  par  le  chant  des  hymnes  et  des 
cantiques  ;  les  beautés  même  de  la  na- 
ture leur  sont  enlevées,  et  appropriées  à 
des  desseins  tout  contraires  à  ceux  aux- 
quels on  les   avait  originairement  des- 
tinées ;  tout  beau  site,  toute  plaine  et 
tout  charmant  rivage,  est  réclamé  pour 
les  usages   du  luxe  ou  de  l'utilité  sécu- 
lière; car  les  sectes  nouvelles   semblent 
avoir  la  conscience  qu'il  n'y  a  nulle  con- 
nexion entre  elles  et  les  divines  harmo- 
nies du  monde  naturel  et  matériel.  IMais 
ceux   qui  sont   du   troupeau  éternel  ne 
possèdent,  dans  les  recoins  les  plus  pau- 
vres et  les  plus  obscurs  d'un  faubourg 
éloigné,    que    quehpie    édifice    frêle   et 
nouveau  pour  être  le  sanctuaire  du  Dieu 
de  gloire. 

C'est  donc  pour  eux  que  les  livres,  et 
particulièr(înienl  les  annales  des  Ages 
chrétiens ,  oont  un  élément  de  vie  tout-à- 


LES  MOEUBS  CATHOLTOUES. 


65 


fait  essentiel;  c'est  pour  eux  qu'un  Bède 
et  qu'un  Alcuin  sont  chers  et  précieux, 
et  qu'il  n'y  a  point  de  jouissances  plus 
Tives  que  de  se  promener  le  long  des  ri- 
vages de  rindisfarne  que  bat  la  mer,  et 
au  milieu  des  temples  d'Iona,  où  le  maî- 
tre des  îles  se  repose  de  ses  travaux  mor- 
tels. 

On  dit  que  le  cas  le  plus  fâcheux  est 
celui  où  l'on  connaît  des  choses  admira- 
bles dont  la  nécessité  nous  force  de  nous 
tenir  éloignés.  Cette  pensée  de  Pindare 
peut    bien  être   appliquée  à    ces   rares 
chrétiens  qui  se  trouvent  dans  de  tels 
pays,  et  qui  poursuivent  leur  route  soli- 
taire à  travers  des  régions  qui  semblent 
abandonnées  de  Dieu,  de  la  lumière  et 
de  Ja  joie;  comme  le  héros  de  Virgile  et 
sa  compagne,  sans  rien  voir,  et  dans  la 
nuit,  ils  vont  par  les  ombres ,  par  les  pa- 
lais déserts  et  les  empires  vides  de  Plu- 
ton  :  à  chaque  pas  ,  ils  rencontrent  des 
spectres  de  douleur  et  d'ennui.  C'est  la 
triste  vieillesse,  c'est  la  crainte,  c'est  la 
faim  aux   sinistres  inspirations,  c'est  la 
honteuse  indigence,   ce  sont  des  formes 
terribles  à  voir,    c'est  la  mort  et  la  souf- 
france; c'est  ensuite  le  frère  consanguin 
de  la  mort ,  le  sommeil ,  ce  sont  les  joies 
mauvaises  de  l'ûme,  c'est  la  guerre  meur- 
trière qui  se  tient  debout  sur  le  seuil ,  ce 
sont  les  lits  de  fer  des  Euménides  et  la 
discorde  insensée  (1). 

Voilà  le  spectacle  que  les  catholiques 
ont  sous  les  yeux ,  et  encore  faut-il  qu'ils 
paraissent  insensibles  aux  actions  impies 
qui  se  font  autour  d'eux;  autrement,  ils 
entendraient  des  menaces  terribles,  ex- 
primées en  termes  semblables  à  ces  ter- 
mes de  Caron  :  ;  C'est  ici  le  lieu  des  om- 
bres ,  du  sommeil  et  de  la  nuit.  ^lais  il 
n'est  pas  permis  de  charger  sur  la  barque 
du  Styx  ce  qui  est  encore  vivant.  » 

Ces  nations  inlidéles  avaient  coutume 
de  crier  :  Qu'il  n'y  ait  point  de  catholi- 
ques parmi  nous;  il  ne  leur  est  pas  per- 
mis de  se  montrer  ici!  Ce  qui  était  comme 
s'ils  eussent  dit  :  Il  n'est  pas  permis  d'ad- 
mettre des  vivans  parmi  des  morts.  Pen- 
dant ce  temps-là,  chaque  chose  sert  à 
leur  rappeler  le  souvenir  de  leurs  saints 
et  puissansancCtres;  encore  debout  leurs 
tours  et  leurs  dômes  magniiiques  portent 

(I)  /Eneid.  ti,  208. 


dans  chacune  de  leurs  arches  une  voix 
pour  vous  parler  de  la  sagesse  catholique, 
et  chaque  fenêtre  nous  montre  quelque 
saint  canonisé.  «Le  lieu  qu'ont  embelli 
les  anges  est  béni .  bien  que  les  voleurs 
y  viennent  ensuite.  > 

Et  quoique  les  tombeaux  des  catholi- 
ques et  de  leurs  saints  aient  été  depuis 
long-temps  violés,  et  que  les  pierres  sé- 
pulcrales qui  contenaient  leurs  vénéra- 
bles cendres  aient  été  renversées  et  ré- 
pandues sur  la  voie  publique,  leur  vertu 
vit  encore  par  une  sorte  de  tradition  va- 
gue dans  la  mémoire  du  peuple;  cils 
sont  loués  même  par  le  méchant,  tandis 
que  cependant  ils  laissent  sa  route  sans 
l'y  suivre.  » 

Les  villes  elles-mêmes  ne  portent  pas 
d'autre  nom  que  celui   du  saint  ou  du 
martyr  qui  leur  a  donné  de  la  renom- 
mée, comme  un  saint  Alban.   un  saint 
ISestor,  un  saint  Ives ,  ou  un  saint  Ed- 
mond. Les  flancs  de  nos  monts  solitaires 
ont  encore  des  croix  dont  la  forme  gros- 
sière atteste   leur    origine    saxonne,    et 
parmi  le  simple  peuple  de  ces  montagnes 
il  y  a  encore  de  pieuses  mains  pour  les 
défendre  de  la  profanation.  La  douce  con- 
tenance des  saints  rois  et  des  saints  ab- 
bés, gravés  sur  la   pierre,  plane  encore 
au-dessus  des  portes  solennelles  des  tem- 
ples vénérables  ;  à  côté  d'une  inscription 
pompeuse  et  d'une  vanité  presque  païen- 
ne, on   distingue   souvent    l'antique    in- 
scription qui  demande  humblement  des 
prières  pour  le  repos  d'une  Ame.  Là  aussi 
coulent  les  mêmes  eaux  noires  sur  les 
vagues  desquelles  a  si  souvent  pleuré  à 
minuit  le  son   des  cloches  du  couvent, 
ou  retenti  la  faible  voix  de  l'homme  des 
saints  ordres,  se   hâtant  d'accomplir  sa 
tâche  de   charité.  Voyez-vous  là-bas  les 
arches  en  ruines  de  celte  abbaye,  sur  les 
bords  d'une  rivière  plus  solitaire  que  les 
routes  qui  traversent  les  vastes  déserts  : 
c'est  CroNvland  :  et  à  cette  heure  calme  et 
solennelle,  .où  le  jour  va   poindre,  et 
où  l'hirondelle,   se  souvenant  peut-être 
de  ses  anciennes  douleurs,  recommence 
son  chant  plaintif;  où  nos  esprits,  plus 
libres  des  liens  de  la  chair  et  moins  re- 
tenus par   la   pensée,   sont   en  quelque 
sorte  remplis  d'une  sainte  divination  ^l),» 

(I)  Danle,  Purgat.,  ix. 


b6 


LES  M()i:URS  CATHOLIQUES. 


vous  vous  approchez  et  vous  niellez  à 
genoux  sur  le  lieu  sacrt'î,  el  les  murs,  de- 
puis loi  <;-leuips  ih'serlstlu  sancluaire  en 
luiues,  s'clouueiit  à  la  vue  du  pieux 
t'iranfjer  qui  semble  porler  seul  le  ilani- 
bcau  de  In  foi  il  travers  un  monde  que  la 
nuit  a  surpris.  Où  esl  maintenant  cette 
foule  dévole  assemblée  pour  le  dernier 
sacrifice  ?  Où  esl  cotte  pompe  riche  el  va- 
riée, cesvélenuns  magnifiques,  ces  bril- 
lantes pierreries  el  lous  ces  beaux  orne- 
mens  des  aulels  pour  un  jour  de  fùte  ? 

^os  vieux  historiens  s'arrêtent  avec  dé- 
lices sur  la  f;loire  de  ce  lieu.  Ils  décri- 
venlen  détail  les  autels  d'or,  les  fenêtres 
richement  peintes,  les  orj^ues  solennels 
placés  eu  haut  au-dessus  de  l'entrée,  les 
candélabres  d'argent  massif  et  les  croix 
de  procession  ,  les  présens  splendides  des 
rois  Merciens  .  des  empereurs  d'AUema- 
<^ne  et  des  princes  de  France ,  les  beaux 
biUimens .  le  i,'rand  hospice  pour  les  pau- 
vres ,  et  les  salles  pour  les  nobles  hô- 
tes (l)  ;  voilà  ce  que  disent  les  historiens, 
nous  laissant  le  soin  de  nous  représenter 
à  nous-mêmes  la  pieuse  altitude  de  l'âge 
qui  médite  la  grûce  riante  de  la  jeunesse 
angélique.  les  joies  innocentes  de  l'é- 
tude, les  délices  de  la  vérité  et  de  la 
paix  ,  la  psalmodie  ,  la  douce  intonation 
de  la  prière  sublime,  le  silence,  la  cha- 
rité, la  foi  si  souvent  attestée  au  tom- 
beau de  saint  Gulhlace,  la  vie  des  saints 
et  la  mort  des  justes. 

Hélas!  tout  cela  est  passé  ;  il  n'en  reste 
plus  que  ia  désolation,  dont  le  seul  as- 
pect glace  le  cœur  ;  quelques  arches  qui 
s'écroulent  et  que  chaque  hiver  menace 
de  coucher  sur  le  sol  ;  une  rangée  de  mi- 
sérables cabanes  qui  abritent  quelques 
vieilles  "ens  (jui  semblent  ignorer  Dieu 
aussi  bien  que  sou  Chrisl  :  gens  grossiers 
et  sensuels,  à  tel  point  qu'ils  ne  savent 
pas  s'il  y  avait  là  quelque  chose  de  tel 
qtie  le  Saint -Ksprit,  el  qui  sont  prêts  à 
assurer  au  voyageur  que  ces  murs  étaient 
aulrefois  un»*  prison .  un  lieu  de  fortifica- 
tion romaine;  tandis  qu'autour  de  vous 
»  étend  un  marais  tomhre  et  sinistre  ,  où 
le  .;ibet  peut  frapper  votre  vue  plutôt  que 
la  croix,  et  le  signe  de  mort  plutôt  que 
le  signe  de  la  rédemption. 

(l)  Vide  Ingulphus,  Hist.  p.  D.  —  Uitl.  Croylan- 
dcruù't  rtrum  anglic.  Hcriploreiy  i.  i. 


La  terre  elle  -  môme  semble  être  en 
deuil  ;  «  c'est  là  la  terre  ténébreuse  et 
couverte  du  brouillard  de  la  mort  ;  c'est 
là  la  terre  des  misères  el  des  ténèbres, 
où  nul  ordre  ne  règne,  mais  où  habite 
une  horreur  éternelle.  Hélas!  que  reste- 
t-il  donc  au  pauvre  voyageur,  si  ce  n'est 
de  se  frapper  la  poitrine  et  de  continuer 
sa  plainte  accoutumée?  Malheureux,  que 
ferai-je  ?  où  fuir^.  !\lon  âme  se  trouble 
profondément;  mais  toi,  Seigneur,  viens  à 
son  aide!  Où  est  ma  force  maintenant, 
et  qui  a  égard  à  ma  patience?  C'est  toi, 
Seigneur,  qui  es  mon  Dieu, 

i  Cependant ,  celui  qui  a  rendu  les  na- 
tions gucrissablcs  (1)  ne  laisse  personne 
sans  lui  donner  ce  qui  lui  est  nécessaire 
pour  les  besoins  particuliers  de  son  âme, 
el  sans  les  moyens  de  lui  donner  un  exer- 
cice salutaire.  Dans  les  temps  les  plus 
fâcheux,  il  y  a  des  traits  qui  les  excu- 
sent, el  des  objets  d'imitation  tels  que 
ceux  que  l'historien  romain  spécifie  en 
disant  que  <  c'est  la  nécessité  même  su- 
bie avec  courage  et  des  morts  sembla- 
bles à  celles  qu'a  louées  l'antiquité  (2).  > 
Quoique  notre  pompe  ait  besoin  d'ad- 
mettre cette  pâle  compagne;  quoique, 
dans  noire  désir  du  retour  du  règne  de 
la  vérité ,  nous  n'ayons  que  des  vœux  et 
des  larmes,  pauvres  acolytes  de  l'ima- 
gination ,  cependant  il  survit  encore 
quelques  uns  de  ceux  qui  ont  saint  Tho- 
mas pour  gardien  pour  nous  encourager 
et  nous  diriger  dans  notre  voie,  ^lous  ne 
pouvons  pas  jouir  de  l'avantage  de  Sa- 
muel, qui  ne  sortit  point  du  temple,- 
mais  il  est  des  chapellps  sur  les  collines 
éloignées,  et  en  partant  du  pied  de  leurs 
brillans  autels  pendant  l'obscurité  de  la 
nuit,  el  ayant  pour  compagne  du  che- 
min les  étoiles,  et  pour  soulagement  le 
chant  répété  de  quehjues  douces  mélo- 
dies qui  semblent  encore  errer  autour  de 
nous,  nous  pouvons  marcher  vers  notre 
demeure,  el  espérer  (]ue  chacun  de  nos 
pas  aura  été  compté  par  un  ange. 

H  ne  nous  esl  point  donné  de  fréquen- 
ter les  assemblées  du  peuple  saint  qui  , 
dans  les  vastes  cathédrales  ,  adore  el  ré- 
pète avec  d'innombrables  voix  l'hymne 

(1)  Snnabil($  fecit  nationei  orbit  tcrrûrum,  6ap., 
cap.  I,  V.  11. 

(2)  Tacil.,^ù^,  lib.  i,û. 


LES  MOEtmS  CATHOLIQUES. 

solennel  qui  marque  le  retour  de  quel- 
que saint  temps  ;  mais  nous  pouvons  nous 
promener  seuls  dans  les  bois  et  chanter 
le  Stahat  Mater ^  tandis  que  le  rossi- 
gnol prêtera  les  notes  lentes  et  plainti- 
ves de  sa  voix  pour  prolonger  encore  et 
rendre  plus  profondes  les  notes  de  ce 
chant  mélancolique  :  alors  nos  larmes 
tomberont  sur  les  fleurs  sauvages ,  et 
nous  nous  sentirons  en  communion  avec 
les  saints  morts,  avec  ceux  qu'ils  ont 
chantés  si  souvent,  tristes  et  soupirans 
comme  la  Béatrix  du  Dante  (1),  et  soupi- 
rant sur  un  tel  mode ,  que  Marie  ,  pros- 
ternée rfu  pied  de  la  Croix,  était  à  peine 
plus  changée  qu'eux. 

Oui ,  terre  bien-aimée  ,  terre  qui  sou- 
riais si  bien  aux  esprits  humbles  et  doux , 
terre  deux  fois  convertie  (2)  ,  et  trop 
belle  pour  être  à  jamais  perdue,  tu  es 
toujours  chère  à  tous  tes  enfans,  mais 
doublement  chère  à  ceux  qui  déplorent 
ainsi  ta  destinée  ;  car  tes  douces  prairies 
se  couvriraient  de  l'émail  des  fleurs  pour 
orner  les  triomphes  de  Jésus-Christ  dans 
la  victime  de  l'autel;  tes  bois  solennels 
offriraient  un  abri  à  l'ermite  solitaire ,  et 
tes  clairs  ruisseaux  fourniraient  des  ra- 
fraîchissemens  aux  tabernacles  des  jus- 


67 


tes;  tes  jardins  donneraient  des  roses 
pour  répandre  devant  le  Saint- Sacre- 
ment, et  tes  villes  et  tes  hameaux  enver- 
raient leur  joyeuse  jeunesse,  leurs  en- 
fans  beaux  comme  la  race  des  créatures 
primitives  pour  commencer  leurs  lancées 
de  fleurs  :  quoique  maintenant  discor- 
dant ou  muet ,  tu  es  encore  un  noble  in- 
strument; des  mains  ignorantes  et  sans 
art  ont  voulu  en  jouer  jusqu'à  ce  qu'elles 
t'aient  brisé  en  mille  pièces;  mais  tout 
démonté  ou  brisé  que  tu  sois,  vienne 
à  s'élever  un  maître  qui  sache  ranimer 
la  corde  catholique,  et  tu  pourras  ren- 
dre encore  les  accens  les  ])lus  doux. 

C'est  une  remarque  de  Frédéric  Schle- 
gel ,  qu'un   amour  constant  du  monde 

(1)  Paradit ,  ch.  xvii. 

(2)  L^une  par  Ips  missionnaires  du  papo  EIpu- 
Ihère,  et  Taulro  par  lo  moine  Aui;uslin.  Les  prèlrcs 
(l'An{;lelerrc  portaionl  sur  leur  aube  et  sur  leur 
épaule  {jauche  le  si^jnc  de  Tunilé  de  lu  loi  de  ceUe 
double  conversion.  Ce  signe  était ,  selon  Marlenuc 
et  la  cbronique  de  saint  Bertin  ,  quasi  tocipes  $uper 
assutas  ,  fermé  par  lo  haut  ;  il  était  ouTcrl  par  le 
bas  pour  indiquer  le  symbolo  qu'il  rcprcseotait. 


romantique,  des  âges  moyens  et  de  leur 
chevalerie  n'a  pas  cessé  de  caractériser 
la  poésie  anglaise  alors  même  que  la  phi- 
losophie négative  de  ses  sophistes  l'est 
venue  remplacer  (1). 

Et  quoique,  en  même  temps,  et  pour 
des  raisons  dont  l'explication  n'exige 
point  un  sphynx  ,  quoique  la  plainte  des 
étrangers  soit  très  juste  quand  elle  dit 
qu'il  n'est  point  de  pays  dans  le  monde 
civilisé  où  la  littérature  et  les  antiquités 
des  ancêtres  soient  plus  négligées  qu'en 
Angleterre;  il  est  également  vrai  aussi 
et  encore  plus  remarquable  que  dans  ce 
pays  plusieurs  vieilles  coutumes  catholi- 
que? du  moyen  âge  nous  ont  été  trans- 
mises comme  si  elles  avaient  été  conser- 
vées dans  la  glace  pour  être  l'étonne- 
ment  des  autres  nations.  Il  est  vrai 
qu'elles  ont  perdu  toutes  leurs  qualités 
vitales;  qu'il  n'y  a  plus  d'esprit  qui  les 
vivifie,  ni  d'âme  oui  les  dirige;  mais  la 
forme,  quoique  morie  et  sans  mouve- 
ment .  conserve  encore  quelque  chose 
d'imposant  et  de  majestueux ,  et .  qui  plus 
est,  de  gracieux  et  d'aimable. 

En  vérité,  on  pourrait  composer  un 
livre  sur  le  catholicisme  latent  de  plu- 
sieurs habitons  de  ce  p:îys.  où  tout  ce 
qui  a  du  poids  et  du  prix  est  ,  après  tout , 
ou  une  résurrection,  ou  un  reste  de  la 
pensée  ou  de  l'établissement  catholique. 
11  me  semble  que  ce  ne  serait  pas  aller 
trop  loin  que  de  faire  entendre  ,  d'après 
des  principes  généraux  ,  que  la  jeunesse, 
au  moins  dans  un  tel  pays,  ue  pout  ja- 
mais être  essenliellt'uient  opposée  au  ca- 
tholicisme. Les  froides,  les  sèches  néga- 
tions, et  ce  ton  dédaigneux,  qiif^lque 
bien  adaplés  qu'ils  soient  aux  poitrines 
d'où  ils  sortent ,  ne  sont  pas  compatibh's 
avec  le  naturel  chaleureux  et  si  généra- 
Icnienl  confiant  du  jeune  Ai;e. 

^'il  a  entendu  les  paroles  du  saint  Évan- 
gile .  compris  des  enfans  aussi  bien  que 
des  écoliers  bonlTis  de  vanité;  s'il  a  été 
familiarisé  avec  les  peintures  des  artistes 
catholiques  qu'un  goùl  pour  les  beaux- 
arts  aura  laissé  paraître  par  hasard  de- 
vant lui;  s'il  a  vu  de  toutes  parts  les 
images  et  les  souvenirs  des  martyrs  et 
des  saints  :  s'il  a  été  élevé  dans  un  pays 
où  abondent  ,  en  dépit  du  vandalisme  fa- 

(1)  Philosophie  der  GeschichU,  ii ,  260. 


LES  MOEURS  CATTÎOLÎQUES. 


G8 

nalique  et  coniiiiercial ,  des  ruines  d't'ili-  1 
lices  sacrrs  et  i\vs  nionuiiuMis  de  l'an- 
ciciinc  loi;  s'il  a  vibitt'  le  cloilre  cU'soU'  , 
vu  la  haute  eatht^drale  et  entendu  la  clo- 
olie  solennelle  ;  si  parfois  il  a  appris  à 
rt^péler  cjiielque  récit  louchant  sur  la 
^rautlour  et  la  sainteté  des  temps  qui  ne 
sont  plus,  quelque  beau  passage  des  li- 
vres ctonnans  des  doux  honnues  de  Dieu  ; 
s'il  a  appris  à  nourrir  son  imagination 
des  leçons  mystérieuses  de  la  douce  piété 
chrétienne  ,  eu  vain  les  pédafiogues  et  les 
docteurs  mondains  lui  demanderont  d'a- 
dopter les  protestations  des  hommes  qui 
doutent  ,  qui  s'abstiennent  et  refusent 
d'écouter  l'Kglisej  il  est  catholique  dans 
son  cœur ,  dans  son  genre  ,  dans  sa  ma- 
nière de  penser,  môme  dans  plusieurs 
liabitudes  de  sa  vie,  et  il  doit  continuer 
d'être  tel  jusqu'à  ce  que  l'ûgc  et  le  monde 
aient  terni  l'or  de  sa  belle  nature. 

Ces  considérations  serviront  encore  à 
justifier  ma  première  assertion  que  l'é- 
lude vers  laquelle  je  me  propose  de  diri- 
ger l'attention  dans  ces  pages  aura  un 
intérêt  domestique  tout  spécial.  Il  en  est 
qui  ,  la  conscionce  troublée  par  la  honte 
de  leur  injustice  ou  par  celle  des  autres, 
trouveront   sévères  quelques  parties  de 
ce  livre;  et  néanmoins,  comme  Caccia- 
Guida  a  dit  au  Dante  :   i  Toute  la  vision 
sera  manifestée;  et  que  ceux-là  me  lan- 
cent des  ruades  qui  auront  le  dos  blessé  ; 
mais  bien  qu'au  premier  mot  ma  voix 
puisse  paraître  rude  et  mal  venue  parmi 
eux  .  s'ils  la  méditent  et  la  digèrent,  elle 
se  changera  pour  eux  en  une  nourriture 
vivihante.   >  Avec  un  peu  d'indulgence 
pour  le  style  profane,  nous  trouverons 
que  Pindare   a   raison  quand  il  chante; 
t  (jue  les  anciennes  vertus  retrouvent  une 
nouvelle  force  qui  s'est  changée  dans  les 
ûges:  car  la  terre  ne  produit  point  ses 
fruits  dans  une  succession  de  temps  non 
interrompue,  et  les  arbres  ne  donnent 
pas  leurs  llcurs  odoriférantes  dans  toutes 
les  saisons  de  l'année,  mais  seulement 
à  de  certains  intervalles;  de  même  aussi 
la  force  de  la  >erlu  chez  les  mortels  est 
soumise  au  gouvernement  du  destin  {{..  - 
Cependant,  l'exposition  des  vertus  ap- 
partenant aux  Ages  de  foi,  et  une  recher- 
che diligente  des  coutumes  et  des  mœurs 

(1)  Nçm.  u<J.  XI. 


de  l'antiquité  chrétienne,  doivent  avoir 
du  prix,  particulièrement  pour  ceux  sur 
lesipiels  l'iniquité  de  l'orgueil  est  mul- 
tipliée; car  ce  n'esl  que  par  le  souvenir 
des  esprits  bienheureux  qui  furent  jadis 
sur  la  terre  et  qui  sont  arrivés  au  ciel 
si  grands  en  renommée  (jue  toute  muse 
doit  en  orner  son  triomphe  (1),  alin 
qu'elle  apprenne  à  sentir  la  misère  de 
ceux  qui  sont  encore  dans  ce  monde, 
et  qu'à  la  suite  du  mauvais  exemple  tout 
s'égare. 

J'ai  trouvé  moi-même,  tandis  que  je 
vivais  dans  un  pays  catholique,  que  ces 
exemples  pris  du  moyen  Age ,  ces  exem- 
ples des  mœ*urs  et  des  coutumes  de  la  vie 
chrétienne,  de  la  charité  et  du  zèle,  de 
la  sainte  pénitence  et  de  l'innocence  an- 
gélique,  de  la  richesse  et  du  temps,  de 
la  beauté  du  service  de  Dieu  et  des  pau- 
vres ,  perdaient  la  moitié  de  leur  intérêt, 
parce  qu'ils  ne  différaient  en  rien  de  ce 
qui  se  passait  tous  les  jours  sous  les  yeux 
de  chacun  ,  et  de  ce  qui  était  familier, 
comme  toutes  les  circonstances  de  la  vie 
domestique. 

Mais  dans  les  pays  infidèles,  à  moins 
que  ce  ne  soit  dans  les  murs  d'un  collège 
ou  de  quelque  famille  singulièrement  fa- 
vorisée, ces  mêmes  choses  semblent  être 
tout-à-fait  de  l'histoire,  sinon  de  la  poé- 
sie, et  appartenir  à  un  autre  monde,  ou  à 
un  autre  temps  à  jamais  passé.  C'est  par 
l'étude  qui  rappelle  les  images  de  l'an- 
cienne sainteté  et  l'ancien  règne  de  la 
vérité,  que  les  hommes  sont  rendus  ca- 
pables de  tirer  des  leçons  même  des 
pierres  de  leurs  abbayes  ruinées,  qui 
sembleront  leur  dicter  cette  prière  so- 
lennelle :  <  Sauvez-moi,  Seigneur,  puis- 
que le  saint  même  a  failli  et  que  les 
vérités  ont  diminué  chez  les  enfans  des 
hommes  (2).  > 

Ce  n'est  pas  un  avantage  indigne  d'at- 
tention que  celui  qui  résultera  de  l'étude 
historique  des  Ages  de  foi ,  puisqu'à  notre 
dernière  heure  il  peut  devenir  pour  nous 
un  appui  et  une  source  de  consolation  : 
car  combien  sera  douce  alors  la  pensée 
que  peut-être  par  la  grâce  du  Très-Haut 
nous  serons  admis  à  voir  l'assemblée  des 
grands  et  saints  hommes  avec  lesquels 

(1)  Dante  j  Paradis  ^  cli.  xtui. 
(2)Ps.  11. 


LES  MOEURS  CATHOLIQUES. 

de  telles  études  nous  auront  rendus  de- 
puis long-temps  familiers  ;  d'entrer  dans 
ce  pays  pour  lequel  sont  déjà  partis  tous 
ceux  qui  ont  été  l'objet  de  notre  amour 
et  de  notre  respect!  Là  seront  des  prin- 
ces sous  le  règne  heureux  desquels  l'É- 


69 


glise  eut  la  paix  et  la  liberté  ;  les  doux 
confesseurs  et  les  humbles  qui  auront 
couru  pour  suivre  le  Christ. 

Mais  en  vain  tout-à-fait  aurons-nous  fait 
ces  études,  si  nous  n'en  pouvons  tirer 
cette  consolation  :  <  De  quoi  te  sert  le  bien 
d'autrui,  si  le  tien  tu  le  négliges  (1)?  > 
Mabillon,  dans  la  Préface  de  son  h^ Siè- 
cle bénédictin ,  parle  de  ceux  qui  Tout 
aidé  dans  le  travail  de  cette  vaste  en- 
treprise ,  et  mentionne  en  particulier 
un  jeune  homme,  Jean  Jessentus,  delà 
plus  grande  espérance ,  qui  avait  com- 
mencé à  fournir  quelques  notes ,  et  qui 
fut  enlevé  par  une  mort  soudaine  pen- 
dant un  voyage  en  Lorraine  d'où  il  reve- 
nait avec  lui.  Mabillon  ajoute  ces  paro- 
les touchantes  :  i  Je  souhaite  que  ses  mé- 
ditations sur  la  gloire  des  saints  lui  aient 
profité  pour  une  vie  meilleure  3  je  désire 
surtout  qu'il  ne  tourne  point  à  ma  propre 
confusion  qu'après  m'étre  occupé  tant 
d'années  durant  des  actes  des  saints,  je 
sois  encore  si  éloigné  de  leurs  exemples.  » 

Mais  je  reviens  à  parler  en  général  du 
plan  et  de  l'objet  suivis  dans  les  recher- 
ches suivantes.  C'a  été  souvent  un  sujet 
d'étonnement  et  de  plainte  que  la  direc- 
tion exclusivement  classique  donnée  dans 
les  temps  modernes  aux  études  de  la  jeu- 
nesse ;  et  bien  qu'il  fût  facile  de  découvrir 
la  cause  qui  a  produit  ce  fait  de  partia- 
lité qu'il  ne  faut  certes  pas,  comme  on 
l'a  dit ,  chercher  dans  l'aridité  et  la  bar- 
barie de  l'ancienne  littérature  chré- 
tienne ,  il  nous  suffit  de  porter  ici  témoi- 
gnage à  la  justice  de  cette  plainte.  Car 
en  fait,  quoi  de  moins  raisonnable  que 
de  soutenir  que  la  connaissance  de  l'his- 
toire et  des  mœurs  des  anciens  Grecs  et 
des  anciens  llomains  était  plus  essen- 
tielle au  complément  de  l'instruction  des 
chrétiens  que  la  connaissance  des  usages 
et  des  institutions  de  leurs  propres  an- 
cêtres et  de  leurs  pères  en  la  foi  :  qu'un 
étudiant  anglais,  par  exemple,  doit  rire 
familier  avec  Tile-Live  sans  jamais  avoir 

(l)  Dante,  Purj.,  cli.  x. 

TOMB  YIll.  —  NO  43.  1831). 


entendu  parler  d'Ingulfe  ou  de  Guil- 
laume de  Malmesbury  •  qu'il  doit  connaî- 
tre toutes  les  sentences  de  Démosthènes, 
sans  savoir  que  saint  Chrysostome  était 
peut-être  son  égal  en  éloquence  et  en 
grandeur;  qu'il  doit  trembler  de  corrom- 
pre son  latin  en  jetant  les  yeux  dans 
saint  Jérôme,  dont  Érasme  disait  que 
s'il  avait  eu  un  prix  à  donner  à  Cicéron 
ou  à  lui,  il  serait  tenté  de  le  donner  à  ce 
père  de  l'Église  plutôt  qu'au  grand  ora- 
teur romain  ? 

Ah!  puissent  ces  esprits  de  l'ancien 
monde  faire  connaître  la  conviction  qui 
maintenant  les  possède  ,  en  réponse  à  la 
multitude  de  voix  qui  s'élèvent  conti- 
nuellement de  la  terre  pour  célébrer 
leur  louange  !  Ils  conseilleraient  à  leurs 
ardens  admirateurs  de  placer  leur  affec- 
tion sur  des  modèles  plus  divins;  ils 
parleraient  en  termes  semblables  à  ceux 
de  Yirgile,  quand,  pour  la  première  fois, 
il  rencontre  le  Dante  :  1  rsous  avons  vécu 
dans  un  temps  de  biens  faux  et  menteurs  ; 
nous  avons  chanté  des  conquêtes  terres- 
tres ',  mais  pourquoi  retournes-tu  dans 
cette  fatale  région"^  pourquoi  ne  gravis- 
tu  pas  cette  délicieuse  montagne  qui  est 
le  commencement  et  la  cause  de  toute 
joie?  A  Rome  coula  ma  vie  sous  le  doux 
Auguste  ,  au  temps  des  divinités  fausses 
et  fabuleuses  :  barde  j'étais,  et  pris  pour 
objet  de  mes  chants  le  fils  pieux  d'An- 
chise,  qui  fuit  de  Troie  lorsque  la  flamme 
dévora  les  hautes  tours  d'Iliou  ,•  mais  toi 
pourquoi  retournes-tu  à  des  temps  pas- 
sés? pourquoi  ne  montes-tu  pas  cette  belle 
montagne,  la  cause  et  la  source  de  toute 
joie  (1)?  I 

Je  sais  bien  que  des  livres  ont  été  faits 
récemment,  et  je  n'en  saurais  dire  le 
nombre,  dans  le  but  déclaré  d'instruire 
les  hommes  de  l'esprit  et  des  mœurs  du 
moyen  Age;  mais  sans  désirer  m'arréter 
à  faire  sonner  mes  louanges  et  à  con- 
damner les  ouvraj^es  de  ceux  qui  ont 
écrit  avant  moi  sur  ce  sujet,  qu'on  uie 
permette  de  porter  contre  quelques  uns 
de  nos  historiens  contemporains  cette 
même  plainte  que  fit  Deuys  d'Halicar- 
nasse  contre  ces  hommes  qui  avaient  osé. 
dit-il,  composer  des  histoires  dans  le  seul 
but  de  les  rendre  agréables  aux  rois  bar- 

(I)I)anlo  ,  rEvffr,  cli.  i. 


7<^  LKS  MOEURS  CATÎIOLIQURS 

hnres  qui  linissaicnl  Romo;  rt  qi)i  poi  r 
n.ilter  ûc  lois  piiiict's  t'criviicntdes  li- 
vres où  la  j\!s!ire  manquait  lotit  aussi 
bien  que  la  vt  riti*  ((). 

Ces  farauds  de  la  terre,  ces  barbares, 
qui  haïssaient  si  cordialement  Rotr.e , 
n'ont  pas  cessé  d'avoir  des  correspoii- 
dans  nonibreux  parmi  les  écrivains  que 
n'arrête  poinl  le  respect  pour  les  clefs 
de  saint  i^erre. 

Les  anciens  nous  ont  laissé  un  excel- 
lent exemple  en  portant  le  plus  vif 
intérêt  à  tout  ce  qui  avait  rapport  aux 
anti(|uités  de  leur  pays  et  aux  coutumes 
de  leurs  ancêtres.  Cicéron  nous  dit  qu'il 
avait  écrit  avec  soin  un  ouvraj^e  sur  les 
mœurs ,  les  inslilutioiis  des  anciens,  sur 
la  discipline  et  le  gouvernement  de  la 
ri'pnblif/iic  {2\  Denys  d'IIalicarnassc  dit 
aussi  dans  le  premier  volume  de  son  his- 
toire :  Je  commencerai  par  les  récits  les 
plus  antiques ,  que  les  anciens  historiens 
ont  omis  et  que  l'on  ne  j)cut  jdus  retrou- 
ver sans  peines  et  difficultcs ^  quoique 
ailleurs  cependant  il  parle  d'un  écrivain 
qui  en  avait  l'ait  une  collection  (3).  Plante 
renchérit  encore  sur  le  conseil  de  Pin- 
dare,  et  dit  c  qu'ils  sont  sages  ceux-là 
qui  se  plaisent  aux  vieilles  fables  (4).  > 

IM.iutenanl,  ce  ne  serait  certes  pas  trop 
«l'adirmer  que  les  coutumes  et  les  mœurs 
du  moyen  Aj^e  sont  dignes  de  tout  autant 
d'attention  de  notre  part  que  cette  vie 
que  l'on  appelle  homrrique^  et  que  ces 
mœurs   des  pythagoriciens    dont   parle 


Socrate  5»;  que  sa  littérature  offrira  la 
plus  inléressanle  variété  à  ceux  qui 
croient  avoir  asssez  entendu  parler  du 
dur  EuristhOe  et  des  autels  de  l'in- 
(Anie  liusiris .  et  des  autres  vers  qui 
continuent  d'arrêter  tant  d'esprits 
vides  et  oisifs,  l^nfm ,  ces  anti(|uilés 
du  moyen  Age,  qui  sont  nos  antiquités 
domestiques  ,  pourraient  lournir  une 
ample  matière  pour  exercer  avec  le  plus 
grand  avantage  notre  diligfiuct;  et  nos 
reclicrrhes,  eussions  -  nous  l'industiie 
d'un  Chiysippe,  rpii  était  assez  curieux, 
comme  le  dit  Cicéron  (6),  pour  recueillir 

(1)  Anli<i.  nom.,  lib.  i  ,  î. 
(ij  Tusculan. ,  i;b.  iv  ,  i. 
(.-.)  Lib.  I,  G8. 

{:.)  Plal.  de  Hep.,  lib.  x. 
(0)  IiMCu/on.,  1 ,  1J. 


des  exemples   dans  toutes  les  histoires. 

Saint  Ambroise  nous  apprend  qu'il 
avait  lui-même  éciit  un  livre  sur  les 
îna'urs  des  j)cres  ({). 

îMais  il  ne  serait  pas  difficile  de  trouver 
uti  ouvrage  qui  enlrAt  en  plein  dans  les 
détails  de  la  société  rhrétientie  chez  nos 
ancêtres.  Dans  la  composition  de  ces  vo- 
lumes, je  m'aiderai  des  intéressans  écrits 
qui  nous  restent  du  moyen  Age  ;  écrits 
dont  nous  pouvons  dire  avec  bien  plus 
de  justice  que  ne  le  disait  Ouintilicn  des 
vieux  auteurs  latins  :  «  C'est  là  certaine- 
ment qu'il  faut  aller  chercher  la  sainteté 
et  pour  ainsi  parler  la  virilité  aujour- 
d'hui que  nous  nous  somuKîs  laissé  éner- 
ver par  des  délices  jusque  dans  notre 
manière  de  parler  (2).  >  C'était  un  prin- 
cipe admis  chez  les  anciens  de  professer 
un  graîid  respect  et  une  grande  admira- 
lion  pour  les  vieux  auteurs.  Cicéron  et 
Virgile  tirèrent  de  l'or  d'Ennius;  Ho- 
race pensait  que  la  lecture  des  livres  des 
anciens  était  la  meilleure  consolation  de 
la  misère  du  présent  ;  «  O  campagne  !  s'é- 
crie-t-il,  quand  le  verrai-je  ,  et  quand  me 
sera-t-il  permis  de  lire  tantôt  les  livres 
des  anciens,  et  tantôt  de  goûter  le  doux 
oubli  d'une  vie  inquiète  (3)?  »  Les  Ro- 
mains pari  aient  avec  enthousiasme  de  leur 
Atlius  ,  de  leur  Pacuvius,  de  leur  ISé- 
vius,  pour  lesquels  ils  avaient  le  respect 
le  plus  religieux.  Ainsi,  Quintilien  di- 
sait ,  en  parlant  d'eux  :  <  Révérons  ces 
vieux  arbres  de  nos  bois  sacrés,  dont  les 
troncs  à  demi  tombés  ont  en  eux  quel- 
que chose  de  très  vénérable  que  le  leujps 
même  semble  respecter  tout  eu  les  dé- 
truisant. » 

Sans  parler  des  ouvrages  d'un  saint 
Thomas  ou  d'un  Anselme  et  d'autres 
dont  les  noms  vivront  moins  pour  l'hon- 
neur des  hommes  que  pour  celui  de  la 
sagesse  et  de  l'éloquence,  il  y  a  une  foule 
d'ouvrages  qui  datent  de  celle  période 
ojibliée  du  moyen  Age  dont  la  renommée 
n'a  aucun  éclat.  Dans  ces  ouvr.iges, 
comme  dans  un  ancien  temple,  il  n'y  a 
pas  autant  de  grAce  et  d'élégance  que  de 
piété;  mais  ils  contiennent  cependant 
maintes  sentences  brillantes  ,  cl  maintes 


(l)  Fpixt.,  liî).  vi,  37, 
l'I)  Intlitut.,  lib.  1  ,». 
(3)  Lib.  Il  ,  J>alir.  U  ,  v. 


CG. 


LES  MŒURS  CATHOLIQUES. 


71 


choses  bonnes  à  lire  pour  le  bien  des 
mœurs.  On  voit  que  ce  n'est  point  une 
eau  de  pluie  que  leurs  auteurs  y  ont  re- 
cueillie ;  mais  que  c'est  une  source  vive 
qui  jaillit  de  leur  sein. 

Ce  sera  de  ces  ouvrages  c  comme  d'une 
fontaine  sainte  et  auguste ,  que  coulera 
notre  discours  (1).  »  Je  les  citerai ,  mais 
sans  tenir  aucun  compte  des  disputes  et 
des  controverses  que  les  écrivains  mo- 
dernes ont  élevées  entre  eux.  Mabillon  , 
en  s'occupant  d'éclairer  les  actes  de 
l'ordre  des  Bénédictins,  jugea  nécessaire 
tout  d'abord  de  n'approcher  de  ces  choses 
si  anciennes  qu'avec  l'esprit  d'un  ancien, 
un  esprit  libre  des  disputes  des  temps 
plus  modernes  ,  et  préoccupé  seulement 
de  servir  la  cause  commune  de  la  reli- 
gion chrétienne  (2).  Ce  sera  aux  yeux  de 
quelques  uns  une  recommandation  qu'ici 
la  vérité  ne  se  produise  point  comme 
dans  un  ouvrage  de  raisonnement,  où, 
comme  dit  M.  de  Donald,  elle  ressemble 
à  un  roi  dans  un  jour  de  bataille;  mais 
plutôt  comme  dans  un  jour  consacré  au 
sentiment,  où  le  même  la  compare  à  une 
reine  au  jour  de  son  couronnement,  et 
au  milieu  de  la  pompe  d'une  fêle,  de  la 
splendeur  d'une  cour  ,  des  acclamations 
de  tout  un  peuple  ,  des  décorations  et 
des  parfums ,  enfin  ,  de  tout  ce  qui  est 
gracieux  et  magnifique. 

Et  comme  Alexandre  Borgia  avait 
coutume  de  dire  de  l'expédition  des 
Français  contre  Naples,  qu'ils  étaient  ve- 
nus avec  de  la  chaux  dans  les  mains  pour 
marquer  leurs  logemens ,  plutôt  qu'avec 
des  armes  pour  combattre,  ainsi  plusieurs 
diront  peut-être  avec  lord  Bacon  qu'ils 
aiment  mieux  celle  entrée  de  la  vérité 
qui  vient  paisiblement  avec  de  la  chaux 
dans  les  mains  pour  marquer  les  esprits 
capables  de  lui  fournir  un  logement  et 
un  asile,  que  celle  qui  vient  avec  une 
humeur  querelleuse  et  conlentieuse  (3); 
j'irai  donc  <,^ù  et  \U  sans  crainte  de  sortir 
de  mon  sujet ,  dussé-je  ressembler  à  Iso- 
crate  composant  l'éloge  d'Hélène.  Car  je 
croirai  que  mon  lecteur  fera  comme  le 
jeune  homme  qui  dispute  avec  Cicéron 
dans  le  premier  livre  de  ses  TuscuLancs^ 

(1)  Cicer.,  Tmculan.,  lib.  t,  13. 

(2)  Prœfat.  in  iv.  sœcul,    Itencd. 

(3)  On  thc  niivmcment  of  Icarhng  ,  ^  4. 


quand  il  répond  qu'il  se  souvient  du  su- 
jet de  leur  conversation  dont  ils  s'étaient 
éloignés,  et  ajoute  :  i  Mais  je  souffrais 
facilement  qu'en  parlant  de  l'éternité  tu 
t'éloignasses  de  ton  plan.  >  Les  auteurs 
de  nos  jours  ont  dû  être  plus  sages  dans 
le  style  de  leurs  discours  que  la  Minerve 
même  d'Homère.  Cependant ,  Euripide  , 
soit    comme    philosophe ,   soit   comme 
poète  ,  n'obtient  pas  dans  l'estime  des 
hommes  sensibles  une  place  plus  haute, 
parce  que  dans  son  débat  avec  Eschyle , 
il  avait  prouvé  que  dans  les  Ombres  il 
n'avait  jamais  dit  la  même  chose  deux 
fois  (1)  ;  et  c'est  Platon  lui-même  qui  est 
si  amoureux  de  cette  maxime  :  Çua?it  au 
beau  et  au  juste,  répétez-le  deux  ou  trois 
fois  (2). 

Et  nous ,  nous  sommes  sur  le  sol  du 
catholicisme ,  c'est-à-dire  sur  le  terrain 
de  l'infini  en  grandes  pensées  et  en  gra- 
cieuses harmonies  ;  un  terrain  qui  est  vi- 
vifié par  cette  chaleur  dont  la  douce 
énergie  donne  naissance  aux  fleurs  et 
aux  fruits  de  la  sainteté  ;  fruits  qui  ja- 
mais ,  qu'on  s'en  souvienne ,  ne  furent 
cueillis  sur  un  autre  sol. 

Dans  quelque  direction  que  nous  tour- 
nions nos  pas  sur  ce  saint  rivage ,  nous 
trouverons  d'inépuisables  richesses  de 
vertu,  de  sagesse,  de  beauté,  de  gran- 
deur ,  pour  charmer  le  sage  qui  pourra 
découvrir  alors  la  vérité  des  choses  claire 
et  profonde  dans  un  abime  de  lumière, 
pour  ravir  cette  imagination  de  la  jeu- 
nesse et  pour  satisfaire  dans  tous ,  cette 
soif  perpétuelle  et  incréée  qui  nous 
pousse  vers  le  lieu  où  règne  la  forme 
même  de  Dieu.  Une  telle  course,  envisa- 
gée sous  le  rapport  du  nombre  des  ima- 
gos matérielles  que  l'amour  et  la  vérilé 
ont  revêtues  sur  cette  terre ,  n'offre  pas 
l'espoir  d'une  prompte  terminaison:  r!lc 
nous  préparerait  plutôt  à  un  ouvrn^'o  di- 
gne du  titre  de  celui  que  Christine  de  V\- 
san  écrivit  et  appela  le  Chemin  de  lon- 
gue cstude. 

Mais  si  la  description  de  l'armure  d'un 
héros  peut  justement  occuper  autant  de 
vers  qu'Jlomèri'  et  Virgile  en  ont  consa- 
crés à  celles  d'Achille  el  d'Énéc,  quelle  in 
dulgence  ne  peut-on  pas  accorder  à  celui 

(l)  Aristoph.,  lianiv. 


72 


LES  MOEURS  CATTIOLTQUES. 


qui  s'efforcerait  de  mettre  sous  les  yeux 
lies  hommes  la  grandeur  et  la  sainteté 
de  la  vie  et  de  la  mort  des  hommes   de 
l'ancien  ré|;ime  catholique?  Ce  sont  lu 
les  choses,  dit  Socrate  ,  que  l'on  devrait 
apprendre  à  se  chanter  h  soi-môme.  "J'out 
cela  viendra  s'incorporer  devant  l'esprit 
comme  sur  une  tablette  peinte  ,  alin  (lue, 
selon  le  dire  du  poule ,  si  nous  vivons  et 
rt^fléchissons  seuls  ,  la  mémoire,  comme 
lin  roi,  prince  souverain,  peut    cepen- 
dant conserver  pour  nous  une  magnifi- 
que galerie  de  peintures  riantes  ou  tra- 
giques. 

Cependant  je  ne  remplirai  point  ce 
livre  de  ces  sentences  qui ,  comme  la 
paille  et  la  laine,  serventà  envelopper  les 
objets  précieux  pour  les  conserver  pen- 
dant le  cours  d'un  voyage  difficile.  Ici  le 
passage  se  fera  dans  des  ûmes  tranquilles 
et  généreuses ,  à  qui  je  puis  offrir  ces 
précieux  fragmens  tels  que  je  les  trouve, 
sans  perdre  de  temps  à  les  envelopper 
dans  ce  remplissage  de  ma  propre  créa- 
tion. 

Cardan  fait  voir  l'avantage  d'une  telle 
méthode,  quand  il  dit  :  <  La  brièveté  du 
langage  est  d'un  usage  excellent  pour  les 
personnes  d'une  science  et  d'une  habileté 
compétentes,  mais  elle  peut  être  nuisible 
pour  les  personnes  ignorantes  et  stu- 
pides  :  pour  ceux  qui  ont  la  faculté  de 
comprendre  plusieurs  choses  en  peu  de 
mots  ,  ce  style  impressionne  l'Ame  avec 
plus  de  force  ,  il  jette  plus  de  lu- 
mière ,  et  empêche  mieux  les  choses  de 
s'évanouir  dans  l'oubli  ;  il  n'engendre 
point  l'ennui  .  et  tandis  qu'il  accroît 
l'autorité  de  celui  qui  parle,  il  augmente 
aussi  dans  l'auditeur  le  désir  de  les 
entendre  (1).  > 

Cette  manière  de  représenter  le  lion 
en  montrant  ses  griffes  était  grande- 
ment estimée  des  anciens  ;  ils  s'étu- 
diaientàmettre  dans  leurs  écrits  la  plus 
grande  brièveté  et  la  plus  grande  conci- 
sion ,  afin  de  dire  beaucoup  de  choses  en 
peu  d'espace;  tandis  que  les  modernes, 
qui  ne  peuvent  rien  lier  à  moins  de  le 
toucher  avec  leurs  doigts,  sont  inenpa- 
bles  de  rien  comprendre,  à  moins  fju'il 
ne  soit  déduit  du  llux  non  interrompu 
d'un  discours. 

(i)  Hicron.  Cardan,  de  Prudentia  civil\,  cap.  i, 


C'est  à  peine  si  nous  allons  au-delà  de 
l'écorce  des  auteurs  anciens  ,  qui  écrivi- 
rent avec  l'art  et  le  soin  le  plus  grand  ; 
de  sorte  que  bien  des  choses  gisent  en- 
core profondément  ensevelies  dans  leurs 
livres  ,  qui  paieraient  amplement  la 
peine,  et  qui  pourraient  faire  la  répu- 
tation d'un  homme.  C'est  encore  ce  que 
remarque  Cardan  ,  qui  cite  l'exemple  de 
Platon  qui,  haïssant  Aristippe  et  Cléo- 
brole,  écrivit  qu'ils  étaient  à  Égine  tan- 
dis que  Socrate  était  en  prison  (1)  ;  car 
c'était  un  fait  qu'Égine  n'était  qu'à  vingt- 
cinq  mille  pas  d'Athènes. 

On  pourrait  apprendre  aussi  de  plu- 
sieurs écrivains  du  moyen  âge  à  parler 
serrement  y  presse  loqui  ^  bien  que  ce 
soient  leurs  ouvrages  qui  ont  fourni  les 
précédens  pour  justifier  les  fréquentes 
citations  poétiques  dont  ces  pages  seront 
semées.  Ainsi ,  le  Temple  de  V Honneur , 
par  Jean  Le  Maire,  adressé  à  la  duchesse 
de  Bourbonnais  et  d'Auvergne,  fille  de 
Louis  XI ,  est  composé  de  prose  et 
de  vers,  à  l'imitation  de  l'ouvrage 
de  Boétius,  sur  les  Consolations  de  la 
Philosophie  (2)^  ainsi  que  le  Doctrinal 
de  la  Courj  de  Pierre  Michaut  ,  le  ber- 
ger d'honneur,  d'André  de  La  Vigne  ,  le 
iManuel  royal  y  de  Jean  Brèche,  et  la 
Vie  de  Louis  de  la  Trcmouille ,  par  Jean 
Boucher. 

On  peut  remarquer  en  général  que  les 
écrivains  de  cette  époque  aimaient  à  en- 
fermer dans  leurs  ouvrages  le  cercle  en- 
tier de  la  sagesse.  C'est  ainsi  que  dans  le 
fameux  Trésor  de  Brunetto  le  PMorenlin, 
que  l'on  dit  être  un  enehdssement  des 
choses  div'ines  et  humaines,  la  théologie 
vient  s'unir  aux  beautés  de  la  littérature 
païenne. 

Peut-être  aussi,  dans  ce  livre,  trou- 
vera-t-on  matière  à  éclaircir  la  proposi- 
tion d'Aristote  ,  que  toutes  les  vérités 
s'enchaînent  et  se  donnent  la  main  (3)  ; 
et  celle  de  Platon,  quand  il  dit  que 
notre  Ame  lui  paraît  semblable  à  un 
livre  (1).  Sa  forme  ne  ressemblera  point 
A  celle  que  les  écrivains  des  guerres  don- 
nent à  leurs  histoires,  ni  à  celle  que  l'on 
adopte  pour  relater  la  condition  indivi- 

(1)  Phœdon. 

(2)  Gouget,  liihUn.  française,  x,  p,  70. 
{']  .lUhic,  M  ,    i3. 

(î)  Philebus. 


LES  MOEURS  CATHOLIQUES. 

duelle  des  états  particuliers,  ni  à  celle  des 
maigres  annales  qui  sont  si  ennuyeuses 
et  si  repoussantes  ;  mais  ce  sera  un  genre 
mêlé,  comme  celui  que  propose  Denys 
d'Halicarnasse ,  un  genre  composé  de 
toute  idée  positive  et  théorique ,  qui 
puisse  être  agréable  à  ceux  qui  se  livrent 
à  l'étude  de  la  police  des  nations ,  à  ceux 
qui  se  dévouent  à  la  spéculation  philo- 
sophique ,  comme  aussi  à  ceux  qui  cher- 
chent un  doux  et  tranquille  délassement 
dans  la  lecture  de  l'histoire  (1). 

De  sorte  que  le  plan  que  je  me  propose 
ici  exigerait  un  écrivain ,  comme  l'an- 
cien moine  de  Cluny ,  Udalrique ,  qui 
recueillit  avec  soin  les  anciennes  cou- 
tumes de  ce  lieu ,  et  dont  il  est  dit  ; 
t  C'était  un  Père  instruit,  et  tirant  de  sa 
trésorerie  des  choses  nouvelles  et  ancien- 


73 


nés  ,  dont  il  enrichissait  les  autres;  »  on 
pourrait  dire  ici  ce  que  Pindare  chanta 
de  lui-môme  ;  «  J'ai  dans  mon  carquois 
plusieurs  flèches  qui  sonnent  pour  les 
sages,  quoiqu'elles  aient  besoin  d'un 
interprète  pour  le  vulgaire.  >  Enfin  l'en- 
semble de  cet  ouvrage  peut  être  appelé 
une  rapsodie  ,  car  il  est  composé  de  frag- 
mens  extraits  d'ouvrages  d'hommes  qui , 
comme  Homère  ,  florissaient  dans  un  âge 
héroïque ,  et  qui  naquirent  dans  des  an- 
nées meilleures. 

La  règle  qui  préside  à  ce  genre  de  com- 
position n'est  pas  indigne  d'un  auteur 
chrétien ,  car  le  scholiaste  de  Pindare 
nous  informe  que  les  rhapsodes  com- 
mençaient toujours  par  le  nom  de  Ju- 
piter. Rien  de  plus  que  des  fragmens  re- 
cueillis dans  un  esprit  de  respect,  ne 
peut  être  ici  recherché;  comme  les  abeil- 
les butinent  sur  toutes  les  fleurs  dans  les 
bois ,  de  même  nous  effleurons  ici  toutes 
les  paroles  d'or  des  hommes  : 

Floriferis  ut  apes  in  sallibus  omnia  limant  ; 
Omnia  nos  itidem  depascimur  aurca  dicta  (2), 

Assurément ,  si  Ton  avait  l'ambition 
de  se  donner  de  hauts  motifs  de  défense 
pour  avoir  adopté  un  tel  genre  de  com- 
position, on  pourrait  en  produire  ici  de 
nombreux  exemples.  Plante  et  Tércnce 
prirent  plusieurs  scènes  d'anciens  poêles, 

(1)  Anliq.  lîom.  ,  lib.  i. 

(2)  Lucrèce  ,  lib.  n. 


et  le  cardinal  Bona  en  appelle  à  Pexem- 
ple  de  Virgile ,  de  Cicéron ,  d'Aristote  et 
même  de  Platon,  qui  transporta  dans 
son  Timée  une  grande  partie  de  l'ouvrage 
de  Philolaùs.  Homère  lui-même  en  four- 
nit un  exemple  ,  comme  Eustathe  le  fait 
voir.  Apollodore  avait  coutume  de  dire 
que  si  l'on  eût  tiré  des  livres  de  Chry- 
sippe  ce  qu'il  avait  emprunté  aux  autres, 
il  n'y  resterait  plus  rien  que  des  pages 
vides.  Saint  Jérôme  remarque  que   les 
écrits  de  saint  Ambroise  sont  remplis  de 
sentences  d'Origène.  La  seconde  partie 
de  la  Somme  de  saint  Thomas  est  prise 
tout  entière  du  Speculu?n  de  Vincent  de 
Beauvais.  Et  une  telle  méthode  est  abso- 
lument inséparable  du  plan  de  celui  qui 
essaie  d'exposer  les  anciennes  mœurs  et 
les  anciennes  manières  de  penser,   de 
celui  qui  parcourt  les  monumens  des 
grands  hommes  (1),  ce  qui   est  l'objet 
qu'on  se  propose  ici  ;  «  car  j'aborde  pour 
base  les  choses  de  l'art  et  la  gloire  d'au- 
trefois, et  n'ose  vous  en  ouvrir  les  sources 
sacrées  (2).>  L'on  peut  objecter  au  plan 
de  cet  ouvrage  qu'il  engage  à  soutenir 
un  système  arbitraire  qui  nous  empêche- 
rait de  voir  la  vérité  de  l'histoire.  Avant 
de  répondre  à  cette  accusation  ,  je  ferai 
observer  que  le  mot  systhne  ou  systéma- 
tique  peut    être    employé    dans    deux 
sens,  dont  l'un  est  bon  et  digne  d'éloge, 
et  l'autre  digne  d'être  blAmé  et  rejeté.  Il 
est  pris  dans  ce  dernier  sens  dans  ces 
phrases,  qui  affirment  que  quelque  chose 
n'est  qu'un  pur  systhne  ou  conforme  à 
un  système  ou  à  un  autre.  Par  là  on  veut 
dire  ,    comme    le    remarque     Frédéric 
Schlegel ,  que  l'on  n'entend  pas  affirmer 
qu'il   ne  repose  sur  aucun   fondement 
quelconque,  que  c'est  une  pure  création 
du  caprice,  mais  plutôt ,  peut-être,  que 
bien  qu'il  puisse  contenir  plusieurs  vé- 
rités,  il   n'embrasse  pas  la  vérité  tout 
entière  ;    en   un  mol ,  qu'un  enchaîne- 
ment systématique  n'est  qu'un  échafau- 
dageextérieur,  visible  et  totalement  illu- 
soire; aulicu  qiifdanslescnsbonet  droit, 
nous  pouvons  dire  qu'un  ouvrage  est  un 
système,  ou  qu'il  est  systématique  ,  en 
faisant  allusion  à  la  liaison  intérieure 


(1)  flncide,  m,  \.  102,  et  Gcorg.,  n,  >.  171. 

(2)  Id. 


74 


LES  MtlLURS  CATHOLIQUES. 


cl  à  l'unité  vivante  ci  unifornu;  nui  le 
ptnètrc  d'un  J)Oui  h  l'autre  (1). 

Dans  ce  dernier  sens,  tout  livn;  (|iii 
est  écrit  dans  Irsprit  du  catholicisme 
doit  C'ire  un  syslènie,  c'esl-iVdire  qu'il 
doit  embrasser  l'ensemble  de  la  vérité. 
Tout  imparfait  que  soit  son  arran^'e- 
ment,  ne  lùt-il  (junne  rhapsodie,  il  doit 
encore  Être  sysLciiuiLiquc,  dans  le  noble 
et  juste  sens  de  ce  mot.  Et  dans  le  fait 
ce  n'est  que  cette  vue  calliolique  des 
choses,  saine  daivs  son  plus  haut  degré 
de  clarté,  et  que  Dante  décrit  dans  cet 
inimitable  passage ,  vers  la  lin  de  son 
PiinuiLs  j  où  il  dit  «  qu'il  regarda ,  et 
que  dans  la  profondeur  de  la  splendeur 
éternelle ,  il  vit  dans  un  volume  relié  par 
l'amour  tout  ce  que  contient  l'univers. 
Je  distinguai  toutes  les  propriétés  des 
substances  et  des  accideus  réunies,  et 
dont  l'une  cependant  éclairait  toutes  les 
autres,  j 

Plusieurs  saints  hommes,  comme  saint 
Benoit,  avaient  atteint  à  la  mûme  pro- 
fondeur autrement  que  par  une  fiction 
poétique,  cl  en  avaient  donné  la  descrip- 
tion, tandis  que  ses  effets  pratiques 
avaient  été  la  joie  et  la  consolation  de 
tous  les  justes.  L'expression  s'en  trouve 
aussi  dans  les  chants  sacrés:  «  Je  me  pro- 
menais dans  l'immensité  ,  dit  David , 
parce  que,  Seigneur,  j'ai  cherché  tes 
commandemens  (2).  > 

Il  est  vrai  cependant  que  je  ne  m'arrê- 
terai pas  pour  recueillir  les  objets  dé- 
gradans  et  odieux  que  je  pourrai  ren- 
contrer en  chemin.  Nous  lisons  dans  Ho- 
mère que  ,  lorsque  Jupiter  suspendit  la 
balance  fatale,  et  que  le  plateau  d'Ilcc- 
lor  descendit,  Apollon  l'abandonna  aus- 
sitôt. La  Muse  doit  abandonner  aussi 
toutes  les  choses  maudites,  condamnées 
et  abandonnées  de  Dieu.  Je  ne  les  recher- 
cherai point,  ni  n'en  ferai  le  sujet  de 
mes  plaintes  interminables.  «  Comment 
mes  vers  ont-ils  injurié  l'Etat?  demande 
Euripide  ;  ai-je  retracé  l'histoire  de  i'hè- 
dre  auiK'cnent  que  d'après  les  faits?  — 
Selon  les  faits,  c'est  cela  môme,  répon- 
dit Eschyle  ,  mais  vous  n'eussiez  pas  dû 
reproduire  ce  (|ui  était  mal,  ni  l'expo- 


(1)  Philotophic  dcr  tpracUc,  p. 

(2)  Psaume  cxtiii    17  .  ôo. 


ser  sur  la  scène  pour  pervertir  l'esprit 
de  la  jeunesse  (1).  > 

lien  est  qui  sont  encore  à  convaincre  de 
la  sa;^M'sse  de  nos  écrivains  modernes , 
qui  s'accordent  avec  Euripide  poursoule- 
nir  qu'il  est  plus  utile  d'exposer  sur  ia 
scène  toutes  les  turpitudes  de  ces  fables 
domestiques,  quederessembleràEschyle 
dans  la  haute  et  super-humaine  gran- 
deur de  son  sujet. 

Que  personne  néanmoins  ne  s'alarme 
ici  pour  lavérité;noiis  ne  croyonspasquc 
ce  soit  une  faute  pardonnable  d'inventer 
ou  de  publier  des  mensonges  sur  les 
saints,  quelqu'admirablcs  qu'ils  pussent 
paraître,  bien  que  Pindare  dise  i  qu'il 
est  permis  aux  mortels  de  faire  de  beaux 
actes  en  l'honneur  des  immortels  (2).  » 

A  strictement  parler  cependant ,  la 
meilleure  histoire  de  ces  âges  moyens 
doit  se  tirer  d'une  série  de  mémoires 
biographiques  relatifs  aux  grands  et 
saints  pesonnages  qui  llorrissaient  depuis 
le  temps  de  Charlemagne  et  d'Alfred  jus- 
qu'à la  fm  de  ces  mêmes  âges.  Frédéric 
Schlegel  a  dit  :  <  J'aimerais  mieux  recher- 
cher la  véritable  qualité  d'un  état  chrétien 
durant  cette  époque ,  dans  une  série  de 
portraits  représentant  les  hommes  qui 
furent  grands  dans  le  sens  chrétien  ,  et 
qui  gouvernèrent  d'après  les  principes 
chrétiens,  que  dans  toute  autre  déhni- 
tion  scientiiique  (3).» 

Mais  tout  est  plein  de  pédantisme. 
L'histoire  n'est  considérée  que  comme 
une  mine  ,  dont  les  hommes  de  tout  sys- 
tème politique  peuvent  tirer  des  maté- 
riaux utiles  à  Vi  luslralion  de  leurs  théo- 
ries respectives.  Et  quand  on  proteste 
hautement  contre  une  telle  application 
de  l'étude  historique  ,  ils  sont  encore 
comme  des  machines  à  recherches  , 
qui ,  lorsqu'ils  assistent  à  la  représenta- 
tion d'une  solennelle  tragédie,  ne  sont 
occupés  que  du  soin  de  découvrir  par 
fjuels  fils  et  quelles  poulies  les  scènes 
sont  changées,  où  le  mécanisme  du 
théâtre  conduit,  sans  recevoir  jamais  une 
seule  pensée  riante  de  l'harmonicî  de 
cette  pompe  héroïque.  Coml)ien  plus 
sages  et  plus  pénélrans  sont  ceux  qui 

(I)  Aristoph.,  Ranœ  ,  lOJÔ. 

Cl)   Olymp.,  I. 

''})  Philosophie  dcr  gcscJiischlc,  II. 


LES  MŒURS  CATHOLIQUES. 


75 


sont  dans  l'ignorance  de  ce  qui  se  passe 
derrière  la  scène ,  et  qui  ne  s'occupent 
qu'à  se  conformer  aux  intentions  du 
poète  ,  qui  étaient  d'instruire,  de  plaire 
et  d'émouvoir  ! 

Que  ce  soit  par  l'effet  d'une  pure  va- 
nité que  les  hommes  sont  si  altenlifs 
aujourd'hui  à  faire  preuve  de  la  puis- 
sance analytique  de  l'esprit,  bien  qu'elle 
soit  mal  appliquée,  ou  bien  par  un  mo- 
tif plus  profond,  et  mentionné  par  saint 
Jérôme  ,  quand  il  dit  :  «  Ils  déchirent  les 
saintes  intentions^  et  se  croient  payés  de 
leur  zcle  si  personne  à  leurs  yeux  n'est 
plus  saint  (1)  ;  ou  bien  encore  par  ce  faux 
principe  qui  amena  la  philosophie  mo- 
derne ,  et  qui  dispose  les  hommes  à  voir 
sans  cesse  et  sans  exception,  comme  le 
poète  Wordsworlh  dans  son  Excursion, 
tous  les  objets  morts ,  sans  liaison  et  sans 
vie  ;  à  diviser,  à  diviser  encore  ;  à  briser 
ainsi  toute  grandeur.  »  Le  grand  objet  des 
recherches  modernes  semble  consister 
à  forger  desargumens  qui  obligeront  les 
hommes  à  renoncer  à  leur  admiration 
pour  les  anciens  actes  de  vertu  ,  et  d'ar- 
river à  la  conclusion  qu'il  n'est  personne 
qui  leur  puisse  montrer  quelque  chose 
de  bien.  Le  poète  a  bien  raison  de  sentir 
qu'il  est  triste  d'entendre  des  répétitions 
ennuyeuses  d'un  sens  où  l'âme  est  morte, 
où  le  sentiment  n'a  plus  de  place,  où  la 
science,  débutant  mal  par  de  froides  re- 
marques sur  les  objets  extérieurs,  finit 
par  des  conclusions  de  pure  forme.  Un 
professeur  distingué  de  l'Académie  de 
Paris  se  plaint  des  Allemands,  et  dit: 
«  Dès  qu'un  Etat  social  leur  parait  noble 
et  bon  ,  vu  sous  un  grand  aspect,  ils  le 
regardent  avec  une  admiration  et  une 
sympathie  exclusives,  ils  ont  une  incli- 
nation générale  à  l'admiration  et  aux  im- 
pressions ;  les  imperfections,  les  défauts 
et  le  mauvais  côté  des  choses  ne  les 
frappent  que  très  peu. 

«  Singulier  contraste  !  dans  la  sphère 
purement  intellectuelle  ,  dans  la  recher- 
che et  la  combinaison  des  idées,  aucun 
peuple  n'a  plus  d'étendue  d'esprit  ni 
une  impartialité  plus  philosophique,  et 
quand  les  faits  sont  de  nature  à  s'adresser 
à  l'imagination  et  à  exciter  des  éniolions 
morales ,  ils  tombent  faciloment.dans  des 

(I)  Epiilol.  xxTui. 


préjugés  étroits  et  dans  des  vues  bornées  ; 
leur  imagination  manque  de  hdélité  et  de 
foi  ;  ils  perdent  toute  impartialité  poé- 
tique ;  ils  ne  voient  point  les  choses  sons 
toutes  leurs  faces  et  telles  qu'elles  sont 
réellement  (1).» 

Cette  longue  censure  dogmatique  ne 
prouve,  autant  qu'on  la  puisse  compren- 
dre, autre  chose  que  le  bon  sens  qui  guide 
l'imagination  qu'elle  condamne.  Le  péché 
et  le  mal  ne  sont  que  des  négations  dans 
la  vue  universelle  de  la  création  :  et  pour 
les  personnes  dont  l'esprit  est  uni  à  la 
force  et  à  l'essence  de  toutes  les  choses 
créées ,  ils  sont  comme  s'ils  n'étaient 
pas  ;  ils  ne  détournent  pas  un  moment 
leur  vue  de  l'immensité  de  cette  grande 
gloire  pour  laquelle  leur  cœur  rend  des 
grâces  continuelles. 

On  peut  objecter  encore  à  mon  plan 
qu'il  ne  suppose  pas  une  attention  sufti- 
sante  pour  distinguer  le  caractère  parti- 
culier de  chaque  âge  dans  les  annales  de 
la  société  chrétienne ,  et  que  ,  consé- 
quemment,  et  dans  l'hypothèse  la  plus 
favorable  pour  lui ,  il  tendrait  à  ne  don- 
ner qu'une  idée  très  confuse  de  riiistoirc 
de  cette  époque.  Mais  rien  n'en  peut  être 
plus  éloigné  que  la  prétention  de  don- 
ner une  histoire  de  cet  âge  dans  aucun 
des  sens  ordinaires  de  ce  mot  ;  l'objet  en 
vue  est  de  montrer  en  combien  de  détails 
la  vie  et  les  institutions  des  hommes 
étaient  alors  inspirées  par  l'esprit  chré- 
tien ;  et  si  la  succession  des  âges  n'y  est 
pas  toujours  distincte,  c'est  parce  qu'une 
telle  distinction  eut  été  tout  â-fait  inu- 
tile dans  le  but  que  je  me  propose.  Et , 
après  tout ,  pour  ce  qui  regarde  la  plus 
grande  partie  dos  sujets  (jui  seront  ici 
traités,  tous  les  âiijes  de  l'Eglise  sont  uns 
el  idonliques,  de  la  même  manière  que 
lorsque  l'âme  est  unie  à  Dieu,  iournant  les 
yeux  vers  le  point  où  tous  les  temps  sont 
prt'sens  ,  il  n'y  a  plus  pour  elle  ni  passé, 
ni  futur,  elle  est  en  possession  de  l'éter- 
nité ,  elle  est  dans  le  sein  de  cette  éter- 
nité immuable  qui  est  Dieu  même,  elle 
possède  toute  chose. 

Je  ne  nie  pas  que,  sous  quelques  rap- 
ports ,  il  y  ail  pour  les  timides  amis  de 
la  vérit('  lieu  de  penser  qu'il  y  a  de  la 
nouveauté  et  du  danger  dans  la  carrière 

(O  Guiiol,  (''.Hn  d'ilùtviic  wiotït/ «if ,  It,  G. 


7R 


i.ES  MOEURS  CATHOLIQUES. 


<iui  s'ouvre  ici  devant  nous.  Quoi  de  plus 
dan^'ereux  ,    dira  ton  ,    que    de    lenler 
l't^lo^'C  de  ces  A^es,  de  ces  anciens  temps, 
que  tant  d'Iiouiuies  croient  avoir  éié  en- 
sevelis dans  les  ténèbres  et  la  barbarie  .* 
et  pourquoi  voulez-vous,  avec  une  voix 
isolée  ,    renouveler  la  mémoire  de  leur 
louan^'e?  J'admets   que  ,   dans  quelques 
pailles,  nous  puissions  arriver  à  des  eaux 
sales  et  troubles  •  mais  convaincus  néan- 
moins,   mal^'ré   les   argumens   des    so- 
phistes ,   que   sous  ces  eaux  il  y  a  tou- 
jours d'excellentes  choses,  je  demande 
seulement,  comme  Platon  ,  si  étant  très 
jeune  et  ayant  la  connaissance  de   plu- 
sieurs rivières  ,   il  ne  me  serait  pas  per- 
mis d'essayer  d'abord  de  les  passer  seul, 
laissant  en  sûreté  ceux  qui  me  conseille- 
raient d'attendre,  et  de  voir  si  elles  ne 
seraient  pas  guéables  ,  même  pour  ceux 
qui  sont  plus  Agés?  Si  j'en  puis  donner 
la   preuve  ,    ils  pourront  passer   aussi  • 
mais  si  elles   n'étaient  pas  guéables ,   il 
n'importerait  nullement  que  je  m'expo- 
sasse au  danger  (1).  i 

rsous  entrerons  donc  dans  une  foret  où 
nulle  trace  de  pas  n'a  frayé  un  chemin, 
mais  qui  peut  ressemblera  cette  forêt  de 
Colonne  ,  la  forêt  des  sombres  destinées, 
quoique  florissante  de  toute  la  verdure 
d'un  printemps  de  Grèce,  quoiqu'elle 
abonde  en  lauriers  ,  en  oliviers  ,  en 
vignes  ,  et  que  le  rossignol  y  fasse  enten- 
dre son  éternelle  chanson  (2). 

^on  ,  je  n'y  trouverai  pas  les  traces  de 
plusieurs  modernes  qui  m'aient  précé- 
dé ,  car  il  n'y  a  pas  chance  d'y  décou- 
vrir desminesd'or  et  d'argent,  ou  toute 
autre  chose  qui  se  puisse  ciiauger  en 
monnaie  ;  je  n'espère  pas  davantage  que 
plusieurs  m'y  suivent  plus  tard.  Je  ne 
suis  qu'un  glaneur  solitaire  dans  les 
champs  que  le  temps  a  dévastés  ;  mais 
le  plus  faible  peut  faire  quelque  chose  : 
et,  comme  le  dit  un  père  de  l'Église  , 
«  quelquefois  ce  qui  a  été  laissé  par  un 
parfait  peut  être  trouvé  par  un  enfant.» 
Ce  sera  bien  quelque  chose,  dans  ce  siè- 
cle ,  de  détourner  (juelqu'un  de  la  véné- 
ration que  l'on  porte  à  la  pensée  de 
l'ignoble  Capanée  :  <  Psous  sommes  beau- 
coup meilleurs  que  nos  pères,  »   et  de 

(1)  Plat.,  Lois,  liv.  x. 

(2)  Sophocle  ,  OEdipc  Col. 


pouvoir  dire  non  seulement  par  dévo- 
tion ,  mais  d'après  la  base  de  la  véracité 
hislorif|ue  :  <  C'est  assez,  Seigneur,  et  je 
ne  suis  pas  meilleur  que  mes  pères.  »  Ce 
sera  (pielque  chose  de  faire  au  monde  or- 
gueilleux considérer  que  tous  les  grands 
hommes  ne  sont  pas  de  sa  suite  ,  et  qu'il 
en  fut  qui  préférèrent  la  foi  et  la  piété 
envers  Dieu. 

Mais  quels  que  soient  le  danger  que 
l'on  oppose  et  l'apparence  de  la  nou- 
veauté ,  qu'il  soit  bien  entendu  que  le 
tout  est  écrit  dans  l'esprit  de  la  plus 
humble  soumission  au  jugement  de  notre 
sainte  mère  l'Église  catholique  .  et  que  si 
quelque  chose  dans  mon  livre  était  dans 
le  moindre  désaccord  avec  ce  jugement, 
je  la  renie,  et,  selon  son  degré  de  désac- 
cord ,  je  l'abhorre  de  toute  la  sincérité 
de  mon  cœur,  et  de  toute  la  franchise  de 
mes  paroles. 

Dans  un  petit  ouvrage  qui  a  passé  au- 
trefois sous  les  yeux  de  peu  de  person- 
nes que  le  hasard  ou  une  amitié  person- 
nelle y  rendirent  attentives  ,  dans   cet 
ouvrage  qui  essayait  d'exposer  les  usages 
de  l'ancienne  chevalerie,  peut-être  ai-je 
tracé  le  commencement   de  la  carrière 
dans  laquelle  je  vais  maintenant  entrer. 
Ici   nous   avons  besoin  d'un  plan    plus 
simple  encore,  et  l'on  peut  s'apercevoir 
que  nous  nous  mouvons  déjà  dans  une 
sphère  plus  libre,  vu  qu'en  imagination 
nous  approchonsplusprèsdela  limite  où 
finissent  tous  nos  désirs.  Ici  doit  cesser  ce 
mélange  de  grAce  et  de  terreur  que  nous 
nous  permettions  quand  nous  étions  avec 
les  enfans  de  la  terre  et  des  ténèbres;  le 
burlesque  et  l'ignoble  doivent  en  dispa- 
raître; nous  entrons  en  quelque  sorte 
dans  le  cercle  d'espérance  décrit  par  le 
Dante,  qui  inspire  la  modération  dans 
la  tristesse  et  une  mélancolie  toujours 
douce  ,  qui  a  déposé  toute  la  misanthro- 
pie de  ce  bas  monde  et  des  enfers.  Les 
fiers  chevaliers  ,   sévères  et    inflexibles 
dans  leurs  jugemens ,  doivent  disparaître 
maintenant  ou  laisser  peu  de  traces,  et 
nous  paraîtrons,  bien  qu'il  y  en  ait  qui 
l'attribueront  à  un  plus  grand  degré  de 
faiblesse,    avoir  perdu  la  mémoire  des 
agitations  de  ce  monde  ;   et,  quoique  le 
sujet  de  ce  livre  soit  si  fort  au-dessus  de 
moi,   il   n'est  pas  besoin  de  m'accuser 
(l'une  grande  présomption,  car  ce  ne 


LES  MOEURS  CATHOLIQUES. 


77 


sera  fii  comme  un  prêtre  ,  ni  comme  un 
homme  d'un  ordre  sacré  ,  que  je  propo- 
serai mes  pensées;  mais  ceux  qui  parlent 
devant  leurs  supérieurs  avec  des  égards 
respectueux  ne  retiennent  pas  leur  voix 
sans  vie  entre  leurs  lèvres. 

Je  ne  pourrai  que  faire  entendre  les 
choses  en  sons  imparfaits,  et  me  présen- 
ter comme  le  dernier  des  frères ,  celui 
qui  a  la  charge  de  garder  la  porte  exté- 
rieure de  la  sainte  clôture  ,  ou  peut-être 
comme  le  dernier  venu  parmi  de  rudes 
étrangers  dans  une  salle  commune;  et  si 
parfois  il  s'y  trouvait  quelque  chose  de 
téméraire  et  d'exagéré ,  il  suffira  de  se 
rappeler  que  ces  étrangers  ont  long- 
temps fréquenté  les  cours  orgueilleuses 
de  la  chevalerie  mondaine,  et  que  le 
temps  est  nécessaire  non  moins  pour 
guérir  les  maladies  de  l'esprit  que  les  ma- 
ladies du  corps.  La  mer  elle-même  est 
encore  agitée  long-teraps  après  la  tem- 
pête; ses  vagues  se  retirent  et  reviennent 
encore ,  encore  elles  se  brisent  contre  le 
rivage ,  et  ce  n'est  qu'après  un  long  inter- 
valle qu'elles  retrouvent  leur  ancienne 
tranquillité. 

Ah!  vraiment,  pour  mettre  les  hommes 
en  rapport  avec  les  esprits  des  grandes 
et  bonnes  époques  écoulées,  il  faut  une 
langue  non   habituée   au   babil  de  l'en- 
fance, i  Je  ne  m'en  crois  pas  digne  moi- 
même,  et  nul  autre   ne  le  croira  non 
plus;  si  donc  je  m'aventure  en  ce  voisi- 
nage ,  craignez  que  ce  ne  soit  dans  un  but 
insensé   (!);>  car  quelquefois   il  m'arri- 
vera  de  jeter,  même  au  milieu  de  la  mu- 
sique des  cloches  angéliques,  la  sauvage 
mesure  de  ces  contes  qui   m'ont  charmé 
jadis.  Tout  rudes  qu'ils  soient  dans  leur 
carillon,   ils  me  rappellent  les  pensées 
des    temps  anciens.  Alors,   l'ancien  or- 
gueil  commencera   à   se    réveiller,    et, 
comme  le  dernier  ménestrel  dans  la  tour 
de  rsewarck,   celui   qui   autrefois   aima 
toute  la  pompe  de  la  chevalerie ,  com- 
mencera-t-il  à  parler  aussitôt  i  du  bon 
comte    Francis,   mort   et    trépassé;   du 
comte  Walter,  que  Dieu  mette  en   paix 
son  Ame,  jamais  plus  brave  guerrier  ne 
courut   au  combat.»    Ainsi,  parlant  de 
choses  bonnes  à  dire  autrefois,  mais  mcil- 


(i)  Dante  ,  V Enfer,  \u 


leures  à  taire  aujourd'hui  j  et  ensuite  con- 
tinuant de  dire  qu'il  désirerait  avec  pas- 
sion pouvoir  redire  un  ancien  chant  qu'il 
ne  pensa  jamais  avoir  à  chanter  de  nou- 
veau, pour  lui  aussi  ce  chant  de  légende 
pourrait  parler  c  des  faits  anciens  depuis 
si  long-temps  dans  l'oubli,  des  preux 
dont  la  mémoire  n'est  plus,  des  forêts 
maintenant  détruites  et  stériles ,  des 
tours  qui  n'abritent  plus  que  le  lièvre  , 
des  mœurs  depuis  long-temps  changées, 
des  chefs  qui  ont  si  long-temps  dormi 
sous  leur  dalle  grise  que  l'inconstante 
renommée  a  effacé  leurs  noms  de  ses 
rôles.  > 

Hélas!  il  faut  admettre,   en  effet,  en 
terminant     ce     discours    préliminaire, 
qu'en  faisant  allusion  par  pure  inadver- 
tance à  ce  pouvoir  séducteur  des  trom- 
peuses images  et  à  cette  variété  de  sujets 
qui  se  combattent  dans  les  liens  de  l'i- 
magination, nous  a\"ons  mis  à  découvert 
une  source  de    danger  assez  réel  pour 
nous  faire  avancer  dans  notre  voie  avec 
précaution,  avec    crainte    et    tremble- 
ment ;  car  c'est  le  conseil  du  sage  qu'Al- 
bert-le-Grand   nous  donne  quand  il  dit 
que  nous  devons  nous  abstenir  des  vi- 
sions, des  images  et  des  choses  corpo- 
relles, parce  que   si   notre  âme  plait  à 
Dieu  plus  que  tout  le  reste,  c'est  qu'elle 
est  nue  et  dépouillée  de  ces  formes  et  de 
ces  images  ;  parce  qu'il  est  certain  que  si 
la  mémoire,  l'imagination   et  la  pensée 
ont  souvent  le  loisir  de  s'appliquer  à  de 
telles  choses,  il  s'ensuivra  que  l'âme  se 
confondra  avec  les  choses  nouvelles  ou 
avec  les  reliques  des  choses  anciennes, 
ou  qu'elle  sera  dilft^remment  affectée  par 
d'autres  objets,  et  l'esprit  de  grâce  et  de 
vérité  se  sépare  de  ces  pensées ,  matéria- 
lisées  en  quelque  sorte  et  sans  intelli- 
gence. 

En  conséquence,  un  véritable  amant  de 
Jésus-Christ  doit  être  tellement  uni  d'in- 
telligence et  de  cœur  à  la  volonté  et  à  la 
bonté  de  Dieu:  il  doit  être  si  éloigné  de 
tous  les  fantôQies  et  de  toutes  les  pas- 
sions, qu'il  ne  doit  point  remarquer  s'il 
est  méprisé  ou  honoré,  de  quelle  ma- 
nière il  prie,  pourvu  que  ce  soit  d'une 
manière  qui  le  transforme  en  la  resbcm- 
blance  divine,  de  manière  à  ne  plus  voir 
d'autres  créatures  ni  lui-même,  si  ce 
n'est  en  Dieu;  de  mamèrc  à  n'aimer  que 


78 


m:s  pèlerinages  en  suisse. 


Dion  ,  h  ne  p<»n<;pr  h  pprsonno .  pas  m<^me 
à  soi .  si  ce  n\'st  on  Dieu. 

Ce  sont  ers  peustS's  qui  dissipent  les 
tént^bres  (^p.iisses  (hi  momie  et  qui  gu(*- 
rissent  les  blessures  de  ceux  qui  pleurent 
de  voir  le  païen  venir.  Je  m'tH'rierai  donc 
avec  le  Dante  en  ces  mots  :  «  Vraies, 
ft  «^ratid  Albert!  vraies  sont  tes  paroles: 
sur  mon  cœur  elles  rt^pandeut  un  tendre 
esprit  de  douceur,  et  guérissent  ici-bas 
ce  que  le  mal  corrompt.  » 

Voilà  donc  rintroduction  du  grand  ou- 
vrage de  M.  Digbi  ;  et  pourtant  elle  n'en 
donne  pas  encore  une  idée  suflisanle  et 
complète;  on  voit  que,  malgré  quelques 
obscurités  et  quchpies  longueurs  qui  dis- 
paraissent dans  les  autres  cliapitres,  cette 
introduction  est  remarquable  et  intéres- 
sante. On  sera  charmé  de  suivre  l'auteur 
dans  les  vieux  livres,  dans  les  vieilles 
chartes,  dans  lesvieillescatbédrales,  dans 
les  vieilles  abbayes,  dans  toutes  ces  vieil- 
les choses  si  bonnes,  si  pleines  d'intérêt, 
mais  si  oubliées  de  nos  jours. 

Cet  important  ouvrage  a  exigé  un 
grand  travail,  de  longues  études,  des 
recherches  immenses  ;  la  traduction 
seule,  faite  avec  la  conscience  que  met 
à  toute  chose  M.  Danielo,  ne  sera  pas 
elle-même  une  tôchc  légère,  surtout  dans 


un  temps  où  il  a  sur  les  bras  de  si  grands 
travaux.  Mais  on  sera  rassuré  à  cet  égard 
si  l'on  sait  ropiniûlreté  ardente  et  infa- 
tigable avec  laquelle  l'auteur  travaille. 
Aussi,  déjà  tous  les  ouvrages  qu'on  en  a 
annoncés,  tels  que  V Histoire  el  Lablcau 
de  l'univers;  VJIisloire  de  la  reine  IHan- 
chc  et  de  sa  fille  JsabcUe;  le  Tableau  de  la 
vie  conteniplafive  dans  le  monde  antique 
et  tlans  le  monde  moderne,  ou  bien  avant 
el  après  le  Christ  ;  les  Essais  de  littcra- 
ture orientale;  VJJistoire  du  suicide  chez 
tous  les  peuples  et  dans  tous  les  ûges,  el 
puis  enfin  un  petit  Traite  de  cos//iof;onic 
et  de  inythologiej  traité  indispensable  au- 
jourd'hui et  qui  manque  entièrement  à 
l'instruction  publique  ;  aussi  ,  disions- 
nous  ,  ces  ouvrages ,  auxquels  il  travaille 
avec  tant  de  soin,  sont-ils  tons  à  peu  près 
terminés,  et  susceptibles  de  paraître  dans 
peu  de  temps.  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner j 
une  vie  libre,  laborieuse  et  entièrement 
consacrée  à  l'étude  est  féconde  ;  le  temps 
se  multiplie  sous  la  main  qui  sait  en 
user,  et  une  chose  une  fois  bien  sue  en 
apprend  plusieurs  autres. 

Ce  sont  MM.  Poui$ieI[;ae-Rusand  ,  rae  Haute- 
feuille  ,  n»  9,  à  Paris,  el  Richelel,  imprinifur- 
librairo  au  Mans,  qui  publient  la  traduction  des 
Mœurs  calholiques  de  M.  Digbi. 


»<HH>« 


LKS  rÉLEIlLNAGES  EN  SUISSE,  p.vu  Louis  Veuillot  (1). 


Après  tant  de  voyages  en  Suisse,  voici 
sur  un  sujet  si  rebattu  un  ouvrage  en- 
core plus  neuf  que  son  titre.  C'est  un 
vrai  catholique  visitant  en  pieux  pèlerin 
un  pays  dont  la  foi  a  fait  toute  la  gloire; 
il  y  a  remarqué,  il  a  compris  ce  que  les 
rapides  touristes,  qui  courent  h;  monde 
seulement  pour  voir  .  n'ont  pas  même 
vn.  Son  observation  est  constamment 
fine  et  profonrle;  son  style  a  un  carac- 
tère d'originalité  naturelle  fort  rare  au- 
jourd'hui, 011  tant  d'écrivains  font  tant 
de  grimaces  pour  paraître  originaux. 
Aussi  pas  une  page  ne  languit  dans  ce  li- 
vre ;  rien  de  plus  varié,  de  plus  piquant, 
de  plus  touchant ,  avec  un  tact  de  conve- 
nance chrétienne  <\u\  en  fait  une  lecture. 


non  seulement  exempte  de  danger  pour 
les  yeux  les  plus  innocens,  mais,  je  puis 
dire,  pieuse  autant  qu'intéressante.  Les 
deux  senlimens  qu'on  y  trouve  sans  cesse 
sont  une  vénération  solide  pour  les  or- 
dres religieux  et  le  mépris  le  plus  logi- 
que pour  les  doctrines  protestantes.  Une 
citation  en  dira  plus  que  tous  mes  élo- 
ges: je  prends  dans  le  chapitre  du  cha- 
let, t.  ^S  p.  13G  : 

«  Il  a  fallu  monter  longtemps  pour 
l'atteindre,  car  l'été  s'avrinceel  la  neige 
s  en  va Le  myosotis  des  Alpes,  les  re- 
noncules, les  pompons  d'or  ,  les  lys  sau- 
vages, mille  Heurs  charmantes  que  les 
botanistes  ont  défigurées  de  noms  igna- 
res, se  liAlent  de  naître  :  leur  jour  de  so- 


(1)  Chez  CdDuei,  libraire  ,  rue  Casicltc,  8.  2  toI.  pciii  in  o',  prix  :  3  fr. 


LES  PÈLERINAGES  EN  SUISSE. 


79 


leil  est  venu.  Non,  rien  n'est  joli ,  rien 
n'est  charmant  et  pur  comme  les  fleurs 
des  Alpes.  On  est  confondu  de  tant  de 
fraîcheur  et  de  variété,  de  tant  de  formes 
élégantes  et  d'insaisissables  parfums. 
Cela  donne  appétit.  Certes,  ils  n'étaient 
pas  dignes  de  vous  brouter,  douces  fleurs, 
les  horribles  professeurs,  herboristes,  la- 
tinistes et  autres,  qui  vous  ont  attristées 
de  tant  de  noms  hideux.  Vos  véritables 
noms,  je  vais  vous  les  dire  :  Toi,  qui  t'é- 
panouis là  si  blanche,  tu  t'appelles  fille 
des  neiges,  loi ,  touffe  d'étoiles  pâles  et 
bleues ,  tu  t'appelles  couronne  des  an- 
ges ,  et  quelque  chérubin  ,  en  se  jouant 
là-haut,  t'a  laissée  tomber  de  son  front; 
toi,  sombre ,  pensive  et  parfumée  ,  ton 
nom  est  fleur  de  la  croix  ;  et  toi ,  si  can- 
dide et  si  rose,  tu  naquis  après  le  pre- 
mier sourire  de  3Iarie  enfant ,  et  pour 
cela  tu  te  nommeras  sourire  de  Marie; 
et  toi,  petite  grappe  écarlate,  dont  le  suc 
est  un  dictame  ,  sang  de  Jésus  ;  et  toi , 
toujours  inclinée,  pure  et  rêveuse,  du 
premier  mot  de  la  plus  douce  des  priè- 
res, Ave;  et  toi,  rêve  du  ciel,  parce  que 
sur  ta  hampe  élancée,  la  fleur  éclol  apiès 
la  fleur,  et  s'élance  toujours  comme  l'es- 
pérance en  Dieu.  Suaves  merveilles,  une 
science  grossière  vous  a  débaptisées, 
comme  autrefois  en  France  l'impiété 
avait  débaptisé  les  hommes  j  reprenez 
vos  noms  célestes,  et  devenez  ainsi  pour 
ceux  qui  vous  contemplent  autant  de 
souvenirs  de  la  foi,  autant  de  promesses 

du  paradis 

«  Amis  à  qui  j'écris  ces  lignes,  vous 
voulez  donc  une  silhouette  du  chalet? 
prenez  garde,  il  y  va  d'une  illusion.  Mais 
délinissez  d'abord  le  chalet  vous-mêmes, 
et  voyons  comuie  vous  l'entendez.  Le 
chalet,  séjour  de  l'innocence  et  des  dou- 
ces rêveries,  est  l'habitation  du  pasteur 
des  Alpes  ;  on  le  trouve  au  sein  des  mon- 
tagnes, prés  des  hautes  cimes,  sous  l'om- 
bre des  mélèzes  et  des  sapins....  •  Sui- 
vent les  tapis  de  gazon  odorant ,  les  per- 
spectives lointaines,  les  lacs,  les  échos, 
les  danses  des  jeunes  filles  et  des  heu- 
reux montagnards,  après  un  repas  frugal 
c  composé  do  biftecks  d'ours,  de  rôtis  de 

chamois  et  de  laitages tandis  (|ue  les 

vieillards,  fumant  leur  pipe,  assis  sur  le 
seuil,  causent  des  intérêts  <lu  pays,  et 
(ont  répéter  à   leurs    pclils-cnfans    les 


grands  noms  de  Tell  et  de  Yinkelried.  > 
«Et  vraiment  c'est  bien  là  le  chalet 
tel  que  nous  le  connaissons,  tel  que 
les  touristes  nous  le  décrivent,  que 
les  vaudevillistes  nous  le  montrent,  que 
les  petites  filles  et  les  capitaines  retrai- 
tés nous  le  chantent  avec  accompagne- 
ment de  piano.  C'est  le  chalet  comme 
beaucoup  de  gens  le  rêvent  et  vont  le 
chercher  à  leur  grand  désappointement. 
Il  y  a  pourtant  quelque  chose  de  vrai 
dans  ce  portrait  rosé  ,  mais  il  s'en  faut 
qu'il  soit  exact,  et  pour  ma  part  j'en  suis 
aise  ,  j'y  ai  gagné  le  plaisir  de  l'inat- 
tendu. » 

Je  veux  laisser  le  môme  plaisir  au  lec- 
teur qui  verra  ce  chapitre  ,  et  j'en  déta- 
che seulement  un  passage  qui  touche  à  la 
vie  des  montagnards  :  «  Dure  existence, 
en  vérité,  et  qu'il  faut  avoir  vu  accepter 
si  paisiblement  pour  la  croire  supporta- 
ble. Ces  ouvriers  des  Alpes  sont  engagés 
au  nombre  de  huit  à  dix  ,  tant  hommes 
qu'enfans,  pour  garder,  traire,  soigner 
une  cinquantaine  de  vaches  et  fabriquer 
le  fromage.  Ils  vont  à  la  montagne  quand 
les  premiers  pâturages  sont  découverts, 
et  n'en  redesccmient  plus  qu'à  la  fin  de 
la  saison.  Durant  tout  ce  temps,  ils  vi- 
vent de  petit-lait,  de  crênie,  de  séret. 
Jamais  de  viande,  jamais  de  fruits,  ja- 
mais de  vin,  encore  moins  de  liqueurs 
fortes  ;  à  peine  du  pain,  si  on  peut  appe- 
ler pain  des  palets  de  croule  mince  et 
dure  qu'on  leur  donne  souscebeau  nom, 
et  qu'ils  nomment  eux-mêmes  fort  exac- 
tement des  briques,  i.es  nécessités  de  la 
vie  sont  simplifiées  à  l'égal  de  la  nourri- 
ture. Pour  vêtement,  un  pantalon  de 
grosse  toile,  une  chemise,  une  mince  ca- 
lotte do  paille;  pour  lit.  un  grand  cadre 
rempli  de  foin;  pour  vaisselle,  une  sou- 
pière de  bois  ,  et  chacun  une  cuiller  du 
même  métal,  qui  sert  en  même  temps  de 
tasse,  de  verre  et  d'assiette,  comme  le 
lait  est  à  la  fois  la  nourriture  et  la  bois- 
son. Rien  de  plus mais  si.  j'oublie  la 

pipe  :  chacun  a  la  sienne,  même  le  der- 
nier marmot.  Après  cela  ne  chercher 
plus  rien;  tout  le  reste  serait  du  super- 
flu, et  ils  se  font  une  certaine  gloire  de 
n'en  point  avoir  :  et  puis,  où  le  place- 
rait-on';' » 

Tout  est  écrit  de  ce  genre  ferme,  gra- 
cieux cl  naif  :  ce  dernier  Irait  si  vrai  cl 


ao 


si  iiuprévii,  (|u'oii  me  permette  l'expres- 
sion, est  (lu  Lacordairc.  Et  tout  ce  qu'a- 
joute l'auteur  sur  les  mœurs  de  ces  pau- 
vres moulai^fiards,  sur  leur  foi  simple  et 
forte,  soulicut  aussi  bien  la  coiiiparaisou 
pour  le  style  et  pour  la  pensée.  11  nous 
peint  si  parfaitement  leur  indi-jence  et 
leur  douce  résij^nation!  il  nous  fait  as- 
sister si  délicieusement  à  la  prière  du 
soir  au  chalet  !  et  ses  réflexions  sur  tout 
cela  sont  si  justes,  si  précises  ,  si  frap- 
pantes, en  un  mot,  si  catholiques,  qu'on 
ne  peut  s'empôcher  d'aimer  l'auteur  au- 
tant que  son  talent. 

Il  y  a  environ  quinze  mois  que,  se 
trouvant  à  Rome  pendant  la  semaine 
sainte,  il  assistait  à  la  magnifique  céré- 
monie de  la  bénédiction  pontificale  urbt 
et  orbi ,  le  jeudi  saint;  il  s'agenouilla 
comme  tout  le  monde,  presque  involon- 
tairement, car  il  ne  connaissait  pas  en- 
core la  foi  :  il  se  releva  chrétien.  Ce 
n'est  pas  là  une  conversion  ni  une  âme 
vulgaire.  iSon  livre  est  empreint  de  la 


LA  CHRONIQUE  DE  RAINS. 

première  joie  de  cette  conversion ,  et 
chaque  jour  il  en  ressent  plus  solidement 
le  bonheur.  Les  catholiques  compren- 
dront surtout  l'intérêt  d'un  tel  ouvrage, 
qui,  sous  une  forme  très  amusante,  porte 
des  coups  de  maître  à  l'incrédulité. 

Beaucoup  d'ouvrages  de  fantaisie  amor- 
cent la  curiosité  du  lecteur  par  des  titres 
aventureux  et  singuliers,  qui  vous  font 
toml)er  souvent  dans  l'ennui  de  chapi- 
tres vides  et  fades.  11  n'en  est  point  ainsi 
de  ces  Pèlerinages.  Soit  que  vous  les 
ouvriez  au  chapitre  du  Saint  genevois,  à 
celui  de  Fribourg,  de  Pierre  Canisius, 
de  Louise  de  Rick  (charmante  légende 
du  moyen  âge),  du  Braire  homme,  des 
Protcstans  et  des  cloches  catholiques , 
vous  y  trouverez  le  même  charme.  Pour 
mon  compte,  pendant  trois  jours,  je  n'ai 
interrompu  la  lecture  de  ces  deux  petits 
volumes  que  malgré  moi,  et  je  ne  suis  pas 
arrivé  à  la  fin  sans  regret  ;  mais  je  re- 
commencerai. 

Edouard  Dumont. 


LA  CHRONIQUE  DE  RAINS  ; 

Publiée  sur  le  manuscrit  unique  de  la  Bibliothèque  du  Roi  par  Louis  Paris  ,  archiviste 
de  la  ville  de  Reims ,  membre  de  la  Société  des  Antiquaues.  (Tcchner,  place  du 
Louvre,  nM2.) 


M.  Louis  Paris,  dont  nous  serions  heu- 
reux de  pouvoir  faire  apprécier  la  ré- 
cente publication,  est  depuis  long-temps 
connu  comme  éditeur  de  la  Chronujue 
du  moine  JSestor,  qu'il  a  traduite  durant 
son  séjour  en  Russie.  iSous  n'avons  pas  à 
parler  de  ce  chroniqueur  ni  de  son  ou- 
vrage, qui  est  aux  annales  si  peu  con- 
nues de  l'ancienempire  moscovite  ce  que 
le  texte  de  Orégoire  de  Tours  est  à  notre 
propre  histoire.  jNous  rappellerons  seu- 
lement qu'il  existait  au  onzième  siècle, 
entre  la  France  et  la  i»ussie,  des  rap- 
ports établis  par  le  mariage  d'Henri  J«i 
avec  Anne,  lille  de  Loradislas,  et  que  ces 
rapports,  à  peu  près  oubliés  ou  laissés 
dans  le  vague*  el  l'incertitude,  ne  peu- 
vent être  bien  déterminés  que  depuis  la 
publication  des  pièces  inédiles  données 
par  M.  Louis  Paris  dans  son  cdiliou  do 


la  Chronique  de  Nestor.  Il  s'agit  aujour- 
d'hui de  la  Chronique  de  Reims.  Or,  si 
l'éditeur  a  pu  rendre  la  première  profi- 
table à  notre  histoire,  combien  plus  la 
seconde  ,  qui  fait  connaître  l'antique  et 
célèbre  cité  du  sacre  de  nos  rois ,  et  en 
quelque  sorte  leur  capitale  religieuse  ! 
Au  moyen  âge,  la  ville  de  Reims  fut  tou- 
jours le  centre  des  rapports  de  l'État 
avec  l'Église  nationale,  le  premier  théâ- 
tre où  se  consommait  l'alliance  de  nos 
pouvoirs  politiques  avec  la  chrétienté. 
Il  serait  donc  superflu  d'énumérer  toutes 
les  ressources  que  l'histoire  d'un  royau- 
me fait,  comme  le  dit  Gibbon,  par  des 
évcques ,  doit  emprunter  aux  annales 
(l'une  cité  aussi  importante.  Deux  exem- 
ples suffiront  pour  montrer  quelles  lu- 
mièies  nouvelles  elles  jettent  sur  l'his- 
toire générale  du  moyen  âge  et  sur  celle 


des  lettres  aussi  bien  que  de  la  politique 
nationale. 

Mais  d'abord  un  mot  d'explication  sur 
le  nom  donné  à  la  Chronique  découverte 
par  M.  Paulin  Paris,  membre  de  l'Insti- 
tut et  l'un  des  employés  de  la  Bibliothè- 
que royale  -,  elle  avait  été  signalée  par 
lui  dans  son  Romancero  Français.  «  Nous 
l'avons  appelée,  dit-il ,  la  Chronique  de 
Reims  ^  parce  que  les  détails  minutieux 
qu'on  trouve  dans  ce  curieux  monument 
sur  l'échevinage  de  Reims ,  le  sacre  des 
rois  et  les  démêlés  de  l'archevêque  Henri 
de  Braine  avec  les  bourgeois,  ne  peuvent 
se  rencontrer  que  chez  un  historien  du 
diocèse,  sinon  de  la  ^>ille  de  Reims.  » 

M.  Louis  Paris  ne  pouvait  donc  mieux 
faire  que  de  consacrer,  par  une  excel- 
lente publication,  le  nom  que  la  chroni- 
que avait  reçu  de  son  frère  •  et  ces  deux 
écrivains  champenois  ont  également  bien 
mérité  de  leur  ville  natale.  J'aime,  je 
l'avoue ,  ce  patriotisme  qui  attache  un 
nouveau  fleuron  à  l'histoire  d'une  cité, 
s'intéresse  à  l'illustration  de  ses  annales 
et  compte  les  intérêts  de  la  science  lo- 
cale au  nombre  des  véritables  intérêts 
municipaux. 

Nous  avons  dit  que  notre  histoire  po- 
litique trouverait  de  précieux  éclaircis- 
semens  dans  la  publication  de  M.  Louis 
Paris  :  en  voici  la  preuve  à  propos  d'une 
question  bien  controversée.  On  connaît 
la  belle  allocution  de  Philippe-Auguste 
avant  la  bataille  de  Bouvines ,  lorsqu'il 
offrit  la  couronne  au  plus  digne,  et  pro- 
voqua par  celte  offre  inattendue  le  refus 
et  l'enthousiasme  de  ses  barons.  M.  Aug. 
Thierry ,  dans  ses  Lettres  sur  Vhistoire 
de  France,  suspectant  avec  beaucoup  de 
raison  le  désintéressement  du  monarque, 
mais  oubliant  son  habileté ,  qui  ne  fut 
jamais  sans  magnanimité  ni  sans  coura- 
ge, traita  de  scandale  historique  la  po- 
pularité de  celle  scène  pleine  de  gran- 
deur. Rien  assurément  n'en  démontrait 
la  fausseté  ,  et  ce  motif  aurait  dû  rendre 
l'auteur  plus  indulgent  pour  le  pauvre 
moine  dont  la  chronique  contemporaine 
mentionne  pour  la  première  fois  l'action 
attribuée  à  Philippe-Auguste.  Le  chro- 
niqueur en  question ,  habitant  au  fond 
des  Vosges  ,  éloigné  du  royaume  de 
France  et  du  théAtre  des  événemens,  n'é- 
tait sans  doute  pas  à  l'abri  d'un  soupçon 


LA  CHRONIQUE  DE  RAINS.  81 

d'erreur.  Mais  aujourd'hui  le  doute  mê- 
me est  levé;  car  la  Chronique  de  Reims , 
à  peu  près  contemporaine  et  écrite  dans 
le  nord  de  la  France  par  un  homme  t  à 
qui  on  ne  peut  contester  d'avoir  vécu 
parmi  les  plus  éminens  personnages  de 
l'époque,  s  vient  confirmer  de  son  témoi- 
gnage irrécusable  la  vérité  d'une  des  plus 
belles  pages  de  notre  histoire. 

Grâces  donc  soit  rendues  à  M.  Louis 
Paris,  qui  nous  apporte  une  preuve  aussi 
péremptoire  et  aussi  désirée.  C'est  un 
devoir  pour  chacun  de  l'avoir  tout  en- 
tière sous  les  yeux.  Voici  comme  s'ex- 
prime le  chroniqueur  de  Reims  : 

«  Au  diemanche  matin  li  rois  se  leva  et 
fist  sa  gent  issir  de  Tourney  armes  et 
banières  desploijés ,  et  ses  araines  sou- 
nans ,  et  ses  escièles  ordenées.  Et  tant 
errèrent  qu'il  vinrent  a  1  pouciel  qu'on 
apièle  le  pont  de  Bouvines  j  et  si  avoit 
une  capièle  ou  li  rois  tourna  pour  oïr 
messe  ,  car  il  estoit  encore  matin  ,  et  le 
canta  li  vesqùes  de  Tournay.  Et  li  rois  oï 
messe,  tous  armes.  Et  quant  la  messe  fu 
dite,  si  fist  li  rois  aporter  pain  et  vin,  et 
fist  tailler  des  soupes  et  en  manga  une. 
Et  puis  dist  à  tous  céans  qui  entour  lui 
estoient  :  «  Je  proi  à  tous  mes  boins  amis 
qu'il  mangascent  avoec  moi,  en  ramau- 
brance  des  xii  apostles  qui  avoec  nostre 
Signour  burent  et  mangièrent.  Et  s'il  en 
y  a  nul  qui  pense  mauvaistié  ne  treche- 
rie,  si  ne  s'i  aproce  mie.  > 

«  Lors  s'avancha  un  sire  Engherrans 
de  Couchi  et  prist  la  première  soupe.  Et 
li  quens  Gauthiers  de  Saint-Pol  la  secon- 
de ,  et  dist  au  roi  :  —  <  Sire ,  wi  en  c'est 
jour  vera  on  qui  icrt  traitres  !  »  —  Et  dist 
ces  paroles  pour  çou  que  il  savait  bien 
que  li  rois  l'avoit  en  souspeclion  ,  por 
mauvaises  paroles.  Et  li  quens  de  5an- 
cerre  prist  la  tierce  et  tous  li  autre  ba- 
ron après,  et  i  ot  si  grant  presse  qu'il  ne 
porent  tous  avenir  au  hanap.— Et  quant 
li  rois  vit  çou  si  en  fu  moult  lies  et  lor 
dist  :  <  Signeur  vous  iesles  tout  mi  home, 
et  je  suis  voslrc  sires,  quels  que  je  soie, 
et  vous  ai  moult  amés,  et  portés  grant 
honneur,  et  donnr  don  mien  largement 
et  ne  vous  lis  onkes  tort  ne  desraison  , 
ains  vous  ai  toujours  menés  par  droit. 
Pour  <jou,  si  prie  à  vous  tous  quo  vous 
'tardés  w  i  mon  cors  et  m'ouneur  et  la 
vostre.  El  se  vous  vécs  que  la  corone  soit 


82 


LA  ciiiioMguu:  di-:  rains. 


iiiius  emploie  en  l'iiii  de  vous  qu'en  moi, 
je  iiii  olroi  volculiers  el  le  voel  de  Loin 
Ciicr  ei  de  boint^  volcnlc.  » 

<  (Jiiant  li  baron  l'oirenl  eiisi  parb^r, 
si  comencièrenl  à  plorer  de  pilit^  et  di- 
sent :  «  Sire,  pour  Dieu  niercln  !  nous  ne 
volons  roi  se  vous  non  !  Or  clievauciés 
hardieuient  contre  vos  aiiemis ,  cl  nous 
sommes  tous  apparelliéc  de  mourir  avoec 
vous(l)!  > 

l'armi  les  lacunes  historiques  que  la 
Chronique  de  Reims  permet  de  combler, 
nous  pourrions  cilei-  encore  une  guerre 
de  llicbard  (iu'ur-de-Lion  contre  les  Es- 
pagnols, qui  n'est  mentionnée  par  aucun 
hislorien.  Mais  (|u'est-cc  qu'une  guerre 
de  plus  au  milieu  de  tant  d'aulres  guer- 
res ,  de  tant  de  faits  d'armes  et  de  ba- 
tailles qu'on  rappelle  année  par  année, 
et  qu'on  enregistre  si  scrupulensemcnl  ? 
La  physionomie  guerroyante  de  Richard 
est  assez  connue  j  cherchons  plutôt  en 
lui  le  troubadour,  le  i^entius  hotii  et  Le 
granC  sires  ^  prisonnier  du  duc  d'Autri- 
che, el  délivré  par  le  ménestricr  Rlondei. 
Certes ,  on  se  récrie  depuis  long-temps 
contre  le  mérite  exagéré  des  poètes  et 
des  chroniqueurs  du  moyen  Age.  Je  ne 
veux  pas  examiner  tout  ce  que  leur  litté- 
rature a  perdu  à  être  exploitée  par  l'igno- 
rance ou  le  cliarlatanisme  ;  mais  je  sais 
qu'on  m'opposera  difiicilement  un  récit 
plus  naïf  et  mieux  accidenté  que  celui 
où  l'on  voit  Rlondiaus  le  ménestrel  à  la 
recherche  de  Richard ,  arrivant  en  Au- 
triche au  pied  d'un  château -fort,  gagnant 
les  bonnes  grûccs  du  chAteiain  ,  el  dé- 
couvrant la  prison  de  son  maître;  puis, 
de  retour  en  Angleterre  ,  annonçant  aux 
barons  qu'il  a  retrouvé  le  roi,  dont  la  li- 
berté ne  peut  être  achelée  qu'au  prix 
d'une  rançon. 

^ous  nous  laissons  aller  au  plaisir  de 
donner  tout  ce  récit,  persuadé  que  le 
lecteur  nous  en  saura  (pielque  gré.  (^)uant 
à  sa  valeur  hisloricjue,  elle  est,  ou  peut 
dire,  inappréciable,  puisque  ce  récit  (îst 
le  seul  témoignait;  autiHinlicpie  ((\ii  nous 
soiL  parvenu  de  la  découverlc  de  Richard 
par  son  ménestrel. 

L'intérêt  (pu  s'attache  au  caractère  de 
ce  dernici'  mérite  (juelc|ues  mois  de  bio- 
graphie : 

(1)  Cliap,  XX,  p.  140. 


Rlondei,  dit  M.  Louis  Paris,  surnommé 
de  I\'csles,  du  lieu  de  sa  naissance,  a  été 
l'un  des  chansonniers  les  plus  estimés 
du  douzième  siècle  j  son  dévouement  au 
roi  d'Angleterre  n'a  été  connu  jusqu'à  ce 
jour  (jiie  par  le  récit  du  président  Fau- 
chet,  dans  son  livre  des  Anciens  poêles 
français. 

«  J'ai  une  bonne  chronique  Irançoise, 
dit-il,  qui  dit  que  le  roy  Richard  ayant 
eu  querelle  outre-mer  contre  leducd'Aus- 
triche,  n'osant  passer  par  l'Allemagne 
en  estai  cogneu,  et  encore  moins  par  la 
France,  pour  le  doute  qu'il  avait  de  Phi- 
lippe-Auguste, se  déguisa,  etc »  Fau- 

chet  cite  ensuite  un  assez  long  extrait  de 
sa  chronique,  qui  s'accorde  de  tout  point 
avec  la  nôtre  :  le  style  en  est  seulement 
plus  jeune.  L'auteur  de  l'article  Dlondei, 
dans  la  Biographie  Michaud ,  dit  que 
cette  chronique  de  Fauchet  fut  écrite 
en  1455:  et  il  est  à  remarquer  qu'on  a 
souvent  élevé  sur  la  réalité  de  ce  précieux 
épisode  des  doutes,  en  raison  seulement 
du  défaut  de  monumens  à  peu  près  con- 
temporains. La  publication  de  la  Chro- 
nique de  Reims  détruira  complètement 
la  force  de  cet  argument  négalif.  —  De 
toutes  les  chansons  que  Rlondei  a  com- 
posées, il  n'en  reste  que  vingt-neuf:  elles 
se  trouvent  à  la  Ribliothèque  royale  , 
Cabinet  des  Manuscrits.  —  Sinner,  dans 
ses  Extraits  de  <iuelques  poésies  des  dou- 
zième et  treizième  siècles^  cite  une  admi- 
rable chanson  du  roi  Richard,  que  M.  Pa- 
ris a  publiée  dans  son  édition  de  Yille- 
hardouin.  il  l'avait  composée  en  prison 
dans  les  états  du  duc  d'Aulrichc.  \oici 
le  chapitre  de  sa  chronique  : 

CHAPITRE  VIII. 

Cornent  ti  rois  Kicars  fu  mis  liors  de  prison  par 
Dlondiel  le  incneslrel. 

«  Dés  oremais  vous  dirons  del  roi  Ri- 
chart  que  li  dus  d  Osterriche  tenoit  en 
prison  ;  et  ne  savoit  nus  nouvieles  de  lui, 
fors  seulement  li  dus  et  ses  consaus.  Si 
avint  qu'il  avoit  longuement  tenu  1  mé- 
nestrel.  qui  nés  cstoit  deviers  Artois,  cl 
avoit  anom  Rlondiaus.  Cius  afferma  en 
soi  qu'il  qucrroil  son  seigneur  par  ti)Utes 
terres  tant  qu'il  l'auroit  trové  ou  qu'il 
eu  oroit  novièles.  VA  se  mist  en  chemin 
et  tant  cira  1  un  jour  et  Pautrc,  par  laid 


LA  CHRONIQUE  DE  RÂINS. 


83 


et  par  biel,  qu'il  ot  demouré  an  el  demi,  | 
n'onques  ne  pot  oïr  nouvièle  del  roi.  Et  j 
tant  aventura  qu'il  entra  en  Osterriclie 
ensi  comme  aventures  le  menoit.  Et  vint  | 
droit  au  casliel  où  li  rois  estoit  en  pri-  I 
son.  et  se  hiébrega  ciès  une  vaine  femme, 
et  li  demanda  à  cui  cis  castiaus  estoit, 
qui  tant  estoit  biaus  et  fors  et  bien  séans? 
Li  ostesse  respondi  et  dist  qu'il  estoit 
au  dus  d'Osterricbe.  —  <i  O  bièle  ostesse, 
dist  Blondiaus,  a-il  ore  nul  prisonier  de 
dens?  —  Cierles,  dist-elle.  oil .  un  qui  ja 
estoit  bien  a  llll  ans  :  mais  nous  ne 
poons  savoir  qui  il  est  ciertainement. 
Mais  en  le  garde  moult  sougneusement  et 
bien  espérons  qu'il  est  gentius  liom  et 
grant  sires.  »  Et  quant  Blondiaus  entendi 
ces  paroles  si  fu  merveilles  liés  et  li  sem- 
J)la  en  son  cuer  qu'il  avoit  trouvé  çou 
qu'il  quaroit.  Mais  ains  ne  fist  semblant 
al  ostesse.  La  nuit  dormi  et  fu  aise  et 
quantil  oi  legaite  corner  lejour  si  se  leva 
et  ala  à  l'église  proijer  Dieu  .  qu'il  li  ai- 
dast;  et  puis  vint  au  castiel  et  s'accointa 
au  caslelain  de  laiens  ,  et  dist  qu'il  es- 
toit menestreus  de  viièle  et  volontiers 
deraouroit  avoec  lui,  s'il  lui  plaisoit.  Li 
castelains  estoit  jouenes  chevaliers  et 
jolis  et  dist  qu'il  le  retentoit  volentiers. 
Adonc  fu  liés  Blondiaus  et  ala  querre  sa 
viièle  et  ses  nestrumens  j  et  tant  servi  le 
castelain  qu'il  fu  moult  bien  de  laiens  et 
de  toute  la  maisnie  et  moult  plot  ses  sier- 
Tîces.  Ëusi  demoura  laiens  tout  l'iver, 
onques  ne  ne  pot  savoir  qui  li  prisoniers 
esloit.  Et  tant  qu'il  aloit  1  jour  es  liestes 
de  Pasques  par  le  jardin  qui  estoit  lès 
la  tour,  et  regarda  enlour.  savoir  se  par 
aventure  poroit  veoir  le  prisonnier.  Ensi 
comme  il  estoit  en  celle  pensée,  li  rois 
regarde  et  vit  Blondiel  et  pensa  coment 
il  se  feroit  à  lui  conoistrc  ;  et  li  souvint 
d'une  cancbon  qu'il  avoient  fait  entr'- 
eaux  deux ,  que  nus  ne  savoit  fors  que 
eux  deus.  8i  comenclia  haut  et  clèrement 
à  canter  le  premier  vier.  car  il  cantoit 
très  bien.  Et  quand  Blondiaus  l'oï,  si  sot 
ceriainement  que  c'estoit  ses  sires.  Si  ot 
a  ruer  le  plus  granl  joie  qu'il  ot  onques 
mes  à  nul  jour.  Et  se  parti  maintenant 
dou  vergier  et  entra  en  sa  cambre  oii  il 
gisoit  ,  el  prist  sa  viièle  et  comruclia  ù 
vicier  une  note  ,  et  en  violant  se  déliloii 
de  son  signeur  qu'il  avoit  trouvé.  Ensi 
demoura    Blondiaus    desclù    à    Tenle- 


consle,  et  si  bien  se  couvri  que  nus  ne  se 
pierchut  de  son  affaire.  A  dont  vint  Blon- 
diaus au  caslelain  et  lui  dist  :  <  Sire,  s'il 

<  vous  plaist ,  je  me  iroie  volentiers  en 

<  mon  pays  ,  car  lonc  tans  a  que  je  n'i 

<  fui.  —  Blondiel  bieau  frère  ,  ce  dist  li 
c  castelains  ,  ce  ne  ferez  vous  mie  ,  se 
«  vous  m'en  crées.  Mais  demorés  encore 
i  et  je  vous  ferai  grant  bien.  —  Ciertes , 
«  sire  ,  dist  Blondiaus  ,  je  ne  demouroie 
i  en  nule  manière,  y  Quant  li  castelains 
vit  qu'il  ne  le  pooit  retenir,  si  li  oclria 
le  congier  et  li  donna  boineroncbinoeve. 
A  tant  se  parli  Blondiaus  dou  caslelain 
et  ala  tant  par  ses  journées  qu'il  vint  en 
Engictère  et  dist  as  amis  le  Roi  et  as  ba- 
rons, où  ii  avoit  le  Roi  trouvé  et  coment. 
Quant  il  orent  entendu  ces  nouvièles  si 
en  furent  mouU  liés.  Car  li  rois  estoit  li 
plus  larges  chevaliers  qui  onques  cauçast 
esporon.  Kl  prisent  consel  enlr'aus  qu'il 
cnvoieroient  en  Osteriche  au  duc  pour 
le  roi  raiiembre  ;  et  eslurent  11  cheva- 
liers qui  la  iroient.  des  plus  vaillans  et 
des  plus  sages.  Et  tant  alèrent  par  lor 
journées  qu'il  vinrent  à  Osteriche  au  duc 
et  le  trouvèrent  en  1  sien  castiel  et  le 
saluèrent  de  por  les  barons  d'Englelerre 
et  li  disent:  <  Sire,  il  vous  mandent  et 
prient  que  vous  prendés  de  lor  signor 
raenchon  :  et  il  vous  en  douront  tant 
qu'il  vous  venra  en  gré.  >  Li  dus  lor  res- 
pondi qu'il  s'en  conselleroit  ;  et  quant  il 
s'en  fu  conselliés  si  dist  :  i  Signeur  se  vous 
le  volés  ravoir,  il  le  vous  convient  raca- 
ter  de  11.  cens  mil  mars  d'eslerlins;  et 
si  n'en  reprendés  plus  ma  parole,  car  ce 
seroit  paine  pierdue.  —  A  tant  prisent 
si  message  congiet  au  duc,  et  disent  que 
ce  reporteroient  il  as  barons  et  puis  si 
en  eussent  consely.  Adont  revinrent  en 
Englelere,  el  disent  as  barons  çou  que  si 
dus  lor  avoit  dit.  Et  il  disent  que  jà 
pour  çou  ne  demouroil.  Adonc  fisenl 
apresler  lor  raenchon  el  le  fisent  en- 
voier  au  duc.  Et  li  tlus  délivra  le  roi. 
Mais  anchois  si  list  douner  boine  sûreté 
que  jamais  il  n'en  seroit  moliesté. 

<  Ensi  avinl  (jue  11  rois  Richars  fu 
raiiens  ;  el  fu  recheus  en  Engleterre  a 
grant  honneur  ;  mais  sa  terre  en  fut 
moult  grevée  elles  églises  del  règne, 
car  il  lor  convint  mellrc  jusques  as  ca- 
lices, et  cantèrcnt  loue  tans  en  calisccs 
d'eslain.  • 


84 


BULLETINS  BTBl 


Tel  est  le  passage  plein  de  f:^rAce  el  de 

fraîcheur  qui  confirme  nn  trait  histo- 
rique di:,'n('  d'rtrc  pronv(^  par  un  tel  rc- 
cit  :  l'aventure  fort  contestt'e  jusqu'à 
nos  jours  de  lUondel  le  nn^nestrel  et  du 
roi  l\ichard.  ^lal^ré  la  ctMchre  romance 
connue  de  tous:  C)  Ilicluird/  ô  mon  liai/ 
elc,  l'histoire,  qui  ne  s'en  rapporte 
qu'aux  titres  autlientiques,  aurait  pu 
mettre  en  doute  le  dùvoùment  du  géné- 
reux trouvère  et  le  reléguer  dans  le  do- 
maine des  lictions  clievaleresques.  C'est 
ce  qu'a  fait  Uapin  Tlioyras.  En  racontant 


JOGRAPHTQUES. 

la  captivité  de  lUchard-Cœur-de-Lion, 
il  ne  daigne  pas  m^me  faire  mention  de 
son  ménestrel.  Aujourd'hui  cette  omis- 
sion n'est  plus  permise,  grAce  à  la  pu- 
hlication  de  la  Chroni<iue  de  Reims.  Pour 
la  mémoire  de  Blondel  comme  pour  la 
scéiMî  vraiment  homérique  de  Philippe- 
Auguste  à  Bouvines,  les  faits  sont  rétablis 
sous  leur  véritable  jour  ;  et  ces  faits,  sans 
doute,  parlent  assez  haut  pour  constater 
les  services  rendus  à  la  science  par  leur 
éditeur. 

Ràimond  Thomassy. 


GRAMM.MRE  GRECQUE  ,  accompagnée  d'exercices 
et  de  questionnaires,  par  Hemu  Co:ignbt  ,  cha- 
noine de  Soissons  ,  el  de  la  Sociélé  Asiatique  do 
Paris.  A  la  librairie  de  Périsse  frères,  à  Paris  et 
ù  Lyon  ;  prix  :  3  fr. 

C'est  avec  plaisir  que  nous  voyons  un  livre  aussi 
utilo  sortir  des  mains  d'un  membre  du  clergé;  il 
suffit  en  effet  de  jeter  les  yeux  sur  la  grammaire  de 
M.  Congnet  pour  distinguer  tous  les  avantages  qu'elle 
offre  sur  les  autres  grammaires  dont  on  se  sert  dans 
les  classes.  Nous  allons  les  énoncer  ici  succincte- 
ment. 

Comme  cette  grammaire  éîcmenlaire  et  complète 
est  destinée  en  même  temps  aux  élevés  el  aux  pro- 
fesseurs, trois  lettres  marginales  indiquent  ce  quo 
les  uns  el  les  autres  doivent  apprendre  ou  passer 
sous  silence  dans  leurs  premières  leçons.  A  la  lin  de 
cliaque  chapitre  se  trouvent  des  questionnaires  fort 
bien  faits  ,  qui  ont  pour  but  de  s'assurer  si  les  élè- 
ves ont  bien  compris  les  règles,  et  qui  les  aident  à 
les  appliquer.  —  Les  matières  aussi  nous  ont  paru 
mieux  distribuées. 

La  deuxième  partie  de  l'ouvrage,  ou  la  syntaxe ^ 
correspond  avec  la  première  ,  chapitre  par  chapitre, 
article  par  article,  avantage  qui  ne  se  trouve  dans 
aucune  autre  grammaire.  La  disposition  typographi- 
que n'est  pas  à  dédaigner  dans  une  grammaire.  Ici 
rien  n'a  été  épargné  ,  aucun  sacrifice  n'a  coûté  pour 
arriver  ù  parler  aux  yeux  de  l'cnfatit.  On  peut  exa- 
miner la  disposition  des  déclinaisons,  des  paradig- 
mes des  verbes  ,  des  prépositions ,  etc.  Cette  gram- 
maire offre  toutes  les  ressources  possibles  pour  les 
thiv\e%  aussi  bien  que  pour  les  versions.  La  .syntaxe 
offre  pour  les  thèmes  une  heureuse  innovation  :  sous 
le  titre  de  formules  supplëmtnlairet  y  M.  Congncl 
donne  à  la  fin  de  chaque  chapitre  des  règles  pour 
traduire  du  Irunçais  en  grec.  Les  travaux  des  Mal- 
ihaîi  el  des  huhner  y  ont  été  mis  à  la  portée  des  éco- 
liers. —  Ainsi  s'explique  le  succès  de  cet  ouvrage 
classique.  Plusieurs  petits  séminaires  ou  pension- 
nats à  Paris  ,  Verdun  ,  Beauvais ,  Laon  ,  Versailles , 
Meaux  ,  Reims,  Chùlons ,  Soissons,  Liesse,  Mont- 
cosnel ,  Fismes  ,  OuIchy-le-Chàtcau,  Nantes,  Avon, 


Chauny,  etc.,  l'ont  adoptée  pour  renseignement. 
Les  missionnaires  du  Canada  Pont  introduite  dans 
leurs  collèges.  Des  hellénistes  disliogués  de  la  capi- 
tale ,  des  inspecteurs  de  l'Académie  de  Paris  l'ont 
accueillie ,  aussi  nous  ne  doutons  pas  qu'elle  ne  soit 
bientôt  admise  par  le  Conseil  royal  de  l'Instruc- 
tion publique. 


LE  PIEUX  HELLÉNISTE  sanctifiant  la  journée 
par  la  prière  ,  par  Henri  Congnbt  ;  à  la  librairie 
classique  de  Périsse  frères,  à  Paris  et  à  Lyon. 
Vol.  in-32  ;  prix  :  1  fr.  23. 

C'est  une  bonne  idée  que  d'avoir  composé  ce  petit 
manuel  ;  il  ne  peut  qu'être  agréable  aux  hellénistes 
qui  commencent  déjà  à  comprendre  le  grec,  et  il 
leur  sera  même  utile  pour  se  rendre  la  langue  fami- 
lière. On  trouve  dans  cet  opuscule  les  prières  du 
matin  et  du  soir  et  des  principaux  exercices  de  la 
journée ,  l'ordinaire  de  la  messe  ,  la  passion  de  N.-S. 
Jésus-Christ ,  les  prières  pour  la  bénédiction  du 
Saint-Sacrement ,  les  principales  hymnes  et  proses 
de  l'Église,  la  dévotion  à  la  Bainle-Vierge,  et  enfin 
les  vêpres  du  dimanche. 


GRAMMAIRE  GRECQUE  ,  ou  Exposition  analytique 
et  complète  des  élémens  de  la  langue  grecque  , 
avec  syntaxe  ,  suivie  d'un  traité  entièrement  neuf 
sur  la  formation  des  mots  ;  par  l'abbé  Jules  Quod, 
professeur  de  langue  grecque  au  petit  séminaire 
de  Toulouse  ;  cartonnée  ,  2  fr.  iiO;  typographie  de 
J.-B.  Paya,  à  Toulouse.  Toulouse,  J.-B.  Paya, 
imprimeur-libraire,  hôtel  Castellano  ,  et  au  petit 
séminaire.  —  ll],"l). 

Comme  M.  l'abbé  Congnel ,  M.  l'abbé  Quod  a 
donné  une  grammaire  qui  prouve  des  études  sé- 
rieuses sur  la  constitution  intime  de  la  langue  grec- 
que. M.  Quod  n'a  pas  trailé  avec  autant  d'étendue 
toutes  les  parties  de  la  syntaxe,  mais  ce  qu'il  en  a 
(lit  suffit;  il  a  voulu  faire  une  grammaire  claire, 
courte  et  eompUle  pour  les  commençans ,  et  les 
juges  les  plua  éclairés  ont  trouvé  qu'il  avait  réussi. 


L'UNIVERSITÉ 

CATHOLIQUE. 


Mm($  j^tj^$x^{0èx<\\i($^ 


COURS  DE  PSYCHOLOGIE  CHRÉTIENNE. 


Quatrième  leçon  (!}. 

Récapitulation.  —  Des  états  de  l'àrae  où  nos  actions 
revêtent  un  caractère  moral  en  l'absence  de  la  li- 
berté et  du  libre  arbitre.  —  Éclaircissement  sur 
les  prévarications;  la  prévarication  considérée 
dans  son  essence  ,  dans  ses  rapports  et  dans  ses 
conséquences;  de  la  prévarication  des  anges; 
mythe  de  la  chute  de  Lucifer  ;  de  la  prévarication 
de  rhomme  primitif;  de  ses  conséquences;  i^ses 
conséquences  de  rapport;  2»  ses  conséquences 
subjectives;  S»  ses  conséquences  objectives;  des 
causes  fmales  et  du  triomphe  de  la  justice  et  de  la 
miséricorde.  —  De  Tivresse.  —  Du  sommeil  ma- 
gnétique. 

Dans  notre  dernière  leçon  nous,avons 
examiné  cet  état  de  l'Ame,  où  la  liberté 
et  le  libre  arbitre  se  trouvent  interrom- 
pus par  des  causes  naturel! es.  L'iiorame 
étant  ainsi  privé  de  son  caractère  dislinc- 
l'il'  (i'ùlve  intelliiient  et  moral,  n'est  plus 
un  agent  responsable,  parce  que  la  vo- 
lonté (si  m^me  elle  conserve  une  certaine 
action  difficile  h  constater)  n'est  pins 
éclairée  par  la  mémoire  et  par  Tenten- 
flement,  et  par  conséquent  il  n'y  a  plus 
«le  responsabilité  morale  possible.  Il  sera 
peiit-élre  ulile  de  répéter  ici  qu'en  par- 
iant de  causes  naliircLlcs ,  nous  avons 
employé  le  mot  naturelle  à  défaut  d'une 
épitlièle  plus  propre  ;   non  pas  comme 

(t)  Voir  a  iir  leçon,  n'  il,  l.  tii  ,  p.  -551. 
fujiM  VIII.  —  rk"  \\.  IÔ5'v>. 


synonyme  de  physique,  mais  dans  son 
sens  le  plus  étendu,  comme  indiquant 
l'universalité  des  êtres  sortis  du  sein  de 
Dieu,  qui  est  l'unité  primitive  et  lecentre 
absolu.  Ainsi,  nous  n'avons  pas  borné 
notre  examen  à  l'influence  du  sommeil , 
de  l'évanouissement,  du  délire  et  de  cer- 
taines affections  analogues  ;  nous  avons 
abordé  la  question  des  causes  purement 
spiriluellas.  Dans  nos  observations  sur 
cette  matière  intéressante ,  nous  avons 
essayé  d'éclairer  notre  sujet  par  des  con- 
sidérations pathologiques  ,  paria  tradi- 
tion générale  et  par  l'enseignement  de 
l'Eglise. 

Il  existe  une  seconde  cat^^orie  des 
états  de  l'Ame,  où  elle  se  trouve  aussi 
privée  de  la  liberté  et  du  libre  arbitre, 
mais  avec  cette  différence  très  impor- 
tante, que  ces  états  sont  précédés  d'une 
prévarication  personnelle  ;  et  que  ,  par 
conséquent,  celui  qui  les  provoque,  celui 
qui  les  invite  ou  qui  les  permet,  reste 
responsable  de  tout  le  désordre  qui  peut 
en  résulter. 

La  circonstance  distinclive  ici,  c'est 
la  prévarication  préalable^  j  or,  avant  de 
commencer  notre  examen  de  l'état  de 
l'Ame  sous  rmflneuce  de  ces  niodilica- 
lious  qui  résultent  de  l'action  de  l'ivresse 
cl  du  sommeil  magnétiiiue,  il  sera  peut- 
être  couYcnable  do  prébculof  «luelqucs 

c 


S6 


COURS  DE  rSYCTIOI 


observations  sur  les  prévarications  en 
i;i^néral ,  dans  leur  essence,  dans  leurs 
rapports  et  dans  hMirs  cons(''qucnces. 

L'iiomnie,  rtre  libre  el  moral,  est  pour 
nous  un  fait,  dont  il  ne  nous  ai)partient 
nullenicnt  de  ciiorcher  la  raison.  Pour- 
quoi Dieu  a-t-il  trouve  bon  de  soumettre 
à  une  certaine  l'épreuve  non  seub^uent 
l'bomnic,  mais  les  anges  mcnies  V  c'est 
iiuo  fiurstion  qui  dépasse  les  forces  de 
noire  entendenienl.  IMus  d'une  inlelli- 
gence  puissante  a  failli  en  tenant  la  ba- 
lance entre  la  liberté  de  l'iiomme  et  la 
préscience  de  Dieu.  Il  nous  suffit  donc 
de  savoir  que  l'iiomme  étant  libre  est 
tombé  par  sa  faute. 

Si  nous  envisageons  la  prévarication 
dans  son  essence  ,  nous  verrons  ,  qu'en 
dernière  analyse  ,  elle  se  réduit  ù  une 
rspèce  d'impossibilité  malbémati([n(î,  — 
à  un  îioii'scus ,  comme  tout  ce  qui  est 
en  dcbors  de  l'ordre.  C'est  la  partie  qui 
se  pose  comme  égale  au  tout;  la  volonté 
de  la  créature  qui  s'érige  contre  la  vo- 
lonté suprtïmc.  Cette  a])surdité  se  con- 
çoit dans  riiomme  décliu  ,  à  cause  de 
Taveui^lement  qui  le  caractérise;  mais 
que  les  anges ,  que  l'homme  innocent  ait 
pu  s'insurger  contre  la  puissance  divine, 
c'est  une  chose  que  nous  ne  pouvons  pas 
môme  concevoir.  Tout  ce  que  nous  pou- 
Tons  dire  lâ-d(i5sus,  au  point  de  vue 
philosophique,  c'est  que  la  prévarica- 
tion est  nécessairement  renfermée  dans 
la  liberté,  in  potentiel.  La  prévarication 
de  l'homme  diffère  de  celle  des  anges 
dans  l'espèce  ;  mais  ce  qu'elles  ont  en 
commun,  c'est  la  trahison  euvcis  le  chef 
légitîttie ,  et  la  soumission ,  directtî  ou 
indirocle,  à  celui  qui  s'arroge  ces  préro- 
?i,ativcs  ,  et  c'est  là  le  point  de  vue  prin- 
cipal sous  lequel  nous  l'envisagerons. 

La  prévarication,  quant  à  l'homme, 
envisagée  dans  ses  rapports  objectifs  et 
subjectifs  ,  dépend  ,  en  quelque  sorte  , 
cl''une  prévarication  antérieure.  L'ensei- 
gncnieni  calîioliciuc  nous  donne  l'hislo- 
rique  de  ce  malheur,  et  nous  expliqua 
comment  Thommc  s'est  laissé  entraîner 
par  les  séductions  d'un  C-Arc  dont  la  na- 
ture était  bien  supérieure  à  la  sienne. 

Avant  la  cîn't'^  de  l'homme  ,  il  y  avait 
dé  'e  spirituel  une  per- 

lur.auoii  iLini.'.e  ,  iail  dcnl  nous  trou- 
vcn^i  des  trac:.'",  non  n.ulcmc^ii  dans  la 


OCTR  CTÎRÉTTENNE, 

mythologie  grecque,  mais  aussi  dans  les 
théogonies  de  l'Kgypte  et  de  l'Inde;  on 
pouriail  même  ajouter  dans  les  tradi- 
tions de  tous  les  peuples. 

11  existe  sur  cet  le  matière  une  ancienne 
tradition  que  nous  rapporterons  ici  sans 
chercher  à  en  établir  ni  l'origine;  ni  la 
valiMU-  ;  c'est  le  mythe  de  la  chute  de 
Lucifer  :  on  y  trouvera  au  moins  une 
pensée  profonde 

Au  point  de  vue  purement  subjectif 
(abstraction  faite  de  tout  enseignement  ) 
nous  concevons  Dieu  réalisant  en  dcdiors, 
dans  l'ordre  fini,  les  types  de  sa  divine 
essence  Or,  par  la  révélation,  nous  sa- 
vons que  la  nature  divine  est  trinaire  ; 
que  le  Père  a  généré  le  Fils,  et  que  du 
Père  et  du  fils  procède  le  Saint  Esprit, 
Voici  donc  le  mythe  dont  nous  venons 
de  parler;  il  rentre  toul-à-fait  dans  celte 
idée  ,  et  nous  donne  la  clef  de  la  préva- 
rication primitive. 

La  première  réalisation  objective  de 
l'idée  divine,  a  été  la  création  des  intel- 
ligences célestes.  Toute  création  ayant 
pourbut  une  manifestation  de  la  gloire  de 
Dieu  ,  nous  ne  voyons  là-dedans  qu'une 
reproduction  ,  dans  l'ordre  lini ,  de  cer- 
tains types  qui  ont  existé  de  toute  éter- 
nité. La  création  étant,  en  résumé,  l'er- 
jfression  de  l'idée  divine,  le  premier  acte 
de  sa  toute-puissance  a  été  la  création 
des  anges,  et  à  la  tète  des  trois  premières 
hiérarchies  se  trouvaient  trois  êtres  d'une 
perfection  transcendante.  ÏMichaël,  l'ange 
de  la  puissance  et  le  prince  des  légions 
célestes,  représentait  la  première;  per- 
sonne de  la  très  sainte  Trinité.  A  la  tèle 
de  la  seconde  hiérarchie  se  trouvait  Lu- 
cifer, l'ange  de  la  lutnicrc  el  de  la  jta- 
role ,  représentant  dans  l'ordre  fini  les 
perfections  el  les  attributs  du  Verbe,  la 
seconde  personne  de  la  très  sainte  Tri- 
nité, (iabriel,  l'autre  de  la  vie,  (|ui  figu- 
rait la  puissance  vivifiante  de  l'Esprit 
saint ,  se  trouvait  à  la  tète  de  la  troisième. 
Les  anges  ,  par  un  ])rivi!ége  spécial  de 
leur  nature,  étant  initiés,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  dans  les  conseils  de  Dieu, 
avaient  connaissance  de  l'incarnation  fu- 
ture du  Verbe.  Ils  savaient  que  ce  mys- 
tère devait  s'accomplir  dans  une  créalure 
de  race  inférieure  ;  et  Lucifer,  l'ange  du 
\  erbe  ,  regardant  cette  assimilation  à  la 
ualurc  divine,  d'uuc  nature  iuféricurc, 


rAR  M.  J.  STEINMETZ. 


S7 


comme  un  tort  fait  à  lui  et  à  vSon  ordre , 
conçut  dans  l'aveuglement  de  son  or- 
gueil le  projet  insensé  de  s'asseoir,  par 
la  force,  sur  le  trône  de  la  puissance  su- 
prême. 

Sans  vouloir  examiner  l'autorité  de 
cette  tradition ,  nous  observerons  que, 
dans  le  point  essentiel  ,  elle  est  parfai- 
tement d'accord  avec  l'enseignement  for- 
mel de  l'Eglise.  La  chute  de  l'homme  a 
été  certainement  précédée  par  celle  des 
anges;  et  dans  cette  prévarication  pri- 
mitive ,  celle  de  notre  race  trouve  sa 
racine  et  son  explication.  Dès  lors  ,  l'a- 
charnement des  mauvais  esprits  conire 
Adam  et  contre  tous  ses  descendans  de- 
vient intelligible  ,  puisque  ces  êtres  fai- 
bles et  inférieurs  ont  été  créés  pour  oc- 
cuper dans  la  gloire  la  haute  position 
que  Lucifer  et  ses  compagnons  ont  per- 
due par  leur  faute. 

Pour  comprendre  la  malice  de  cer- 
tains actes  ,  qui ,  au  premier  abord  ,  pa- 
raissent assez  indifférens  ,  il  est  néces- 
saire de  comprendre  non  seulement  la 
question  de  la  prévarication  de  l'homme, 
mais  il  est  également  nécessaire  de  la 
considérer  constamment  dans  ses  rap- 
ports avec  la  grande  perturbation  qui  l'a 
précédée.  Pour  prendre  un  exemple  dans 
la  vie  ordinaire,  c'est  une  chose  assez 
indifférente  de  laisser  flotter  aux  vents 
un  lambeau  d'étoffe  de  telle  ou  de  telle 
couleur  -,  mais  la  question  change  de  na- 
ture quand  il  est  arboré  comme  le  dra- 
peau d'un  ennemi  cruel  et  implacable. 
Ainsi,  dans  l'ordre  moral,  il  n'y  a  pas 
d'acte  ,  quelque  peu  important  qu'il  pa- 
raisse, qui  ne  soit  une  déclaration  de 
principes  ;  et  c'est  pour  cela  que  le  péché 
revêt  un  double  caractère.  Ce  n'est  pas 
seulement  une  séparation  du  bien,  c'est 
de  plus,  et  nccessaircnicnt^  une  adhésion 
au  mal.  On  ne  peut  pas  quitter  la  ban- 
nière de  Dieu  ,  notre  souverain  légitime, 
sans  s'enrôler  dans  les  rangs  de  ses  en- 
nemis. 

H  faut  bien  nous  pénétrer  de  ce  fait 
pour  apprécier  cet  acte  de  notre  premier 
père  ,  qui  a  eu  pour  nous  des  consc-qucn- 
ces  si  funestes.  Manger  un  fruit  défendu 
nous  parait  une  chose  si  peu  iuiporlanle, 
que  nous  soniun  s  comme  stupi  Tiiis  de- 
vant les  malheurs  inappréciables  qui  en 
sont  résultés.  Mais  au  point  de  rue  phi- 


losophique, il  faut  changer  la  formule,^ 
et ,  abstraction  faite  de  l'acte ,  il  faut  con- 
sidérer surtout  l'intention:  alors  nous 
verrons  que  l'homme  a  volontairement 
et  sciemment  quitté  le  service  de  Dieu  : 
il  a  voulu  aussi  lui  s'asseoir  sur  le  trône 
de  Dieu  :  il  a  voulu  être  semblable  à  Dieu, 
connaissant  le  bien  et  le  mat  W 

L'homme  dans  son  état  primiiif  n'avait 
pas  la  connaissance  du  bien  et  du  mal.  Il 
avait,  à  la  vérité,  la  perception  du  bien, 
mais  non  pas  la  connaissance  du  mai. 
L'épouvantable  apostasie  des  anges  re- 
belles lui  était  totalement  inconnue.  Il 
possédait  sansv  doute  une  certaine  con- 
naissance négative  du  mal,  connaissance 
tout-à-fait  spéculative,  nécessairement 
impliquée  dans  la  connaissance  du  bien  j 
mais  la  connaissance  proprement  dite, 
la  connaissance  pratique,  il  ne  l'a  acquise 
que  par  son  propre  acte,  en  se  mettant 
en  opposition  formelle  avec  la  volonté 
divine.  Il  a  mangé  de  ce  fruit  défendu, 
qui  avait  la  propriété  fatale  de  lui  ouvrir 
les  yeux  sur  un  ordre  de  faits  qu'il  de- 
vait absolument  ignorer  :  voilà  sa  pre- 
mière prévarication,  la  prévarication  de 
race,  la  seule  possible  dans  son  état  d'in- 
nocence ,  car  Dieu  ne  lui  avait  défendu 
qu'une  seule  chose.  L'homme  ayant  fait 
irruption  dans  un  ordre  infini^  la  préva- 
rication a  revêtu  une  qualité  analogue, 
et  il  se  trouve  écrasé  en  présence  de  cette 
lutte  épouvantable  du  bien  et  du  mal; 
mystère  à  jamais  inconcevable  pour  lui , 
mais  dans  le  tourbillon  duquel  il  se 
trouve  emporté.  Cette  connaissance  fu- 
neste ,  que  la  mythologie  représente 
comme  un  feu  céleste  dévorant  les  en- 
trailles de  celui  qni  l'a  dérobé,  est  carac- 
térisée dans  la  (Venèse  comme  une  préro- 
gative divine  toul-à-fait  étrangère  à  la 
nature  de  l'homme.  Erre  Adani  quasi 
inms  ex  nobis  fiictus  est,  sciens  honum  et 
jnalinn  (2);  et  ahn  qu'il  ne  consommât 
point  son  malheur  en  mangeant  de  l'ar- 
bre de  la  vie,  et  ne  rendît  ainsi  sa  faute 
irrémédiable,  il  fut  chassé  du  paradis 
terrestre,  emportant  avec  lui  la  malé- 
diction de  Dieu,  fliûiedirtn  terra  in  opcre^ 
liio;  in  laboribus  conicdes  ex  câ  cttncUs^ 

^l)  .Aicrionlur  ocuU  voslii    el  crilis   sit-ul    l»ii  . 
scK'iius  bouuiu  ol  luuluiu.  Gcn,  Z ,  Y*  !>• 
(^)  c;cn.  Z  ,  T.  22. 


88 


COURS  DE  PSYCHOLOGIE  CTTRÉTIEINNE , 


(lichits  vitiV  tnœ  (1).  S'il  avait  maii-îL'  de 
Tarbre  de  la  vie,  ce  qu'il  était  libre  de 
faire ,  et  ce  qu'il  aurait  corlaincnimt  fait, 
sans  riiitervention  spéciale  de  la  divine 
miséricorde,  sa  nature  sérail  devenue 
semblable  à  celle  de  son  séducteur,  et  la 
rédemption  devenait  désormais  impos- 
sible. 

A  cette  première  prévarication  de  race 
avec  toutes  ses  tristes  conséquences , 
pour  établir  la  véritable  dynamique  du 
mal ,  il  faut  ajouter  les  prévarications 
secondaires  des  individus  ,  des  familles  , 
lies  nations;  dette  épouvantable  dont  la 
justice  rigoureuse  de  Dieu  demandera 
compte  un  jour. 

Les  conséquences  de  cette  triste  révolte 
de  rbomme  contre  son  Seigneur  légitime 
ont  suivi  immédiatement  le  crime.  Les 
prévarications    secondaires    n'ont   rien 
cbangé  à  la  nature  de  la  perturbation 
primitive  ;  elles  n'ont  fait  qu'augmenter 
son  intensité.  Ces  conséquences  peuvent 
se  diviser   en   trois   classes  distinctes  : 
1^  les  conséquences  de  rapport  j  2'j  les 
conséquences  subjectives  ,  et  3°  les  con- 
séquences objectives.  Nous  n'essaierons 
pas  d'établir  quels  furent  les  rapports 
de  l'homme  avec  la  nature  dans  le  l^ara- 
dis  terrestre,  séjour  de  bonheur  où  tou- 
tes les  facultés  physiques  et  morales  de 
l'homme  devaient  se  développer  jusqu'au 
moment  de  son  passage  du  temps  dans 
l'éternité  par  une  modification  spéciale 
de  sa  nature  (probablement  en  mangeant 
du  fruit  de  l'arbre  de  la  vie).  Nous  nous 
bornerons  à  passer  en  revue  les  consé- 
quences/p^/c/io/og^i^^/e^.  D'abord,  quant 
aux  conséquences  de  rapport,  la  raison 
de  l'homme  s'est  trouvée  violemment  sé- 
parée de  la  raison  divine,  qui  est  sa  lu- 
mière naturelle  et  son  complément  né- 
cessaire •  de  plus ,  de  libre  qu'il  fut,  il  est 
devenu  l'esclave  de  celui  qui  l'a  séduit. 
De  là  la  nécessité  du  Christ  comme  libé- 
rateur ,  et  de  l'Eglise  comme  moyen  de 
communication  avec  Dieu. 

Mais  il  y  a  eu  d'autres  conséquences, 
des  conséquences  purement  subjectives. 
L'homme,  selon  l'avertissement  de  Dieu, 
a  été  frappé  de  mort  au  moment  même 
de  sa  désobéissance.  Dans  ce  fruit  était 
renfermé  le  ferment  do  la  morlj  ses  cf- 

(»)  Ooi.,  T.  ly. 


feis  pour  le  corps  furent  un  dérangement 
iiisensibUî  dans  l'agrégation  de  ses  molé- 
cules :  dérangement  qui  a  enfanté  la  lon- 
gue liste  de  maladies  auxquelles  il  est 
sujet  et  (jui  aboutissent  toutes  à  sa  de- 
struction; car  toute  maladie  implique  un 
dérangement  de  l'organisation.  En  pas- 
sant de  l'ordre  matériel  à  l'ordre  spiri- 
tuel ,  nous  observerons  des  effets  analo- 
gues. Comme  toutes  les  maladies  du 
corps  peuvent  être  attribuées  à  deux 
causes,  dont  l'une  (l'inanition)  est  repré- 
sentée par  le  signe  — ,  et  l'autre  (la  ré- 
plélion)  par  le  signe  -j- ;  ainsi  dans  les 
maladies  de  l'âme ,  tous  les  symptômes 
ont  leur  origine  ou  dans  l'ordre  positif 
de  la  concupiscence ,  ou  dans  l'état  né- 
gatif de  l'ignorance.  L'ignorance  et  la 
concupiscence!  voilà  les  causes  uniques 
de  nos  maladies  morales.  Quand  l'âme 
est  affaiblie  par  l'ignorance  du  vrai  bien , 
le  bien  apparent,  par  suite  de  la  concu- 
piscence, produit  en  elle  une  véritable 
inflammation  qui  aboutit  à  la  passion,  la  4 
lièvre  de  l'âme. 

Mais  l'homme,  par  le  péché,  n'a  pas 
seulement  changé  son  essence  et  sa  des- 
tinée :  il  a  môme  troublé  le  monde  exté- 
rieur, et  cet  acte  fatal  a  été  suivi  de  la 
révolte  générale  de  la  nature.  Ceci  est 
important  comme  expliquant  le  travail 
pénible  et  opiniâtre  qui  est  devenu  la 
condition  de  notre  existence  morale  et 
physique.  La  matière  qui  était  destinée  à 
ctre  la  servante  de  l'homme,  est  devenue 
une  esclave  rebelle  ;  lors  même  qu'elle 
est  disciplinée  à  l'obéissance,  elle  reste 
morne  et  ombrageuse  et  ne  cède  qu'à  la 
force ,  cherchant  toujours  à  échapper 
âux  liens  qui  la  retiennent.  Le  travail 
matériel ,  qui  est  la  suite  d'une  malédic- 
tion spéciale  ,  n'est  que  le  symbole  d'un 
travail  autrement  pénible,  le  travail  in- 
tellectuel, qui  à  lui  seul  sufhtpour  dé- 
tourner la  plupart  des  hommes  des  voies 
de  la  science. 

Pour  compléter  cet  éclaircissement  sur 
les  prévarications,  il  nous  reste  la  haute 
consolation  de  les  envisager  dans  leurs 
causes  finales,  c'est-à-dire  dans  leurs  rap- 
])orts  avec  la  justice  et  la  miséricorde  de 
Dieu. 

Jl  est  vrai  que,  par  suite  de  la  préva- 
rication primitive  ,  l'homme  se  trouve 
placé  daos  une  position  tout-à-fail  anor- 


PAR  M.  J.  STEINMETZ. 


89 


maie.  Il  est  aussi  digne  de  remarque  que 
chaque  prévarication  particulière ,  tout 
insignifiante  qu'elle  est ,  renouvelle  en 
quelque  sorte  l'attentat  originel  contre 
l'autorité  divine.  Mais  Dieu ,  qui  ne  per- 
met jamais  le  triomphe  permanent  du 
désordre ,  place  toujours  le  remède  à 
côté  du  mal.  Comme  il  est  souveraine- 
ment et  nécessairement  juste,  il  lui  était 
impossible  de  pardonner  l'offense  d'A- 
dam ,  de  môme  que  les  offenses  de  ses 
descendans ,  sans  une  satisfaction  équi- 
valente. Or,  l'offense  étant  infinie,  une 
telle  satisfaction  était  rationnellement 
impossible.  Mais  voici  que,  quittant  l'or- 
dre rationnel  pour  l'ordre  de  la  foi,  la 
miséricorde  de  Dieu  trouve  un  remède 
ineffable  pour  ce  malheur  infini,  et  son 
divin  Fils  se  revêtant  de  la  nature  hu- 
maine ,  par  son  obéissance  et  par  sa  mort, 
efface  la  dette  accumulée  de  sa  race^,  — 
oui,  de  sa  race,  car  il  s'est  fait  homme. 

Ainsi  le  Christ ,  par  sa  sagesse  et  sa 
puissance  infinies ,  a  non  seulement  re- 
médié aux  prévarications  de  ses  frères , 
il  y  a  même  trouvé  une  source  féconde 
d'amour  et  de  gloire.  Dès  cette  vie  même, 
l'homme  sage  portera  toujours  ses  re- 
gards jusqu'aux  causes  finales,  car  elles 
seules  donnent  un  sens  aux  choses.  Alors 
et  toutes  nos  misères  de  corps  et  d'Ame, 
et  cette  immense  douleur  de  toutes  les 
créatures,  que  saint  Paul  compare  à  un 
enfantement  pénible,  deviennent  autant 
de  causes  de  joie ,  parce  que  nous  savons 
que  l'heure  de  la  rédemption  du  règne 
définitif  de  l'ordre,  approche.  Le  péché  et 
toutes  ses  tristes  conséquences,  les  souf- 
frances et  la  mort  môme,  ne  sont  plus 
pour  lui  que  des  signes  négatifs  de  la 
gloire  éternelle  et  il  tire  de  tout  des  mo- 
tifs pour  louer  la  sainte  volonté  de  Dieu , 
jusque  dans  ses  propres  infirmités  :  r/uœ 
infirniitatis  meœ siuilj  gloriubor[\).  Com- 
bien ne  nous  épargnerions-nous  pas  d'an- 
goissesetdedécouragemens  si  nous  nous 
laisionsunehabitude  de  ne  jamais  séparer 
un  fait  de  la  loi  générale  qui  le  domine! 

Pour  terminer  une  digression  qui  nous 
a  été  imposée  par  le  sujet  de  cette  le(;on, 
nous  observerons  que  dans  Tétai  actuel 
dos  choses,  l'homme  se  trouvé  placé  en- 
tre deux  principes  opposés,  le  bien  et  le 

(1)  2  ad  Cor.,  c.  il)  y.  ôo. 


mal,  et  que  son  premier  devoir  est  de 
conserver  intacts  les  moyens  que  Dieu 
lui  a  fournis  pour  distinguer  l'un  de  l'au- 
tre. Or  ces  moyens  sont  au  nombre  de 
deux,  la  mémoire  et  l'entendement ,  qui 
sont  destinés  à  éclairer  et  à  guider  sa  vo- 
lonté. C'est  donc  un  fait  assez  remarqua- 
ble que,  chez  tous  les  peuples,  il  existe 
une  substance  qui  paraît  spécialement 
destinée  à  troubler  Taction  de  ces  facul- 
tés. La  forme  eu  est  variée  ,  mais  la 
base  est  identique,  c'est  toujours  de  Val- 
cool.  Les  noms  vulgaires  de  cette  sub- 
stance ont  une  signification  très  pro- 
fonde, en  tant  qu'ils  constatent  la  na- 
ture de  l'abus  dont  elle  est  l'objet.  Au 
fait,  l'emploi  des  boissons  spiritueuses 
paraît  introduire  dans  le  corps  de  celui 
qui  s'en  sert  un  esprit  nouveau  j  la  vie 
parait  renouvelée  par  cette  eau  fatale  ; 
mais  la  pente  est  dangereuse,  et  ceux-li 
mêmes  qui  les  emploient  comme  de  sim- 
ples excitans ,  ont  bientôt  raison  de  dé- 
plorer leur  témérité,  car  l'organisme  ne 
résiste  pas  long-temps  à  leur  action  dé- 
létère. La  mémoire  et  Tentendement  s'af- 
faiblissent peu  à  peu  et  finissent  par  se 
détruire  totalement.  Mais  il  existe  un 
danger  plus  grand;  cette  substance  ex- 
cite un  délire  factice,  pendant  lequel  la 
raison  est  renversée  de  son  trône  et 
l'homme  ravalé  au-dessous  du  niveau  de 
la  bête.  Pendant  cet  état,  les  facultés  in- 
tellectuelles étant  ou  suspendues  ou  dé- 
rangées ,  il  peut  s'ensuivre  les  consé- 
quences les  plus  fatales.  L'ivresse  est  un 
véritable  délire  ,  avec  cette  différence 
que  le  délire  résulte  ordinairement  d'un 
accident  physique  ,  tandis  que  l'ivresse 
est  un  acte  dont  les  conséquences  sont  à 
notre  charge. 

Dans  les  pays  où  l'on  a  voulu  éviter  ce 
désordre,  en  défendant  par  la  loi  reli- 
gieuse l'usage  de  toute  boisson  fcrmcn- 
U'c  ,  on  a  substitué  l'opium.  L'ivresse  de 
l'opium  paraît  différer  beaucoup  de  celle 
que  produit  lalcool:  d'abord,  abstrac- 
tion faite  de  la  diversité  des  sujets,  il  pa- 
rait que  rimaf;i!iation  est  toujours  acti- 
vée d'une  manière  extraordinaire  ,•  de 
plus,  dans  l'ivresse  ordinaire,  les  effets 
coniuitMiccnt  à  diminuer  ,  du  monient 
qu'elle  a  atteint  le  maximum;  tandis  que 
l'.iclioii  de  l'opiuui  conserve  sa  puis- 
bautc  pcudauL  plusieurs  heures.  Ou  voit 


90 


COURS  DE  PSYCnOLOGlE  CHRÉTIENNE, 

forcer  la  matière;  c'est  dispenser  son  pa- 


souvont ,  dans  les  environs  de  Conslanli- 
iioplc,  des  lioniinis  passer  la  joiirm  tî 
t:nliiTe  immobiles  sous  l'influence  de 
celle  puissante  drof^ue.  A  les  entendre, 
ils  sonl  hausportésdans  un  monde  idc'wl. 
Le  dernier  îles  niendians  aclièle  ])our 
quel{|ucs  sous  de  quoi  faire  oublier  sa 
misère;  Joules  les  splendeurs  de  l'Orient 
sont  à  ses  pieds.  11  se  promène  sur  les 
rives  mai^nifiques  du  Hospbore  ,  entouré 
de  la.  ^'loire  dos  sullans;  il  traverse  des 
jardins  délicieux  où  les  arbres  charités  de 
ileurs  odoriférantes  résonnent  des  cliants 
de  mille  oiseaux  au  plumaj^e  d'or  et  d'a- 
zur; alors,  il  se  repose  dans  un  palais 
splendide:  on  lui  sert  les  mets  les  plus 
délicats,  tandis  que  le  doux  mur::jure 
des  fontaines  ,  dont  les  eaux  tombent 
dans  de  riches  bassins  de  marbre ,  l'in- 
vite au  repos.  Mais  toutes  ces  brillantes 
illusions  coûtent  cîier  à  celui  qui  s\v 
abandonne.  Ln  corps  livide  et  décharné 
rend  témoignage  aux  ravages  terribles 
que  causent  ces  excès  criminels,-  rare- 
ment les  lèvres  qui  ont  touché  cette 
coupe  enchanlerresse  peuvent  s'en  sépa- 
rer, et  une  mort  prématurée  attend  celui 
que  la  folie  n'arrête  pas  en  chemin. 

Il  appartient  plutôt  au  moraliste  qu'à 
celui  qui  se  met  au  point  de  vue  scienti- 
lique  d'énumérer  les  tristes  effets  de  l'i- 
Tresse  sur  le  corps  et  sur  l'Ame.  Pour 
nous,  il  suffit  d'avoir  constaté  la  diffé- 
rence capitale  qui  existe  entre  la  suspen- 
sion de  la  volonté  par  des  causes  natu- 
relles et  l'abdication  libre  de  l'exercice 
de  cette  haute  faculté. 

Cependant  l'ivresse,  comme  tout  antre 
phénomène,  a  sa  loi  générale  dont  il  ne 
serait  peut-être  pas  difficile  de  trouver 
la  formule.  Elle  entrerait  probablement 
dans  une  formule  générale;  car  fume  dé- 
pend, jusqu'à  un  certain  point .  du  corps, 
et  le  corps  est  soumis  aux  lois  i^énérales 
de  la  nature.  Nous  pouvons  dire,  qu'ad- 
mettant pour  un  instant,  par  l'hypothèse, 
l'exisleiu  e  des  «îspiils  animaux,  tout  dé- 
veloppement extraordinaire  est  aux  dé- 
pens du  sujet.  Comme  dans  la  mécani(pie 
le  frottement  est  en  raison  de  la  vitesse, 
de  même  toute  sur-excitation  de  rAme(il 
serait  peut-être  plus  juste  de  dire  en  ce 
cas,  du  cerveau)  a  lieu  à  ses  propres  dé- 
pens. Or,  abstraction  laite  de  la  question 
morale,  il  D'y  a  ricu  a  ga;;ucr  à  vouloir 


trimoine  en  véritable  |)rodigue.  Sans 
doute  il  y  a  certaines  conditions  de  l'or- 
ganisuMî  qui  sont  particulièrement  favo- 
rables au  développement  des  facultés  de 
l'Ame ,  et  ces  conditions  venant  à  man- 
quer par  la  maladie  ou  par  d'autres  cau- 
ses (|ui  on  dépendent ,  peuvent  être  réta- 
blies momentaiu' nient  ,  par  l'usage  des 
stimulans  ;  mais  ce  mouvement  forcé 
que  nous  donnons  ainsi  à  l'organisme , 
linit  par  le  déranger  davantage  et  par  le 
détruire.  L'histoire  contemporaine  nous 
offre  plusicfurs  exemples  d'hommes  célè- 
bres qui  ont  eu  recours  à  ce  moyen.  La 
délicatesse  nous  défend  de  produire  des 
noms  propres.  Cependant  il  est  de  la 
connaissance  de  tout  le  monde,  qu'un 
célèbre  auteur  allemand,  bien  connu  par 
ses  contes  fantastiques,  travaillait  tou- 
jours à  proximité  d'une  carafe  i}C(iau-dc.- 
^•^e;et  à  la  fin  du  siècle  passé,  dans  un 
pays  voisin  ,  les  plus  brillans  discours 
politiques  étaient  dél)ités  par  des  hom- 
mes sous  l'influence  du  même  stimulant. 

Il  y  a  sans  doute  dans  l'ivresse  un  élé- 
ment grotesque  ,  qui  nous  empêche  de 
l'envisager  sérieusement  dans  ses  consé- 
quences morales  et  philosophiques  :  mais 
tous  les  péchés  ont  une  fausse  surface 
qu'il  faut  briser  avant  d'arriver  à  leur 
véritable  forme  ;  et  l'ivresse  ,  dans  ses 
différentes  progressions,  est  un  désordre 
assez  grave ,  ses  effets  sur  l'âme  (  par  le 
corps)  sont  assez  importans  pour  justi- 
fier cette  peine.  En  résumé,  l'ivresse  est 
une  prévarication  formelle  ,  par  laquelle 
l'homme  fait  l'abdication  de  sa  liberté, 
en  s'abandonnant  à  l'action  des  forces 
aveugles,  ou,  ce  qui  pis  est,  aux  sugges- 
tions des  esprits  pervers. 

La  révélation  nous  représente  Satan 
comme  le  prince  de  ce  monde  ;  il  a  donc 
des  sujets  et  des  moyens  de  gouverne- 
ment. 11  a  ses  traditions  et  ses  inities  , 
n'en  doutons  pas.  Comment  l'homme  a- 
t-il  appris  à  extraire  des  substances  les 
plus  salutaires  et  les  plus  diverses  ce 
produit  délétère  et  identique  qu'on  nom- 
me de  L'esprit  ?  C'est  ce  que  nous  ne  re- 
chercherons pas  :  libre  A  chacun  d'y  voir 
une  tradition  titani{[ue,  une  inspiration 
diabolique,  ou  une  découverte  ordinaire. 
Dans  cette  dernière  hypothèse  nous  pren- 
drons lu  libcité  de  Liirc  observer  que 


PAR  M.  J.  STEINMETZ. 


91 


nulle  découverte  ne  peut  être  l'effet  du 
hasard.  Dans  un  ordre  de  choses  soumis 
à  l'action  providentielle,  le  hasard  est 
un  mot  qui  n'a  pas  de  sens.  Or  chaque 
découverte  se  manifeste  dans  le  temps , 
selon  un  plan  p;énéral  et  toujours  sous 
l'influence  de  l'esprit  du  bien  ou  de  l'es- 
prit du  mal. 

L'intervention  permanente  de  la  puis- 
sance diabolique  dans  les  affaires  de  ce 
monde  est  un  fait  que  nous  perdons  trop 
souvent  de  vue.  Cette  intervention  revêt 
des  formes  diverses  et  change  selon  les 
siècles.  Dans  un  siècle  comme  le  nôtre, 
qui  se  remet  à  peine  d'une  perturbation 
profonde  ;  qui  sort  d'une  tourmente  qui 
a  renversé  toutes  les  institutions  ,  tant 
civiles  que  religieuses,  il  ne  faut  pas  de- 
mander   quel    sera    le    moyen    capital 
qu'emploiera  l'esprit  des  ténèbres,  pour 
détourner  les  hommes  des  choses  saintes. 
En  présence  du  scepticisme,  tous  les  au- 
tres moyens  deviennent  inutiles.  Quand 
le  doute  a  éteint  dans  les  masses  la  vie 
de  la  foi;  quand  il  les  a  précipitées  dans 
tous  les  vices,  et  les  a  séparées  de  la 
puissance  réparatrice  des  sacremens,  il 
est  peu  nécessaire  de  passer  outre  et  de 
troubler  Tordre  naturel  du  monde  exté- 
rieur. Dans  les  siècles  de  foi,  la  posit'.on 
était  toute  différente  et  les  faits  sont  en 
harmonie  avec  le  principe.  Ainsi  ,  c'est 
dans  le  moyen  ûge  et  surtout  au  moment 
de    l'établissement     du    protestantisme 
qu'ont  eu  lieu  ces  nombreux  cas  de  sor- 
cellerie et  de  possession  dont  les  détails 
nous  étonnent  ou  nous  amusent  selon 
noire  poiiàt  de  vue.  INous-mêmes  nous 
les  prenons   très   au    sérieux,  quant  au 
fond;  laissant  cependant  aux  hommes  le 
droit  de  se  tromper   dans  les   détails, 
nous  y  voyons  un  moyen  puissant  pour 
détourner  les  hommes  des  croyances  vé- 
ritables. Les  phénomènes  surnaturels  qui 
ont  eu  lieu  dans  ces  circonstances  ont 
un  attrait  irrésistible  pour  certains  es- 
prits, et  bien  que  ces  efforts  extraordi- 
naires ne  soient  pas  absolument  néces- 
saires dans  notre  siècle,   il   faut  (pic  la 
tradition  diabolique  se    transmette ,   il 
faut  que  les  initiés  se  recrutent,  pour  les 
temps  à  venir;  car  le  règne  de  la  super- 
stition succède  toujours  ù  celui  du  scep- 
ticisme .  comme  la  tyrannie  surgit  de 
l'anarchie. 


Ce  préambule  indique  assez  la  positioa 
que  nous  comptons  prendre  à  l'égard  du 
magnétisme.  Loin  de  nous  cependant  de 
vouloir  qualifier  de  diaboliques  tous  les 
faits  curieux  qui  ont  été  observés  dans 
les  expériences  sur  le  sommeil  magnéti- 
que. jNous  croyons,  au  contraire  ,  qu'il 
faut  en  attribuer  un  grand  nombre  à  la 
supercherie  et  au  compérage.  La  cupi- 
dité des  uns  et  la  crédulité  des  autres  ont 
rendu  le  magnétisme  une  véritable  af- 
faire de  tréteaux.  De  plus  il  est  possible, 
nous  regardons  même  comme  très  pro- 
bable, que  dans  beaucoup  de  faits  quali- 
fiés de  jnagnctiques  il  n'y  a  autre  chose 
que  des  phénomènes  extraordinaires  qui 
relèvent  de  certains  lois  jusqu'à  présent 
inconnues.  Nous  sommes  disposés  à  faire 
la  partla  plus  large  aux  moyens  naturels. 
Ainsi ,  ces  cas  extraordinaires  de  percep- 
tion visuelle  par  la  nuque  et  par  Tabdô- 
men   pourraient  à   la  rigueur  recevoir 
une  explication  naturelle,  puisque  tous 
les  sens  paraissent  reconnaître  une  loi 
commune ,  qui  est  le  contact  de  Tobjet 
avec  le  tissu  nerveux  de  l'organe  spécial. 
Il  est  donc  ]ihysiquemcnt  possible  ,   que 
dans  un  état  donné  du  système  nerveux, 
la   puissance  visuelle    soit  étendue  sur 
toute  la  surface  du  corps;  et,  en  adop- 
tant l'hypothèse  des  ondulations  et  l'exis- 
tence d'un   lluide  beaucoup  plus  subtil 
que  la  lumière  ,  sa  prolongation  indéfi- 
nie ,  même  à  travers  les  corps  opaques  , 
ne  serait  pas  une  difficulté  insurmojita- 
ble.    JNous  disons  ceci  pour   le   cas  de 
somnambulisme  naturel,  car  le  sommeil 
magnéti(iuc  artificiel  est  pour  nous  tou- 
jours un  crime  :  en  outre  de  ce  principe, 
que  le  libre  arbitre  est  un  privilège  ina- 
missible  et  que  l'homme  n\\  i>as  le  droit 
de  confisquer  sa  volonté  au  profit  de  qui 
que  ce  soit.  Or  il  est  constant  que  dans 
le  magnétisme  le  patient  ne  percjoit  et 
ne  veut  que  par  l'intervention   de  l'opé- 
rateur. 

Si  nous  voulions  entrer  dans  les  faits, 
nous  trouverions  de  quoi  justifier  ample- 
ment ce  que  nous  venons  d'avancer  ; 
mais  nous  préférons  nous  attacher  au 
principe.  Car  dans  les  traités  volumi- 
neux qui  existent  sur  cette  matière,  il 
serait  difficile  de  dire  où  la  bonne  foi  a 
manqué  ,  et  impossible  de  tirer  une  ligne 
de  dcmarcalion  cnlrc  les  faiU  nalunls 


92 


POÉSIE  rxELIGIEUSE.  —  CYCLE  DES  APOCRYPHES, 


cl  les  ti\i[<^rfi(ib(>li«/iir.<:.  Copcndanl  l'ana- 
lo^'ie  c|u'offrrnt  jiIusitMirs  de  ces  laits 
avec  ce  (]ui  se  passe  dans  les  possessions 
cl  dans  la  sorcellerie  suffil  pour  ouvrir 
les  ycu\  h  celui  que  le  prt''jup;(^  ne  rend 
pas  coniplctenient  aveugle. 

ISe  croyons  donc  pas  que  cette  puis- 
sance redoutable  de  l'ange  prt^varicaleur 
soit  anéantie,  parce  que,  pour  le  mo- 
ment, il  emploie  des  moyens  moins  ter- 
ribles. IS'ous  savons  que  la  fin  des  siècles 
sera  tt^moin  des  prodiges  (épouvantables, 
de  rantechrist,  qui  seront  de  nature  à 
tromper  les  élus  mômes  ,  si  la  chose  était 
possible.  Mais  elle  ne  l'est  pas ,  parce 
que  le  tribunal  suprême,  qui  est  l'unique 
juge  de  pareils  faits ,  subsistera  toujours, 
r.clairé  par  l'Ksprit  divin,  il  ne  peut  ja- 
mais devenir  la  victime  de  l'erreur.  Le 
simple  lidèle  doue,  aussi  long-temps  qu'il 


reste  dans  l'unité,  n'a  rien  a  craindre, 
parce  qu'il  participe  à  la  vie  commune 
de  l'Lglise  dont  il  est  membre. 

La  soumission  que  nous  devons  à  Dieu, 
notre  cn'atctu-  et  notre  n'clemptcury  est 
une  soumission  absolue.  Sa  domination 
ne  permet  aticune  réserve,  et  nous  devons 
être  informés  de  la  nature  et  des  consé- 
quences de  tous  nos  actes.  Songeons  bien 
que  l'ignorance  et  la  curiosité  sont  aussi 
des  crimes,  puisque  nous  possédons  les 
moyens  de  dissiper  l'une  et  de  réprimer 
l'autre  ;  et  que  chaque  prévarication  par- 
ticulière ,  en  se  rattachant  à  la  prévari- 
cation primitive,  revêt  en  quelque  sorte 
un  caractère  infini.  Ces  considérations 
peuvent  nous  servir  de  motifs  dans  nos 
rapports  avec  ce  qu'on  est  convenu  d'ap- 
peler le  magnétisme. 

J.  Steinmetz. 


COURS  SUR  LllISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  CHRÉTlENîsE. 

CYCLE  DES  APOCRYPHES. 


HUITIÈME  LFCON  (1). 

Légende  du  JuiT-ErraBl,  personnification  du  peuple 
juif.  —  Seconih'  période  du  cycle  des  apocryphes  ; 
développemenl  ei  Iraiisformalioii  des  légendes.  — 
Poènie  de  ^S'otre-Vame-Sainle-IUarie. 

Quand  Jésus  naquit  dans  l'étable  de 
Bethléem  ,  il  ne  Tint  pas  que  des  pasteurs 
h  son  berceau,  disent  les  légendes;  il  s'y 
amassa  aussi  une  foule  avide  et  curieuse. 
Quand  les  sages  de  l'Orient  traversèrent 
Jérusalem  pour  se  rendre  auprès  du  r«oi 
pouveau-né,  celte  foule  fut  grande  en- 
core à  leur  suite.  Elle  fut  immense  au- 
tour du  l'ils  de  l'homme,  le  jour  où  il  fit 
son  entrée  dans  la  ville  de  David,  l't 
alors  elle  chantait:  Ilosanna!  Gloire  à 
celui  qui  vient  an  nom  du  Seigneur  !  Trois 
jours  après  ,  elle  criait  :  Qu'il  meure ,  et 
que  son  sang  retombe  sur  no;>  tètes! 

(I)  Voir  la  Tir  leçoD  ,  n"  40  ,  t.  m ,  p,  27o. 


Celte  foule  mobile,  au  cœur  sec,  à  l'Ame 
dure;  ce  peuple,  si  facile  aux  larmes  et 
à  la  colère ,  qui  tuait  ses  prophètes  et 
puis  après  les  pleurait  sous  la  cendre; 
qui  disait  à  César  (dont  il  délestait  la  do- 
mination) :  Yenge-moi  !  afin  que  César 
le  délivrât  de  l'homme  qui  avait  osé  lui 
reprocher  ses  vices;  cette  race  juive,  en- 
fin ,  frappée ,  pour  son  impitoyable  or- 
gueil ,  d'un  inexplicable  anathéme,  a  été 
dans  le  moyen  Age  l'objet  d'une  légende 
dont  la  célébrité  est  encore  populaire, 
mais  dont  le  symbolisme  profond  n'est 
pas  universellement  compris:  c'est  celle 
du  Juif  errant ,  la  dernière  du  cycle  des 
apocryphes,  celle  qui  en  forme  comme 
la  clef  de  voûte.  Qui  n'a  entendu  sur  les 
grands  chemins  le  mendiant  en  accom- 
pagner sa  plainte  '  .\ous  savons  tous,  dès 
l'enfance,  grAce  à  la  ballade  de  l'aveugle 
et  aux  grandes  images  du  colporteur  de 
gravures  à  deux  sous  ,  la  lamentable  bis- 


PAR  M.  DOUHAIRE. 


93 


toire  de  cet  éternel  voyageur,  qui  jamais 
ne  s'arrêtBy  et  qui , 

Par  beau  ou  mauvais  temps 
Marche  iDcessammenl. 

Nous  l'avons  tous  vu,  dans  son  habit  dif- 
forme et  très  mal  arrangé ,  franchissant 
les  montagnes,  un  bourdon  à  la  main , 
et  recommençant  pour  la  cinquième  fois 
le  tour  du  monde.  Sur  les  rochers ,  les 
pâtres  des  Alpes  nous  ont  arrêté  devant 
les  vestiges  gigantesques  de  ses  pas,  et 
les  vieillards  nous  ont  affirmé  que  leurs 
pères  avaient  vu  ses  formes  fantastiques 
dans  la  brume  des  vallées  (1).  Plusieurs, 
sans  doute ,  au  récit  de  ces  bonnes  gens , 
ont  fredonné  en  riant  ce  couplet  : 

Est-il  rien  sur  la  terre 
Qui  soit  plus  surprenant 
Que  la  grande  misère 
Du  pauTre  Juif-Errant. 

Pourtant,  rien  n'est  moins  de  nature  à 
faire  sourire  que  cette  légende,  quand  on 
la  considère  dans  l'esprit  du  moyen  âge. 
Pour  nos  aïeux ,  pour  ceux  du  moins  qui 
avaient  l'intelligence  des  mythes  chré- 
tiens, l'histoire  du  Juif-Errant  n'était  pas 
l'histoire  d'un  homme,  mais  celle  d'une 
nation  entière.  Sous  le  voile  de  cette  iic- 
tion,  il  y  avait  pour  eux  une  sombre 
réalité.  Cet  homme  fantastique  était  à 
leurs  yeux  l'image  du  peuple  déicide. 
Cette  vie  sans  fin  et  sans  félicité,  cette 
existence  éternellement  agitée ,  cette 
destinée  étrangère  à  toutes  les  consola- 
tions de  la  terre  ,  leur  représentaient  la 
condition  désolée  de  la  race  maudite 
d'Israël.  Ahasvérus  était  dans  la  poésie 
chrétienne  l'opposé  de  Saint  -  Christo- 
phe (2).  Saint-Christophe  figurait  le  peu- 

(1)  Le  Molterberg ,  situé  au-dessous  du  Motter- 
liorn ,  est  un  glacier  très  élevé  du  Valais,  sur  le- 
quel la  Visp  prend  sa  source.  D'après  lo  dire  du 
pays,  il  y  a  eu  \h  anciennement  une  ville  considé- 
rable. Le  Juif-Errant  passa  une  fois  par  celte  ville 
et  dit  :  Quand  je  passerai  par  ici  une  seconde  fois, 
là  où  il  y  a  maintenant  des  maisons  et  des  rues  ,  il 
n'y  aura  plus  que  des  arbres  et  des  pierres;  et 
quand  j'y  passerai  une  troisième  fois  ,  il  n'y  aura 
plus  rien  que  de  la  neige  et  do  la  glace.  A  présent 
on  n'y  voit  plus  que  neige  et  glace.  ((îriinm  ,  Trn- 
dilions  allemandes^  t.  i,  p.  i;ô i  de  lu  tradudion.)  — 
rius  loin ,  Tauleur  parle  de  la  trace  des  pas  du  Juif- 
Errant. 

(1)  M  légende  de  SainlCbri^lophe ^  légende  au 


pie  chrétien  ,  tel  que  l'ont  fait  l'espé- 
rance et  la  foi;  Ahasvérus  était  l'image 
du  peuple  juif  dans  l'état  où  l'ont  réduit 
Tanathème  et  le  désespoir. 

Quel  est  l'âge  de  ces  deux  symboles 
(car  tout  porte  à  croire  qu'ils  sont  con- 
temporains) ?  A  quelle  époque  ont-ils  pris 
possession  des  imaginations  chrétiennes? 
On  ne  saurait  le  dire  exactement.  Les 
élémens  manquent  à  la  solution  de  ce 
problème  historique  (1).  Toutefois ,  s'il 
était  permis  d'appliquer  à  la  légende  du 
Juif-Errant  les  renseignemens  que  four- 
nit l'érudition  sur  celle  de  Saint -Chris- 
tophe ,  qui  lui  est  parallèle ,  elle  remon- 
terait au  treizième  siècle.  Du  moins  se- 
rait-ce d'alors  que  daterait  sa  propaga- 
tion dans  la  foule  et  sa  popularité.  Quant 
à  sa  conception,  nul  doute  qu'elle  ne 
soit  plus  ancienne  :  tout  fruit  qui  éclôt 
au  grand  jour  a  long-temps  germé  dans 
le  sol.  Le  treizième  siècle  est  la  grande 
époque  du  développement  de  la  poésie 
chrétienne,  le  moment  où  commencent 
à  s'épanouir  de  toutes  parts  à  l'air  du 
monde  les  rêves  mystiques  du  cloître. 
C'est  le  temps  des  créations  idéales,  celui 
où  se  réalisent  sur  tous  les  points  et 
dans  toutes  les  sphères  les  spéculations 
des  âges  antérieurs.  C'est  la  période  la 
plus  brillante  du  règne  de  l'Evangile, 

reste  purement  imaginaire,  est  l'une  des  crcalions 
les  plus  curieuses  du  moyen  âge.  Nulle  conception 
n'a  été  plus  populaire.  Il  n'y  avait  pas  d'église  ,  il  y 
a  cinquante  ans  ,  qui  n'offrît ,  peinte  ou  sculptée  , 
l'image  de  cet  bomme  colossal  qui  porte  le  Christ 
sur  ses  épaules  à  travers  les  flots.  L'aspect  mon- 
strueux que  lui  avaient  donné  presque  parloui  les 
artistes  do  la  décadence  ,  a  fait  proscrire  ce  groupo 
dont  l'attitude  et  les  dimensions  cflraynient  les  en- 
fans.  On  ne  le  rencontre  presque  plus  nulle  pari, 
et  là  où  il  subsiste  encore  par  hasard  ,  on  en  ignore 
la  signification.  L'interprétation  de  ce  symbole,  qui, 
dan»  les  conceptions  de  la  poésie  chrétienne  ,  se 
place  au  pôle  opposé  du  Jiiif-Krrant ,  pourrait  de- 
venir l'objet  d'un  travail  intéressant.  Déjà  les  frères 
Boisseréo  en  ont  reproduit  dans  leur  Musée  du 
moyen  dgf  rescjuisse  primitive.  Espérons  qu'il  se 
trouvera  un  sa  vaut  chréiicii  pour  nous  en  ré\éler  le 
sens. 

(l)  Trois  auteurs  alleuiaiuls  se  sont  occupés  de  la 
légende  du  Juif-Errant  sans  beaucoup  rédairrir. 
Voyez  rhilt»  ,  ^rlelrma  hi-iloricr  dcJuihro  itnvti<r~ 
(ali  ;  Witleniberg  ,  10G8  ,  in-1".  —  Srhultî  ,  OisseV' 
(atio  de  Jtidœo  non  morlali;  Regiom.,  IG<»».  — 
\iil(Mi,  lUsserf.  in  (jud  Icpidam  fabulnm  de  Jud<VO 
tmmutliili  examinai j  Ueliusl.,  17JG,ia-l". 


91 


rOLSIE  RELIGIEUSE.  —  CYCLE  DES  ArOCRYniES, 


celle  où  Ips  cpiivroschriUicnncs  s'emprei- 
gnent pins  pirficiili^remenl  du  double 
carachMT  de  la  force  cl  de  rainour. 

La  ié^'cjid*'  (lu  .Uiif-Errant  n'accnserait 
pas  le  treizième  siècle  par  sa  concop- 
tion,  (ju'i'ile  le  iMi>pplIt'rait  toujours  par 
la  vive  charité  qu'elle  respire.  La  bien- 
veillance et  la  compassion  font  en  effet 
le  trait  distinctif  de  ee  tableau  d'une  race 
pour  laquelle  il  semble  qu'on  ne  devrait 
rencontrer,  h  une  telle  distance,  que 
l'horreur  et  le  mépris.  TSul  sentiment 
d'ai°;reur  ou  de  dédain  ne  perce  dans  le 
récit  symbolique  de  ses  destinées.  L'é- 
crivain chrétien  est  non  seulement  sans 
liel  pour  Ahasvérus  .  mais  il  s'intéresse  à 
ses  aventures  et  s'attendrit  visiblement 
sur  ses  maux.  A  la  vérité,  Ahasvérus  est 
un  Juif  plein  de  respect  pour  les  évéques, 
qui  leur  parle  avec  politesse  et  suit  leurs 
sermons  à  l'église.  Mais  ,  bien  qu'il  se 
frappe  la  poitrine  à  la  lecture  de  l'Évan- 
gile .  et  qu'il  reconnaisse  que  Jésus  était 
la  bonté  môme,  il  n'en  reste  pas  moins 
au  fond  dans  son  impénitence  et  son  in- 
crédulité. L'intérêt  que  prend  le  légen- 
daire à  son  sort  est  donc  bien  réellement 
gratuit.  C'est  le  fait  de  cet  ardent  amour 
de  I  homme  qui .  à  la  même  époque,  fai- 
sait agiter  la  question  du  salut  de  Platon 
et  des  sages  de  la  Grèce,  et  dont  la  cha- 
leureuse exubérance  nous  a  déjà  frap- 
pés dans  la  partie  de  la  légende  de 
saint  Brcndcn  ,  relative  à  Judas  Isca- 
riolh. 

Il  faut  ravouer  pourlanl,  ce  dernier 
n'est  pas  traité  ici  avec  autauL  de  Uiisé- 
ricorde  (]ue  dans  la  légende  que  nous 
rappelons.  Sa  vie  ,  qui  fait  le  principal 
épisode  de  celle  du  Juif- Errant,  forme 
avec  elle  un  contraste  qui  ne  nous  semble 
pas  sans  intention.  Ahasvérus  est  un 
homme  ardent,  rempli  de  préjugés,  de 
violence  ei  d'orgueil  ;  mais  c'est  d'ailleurs 
un  artisan  sincère  et  probe.,  pour  lecjuel 
on  se  sent  dispos*;  au  pardon.  Judas,  au 
contraire,  est  une  créature  infAme.  un 
être  aux  instincts  vils  et  bas,  qui  n  ins- 
pire que  répugnance  et  dégoût.  Le  rap- 
prochenient  de  ces  deux  types  juifs  dans 
un  même  récit  avait  évideuiunMit  une  si- 
gnification. Si  nous  conjecturons  bien  , 
il  exprimajl  la  distinction  qu'on  faisait 
au  moyen  âge  entre  les  Juifs.  Ahasvérus 
icprèsculjit  ic  Jui[  aveugle,  maib  iiou- 


nète  homme,  pour  lequel  on  espérait  le 
salut .  à  la  fin  des  temps;  Judas  Isca- 
riolli  figurait  le  Juif  menteur,  traître 
et  cupide,  pour  lequel  il  n'y  avait  point 
de  pitié,  même  dans  les  trésors  de  la 
charité  divine.  Ainsi  serait  expliquée,  si 
cette  interprétation  était  juste  ,  l'espèce 
de  contradiction  qui  pouvait  exister,  au 
premier  coup  d'œil.  entre  la  bienveillance 
pour  les  Juifs  qu'atteste  la  légende,  et  la 
haine  que  révèle  l'histoire.  Il  y  avait  deux 
hommes  dans  le  Juif  du  moyen  âge, 
Ahasvérus  et  Judas  Iscarioth.  C'est  Ju- 
das qu'on  proscrivait  et  qu'on  humiliait  ; 
c'est  Ahasvérus  qu'on  faisait  associer  au 
festin  épiscopal  et  dont  on  plaignait  l'in- 
fortune. 

Ce  mot  de  festin,  que  nous  venons 
d'écrire,  fait  allusion  au  début  de  notre 
légende.  C'est  dans  un  repas,  en  effet,  se- 
lon la  fiction  toute  germanique  de  l'au- 
teur, qu'elle  est  censée  être  racontée  par 
le  Juif-Errant  lui-même. 

<  L'an  cle  notre  Seigneur  1500,  1600,  ou 
1700  (la  date  varie  avec  les  éditions,  qui 
ont  toutes  la  prétention  de  rapprocher 
l'événement  et  d'en  faire  une  histoire 
contemporaine),  l'évêquedeSlewich  voya- 
geait par  le  pays  de  Wittemberg,  allant 
à  Hambourg,  pour  de  là,  se  rendre  dans 
une  petite  ville  nommée  Salen,  et  visiter 
un  de  ses  amis  appelé  Franciscus  Eysen, 
théologien  et  homme  d'un  grand  es- 
prit (1).  Après  s'être  complimentés,  les 
deux  amis  se  mirent  à  discourir  de  contro- 
verse. Le  discours  étant  tombé  sur  la  pré- 
dication, M.  Franciscus  Eysen  dit  les  pa- 
roles suivantes  :  i  Messieurs, comme  vous 
savez  que,  selon  mon  devoir  ,  je  suis  ob- 
ligé de  faire  mon  sermon  lundi  prochain, 
qui  est  la  fête  des  trois  llois,  j'invite  toute 
la  compagnie  à  s'y  trouver.  Vous  me  fe- 
rez un  sensible  plaisir.  Si  vous  voyez 
quelque  chose  i  corriger  dans  ma  pro- 
duction, je  vous  prie  de  m'en  faire  part; 
je  le  recevrai  comme  venant  de  nies  meil- 
leurs amis.  »' 

L'auteur  ajoute  que  ,  le  jour  du  ser- 


(I)  Nous  reproduisons,  on  l'épurant  des  faatcs 
de  lan[;ue  dont  l'onl  surrhargée  les  différtn»  édi- 
it'urs  ,  la  tradaclion  abri{^ée  de  la  légende  du  fuif- 
Lrrant ,  publiée  en  langage  vulgaire,  vers  la  fin  du 

51  i/ume  sitcle.  et  (lu'oiU  (  opiéc  en  rallérani  les  im- 
piiUicuiâ  pvu  ftcrupuleux  de  U  JiibUolkiijM  PUuç. 


PAR  M.  DOUHAIRE. 


ds 


mon  venu  ,  les  amis  tinrent  parole,  et  se 
trouvèrent  tous  au  pied  de  la  chaire  du 
prédicateur,  qui  lit  merveille.  Durant  le 
sermon ,  monseigneur  de  SIewicIi ,  qui 
apparemment  n'y  donnait  pas  toute  son 
attention  ,  avisa  un  homme  fort  vieux , 
ayant  une  grande  barbe  blanche ,  et  qui 
paraissait  suivre  le  prédicateur  avec  un 
vif  intérêt.  Chaque  fois  qu'il  entendait  le 
nom  de  Jésus ,  il  se  frappait  la  poitrine 
et  poussait  de  profonds  gémissemens. 
L'évéque,  pensant  que  cet  homme  ex- 
traordinaire avait  quelque  chagrin  mor- 
tel sur  le  cœur,  chargea  un  de  ses  domes- 
tiques ,  à  qui  il  le  montra ,  de  le  suivre 
avec  soin  quand  il  sortirait  de  l'église,  et 
de  l'inviter  à  venir  à  la  maison  de  M.  Ey- 
sen.  L'étranger  se  rendit  sans  difficulté 
à  l'invitation  du  prélat,  qu'il  trouva  à 
table  avec  ses  nombreux  convives.  Il  fit 
d'abord  quelques  difficultés  pour  répon- 
dre aux  questions  de  l'évéque  ;  mais , 
pressé  par  ses  sollicitations  et  celles  des 
convives  ,  le  Juif-Errant  (car  c'était  lui) , 
touché  de  cette  bonne  hospitalité  germa- 
nique ,  consentit  à  s'asseoir  à  côté  de  l'é- 
véque de  Slewich,  et  à  raconter  son  his- 
toire. Nous  allons  le  laisser  parler.  Le 
récit  de  ses  jeux  d'enfant  va  amener  une 
ingénieuse  et  touchante  légende  sur  l'o- 
rigine du.  bois  de  la  croix. 


CHAPITRE  II. 


La  naissaDce  et  les  premières  années  du  Juif- 
Errant. 


I  Je  suis  né  de  la  tribu  de  Nephlali , 
après  la  création  du  monde  .'J002,  trois 
années  avant  que  notre  roi  ilérode  fît 
mourir  ses  deux  cnfans  Alexandre  et 
Arislobule,  par  ordre  de  l'empereur  Au- 
guste. jMon  nom  est  Ahasvérus.  JMon  père 
était  charpentier  de  son  métier;  ma  mère 
était  couturière,  elle  travaillait  aux  ba- 
bils des  lévites,  lesquels  elle  savait  bro- 
der en  perfection;  mes  parens  me  tirent 
apprendre  à  lire  et  à  écrire  ,  et  quand  je 
fus  un  peu  plus  avancé  en  Age,  on  me 
donna  ù  lire  le  livre  de  la  loi  et  celui  des 
prophètes.  Outre  ces  livres  qu'on  me 
donna,  mon  père  en  avait  un  grajul  qui 
étuil  vieux  cl  relie  cnpaieUcmin.  dont  il 


avait  hérité  de  ses  ancêtres  ,  dans  lequel 
j'ai  lu  des  choses  admirables;  je  vous  en 
dirai  quelque  peu  ,  à  cause  qu'il  touche 
à  mon  histoire. 

«  Quand  notre  premier  père  Adam  et 
sa  femme  Eve  eurent  deux  enfans  ,  savoir 
Gain  et  Abel  ,  ils  crurent  qu'un  de  ces 
deux  enfans  serait  le  Messie,  et  qu'il  leur 
pardonnerait  le  péché  de  désobéissance. 
Leur  espérance  s'évanouit  bientôt,  car 
Caïn  tua  son  frère  Abel ,  pour  laquelle 
mort  Adam  pieu  ra  pendant  cent  ans. 
Enfin,  ayant  encore  eu  plusieurs  enfans, 
fils  et  filles ,  et  voyant  que  le  temps  de  sa 
mort  approchait,  il  appela  son  jeune  fils 
Seth  ,  et  lui  dit  :  Allez  vous-en  au  Paradis 
terrestre  ,  et  demandez  à  l'ange  Gabriel, 
qui  est  avec  une  épée  flamboyante  pour 
le  garder,  qu'il  me  laisse  encore  une  fois 
entrer  dedans  avant  de  mourir.  Seth,  qui 
ignorait  tout  cela,  s'y  en  alla,  trouva 
l'ange  comme  il  lui  avait  dit,  et  fit  son 
message.  Mais  l'ange  lui  dit  :  Votre  père, 
ni  vous,  ni  vos  descendans  n'entreront 
jamais  dans  le  Paradis  terrestre ,  mais 
bien  dans  le  céleste.  Ayant  dit  cela,  il  lui 
laissa  voir  de  loin  ce  charmant  lieu  de 
beauté,  où  son  père  et  sa  mère  avaient 
demeuré,  et  où  ils  avaient  commis  le  pé- 
ché de  désobéissance. 

»(  Quand  Seth  eut  vu  ce  charmant  sé- 
jour, il  en  fut  surpris  et  en  eut  une  telle 
tristesse  qu'il  se  mit  à  pleurer.  Sa  dou- 
leur fut  fort  vive;  il  s'en  alla;  mais 
l'ange  le  rappela  et  lui  dit  :  f^otre  pire 
doit  bientôt  mourir  ;  tenez  j  voilà  trois 
pcpins  du  fruit  de  L'arbre  de  fendu  ,  ci 
lorsque  votre  pcrc  sera  mort  j  mettez  ces 
trois  pépins  sur  sa  langue,  et  enterrcz-lc 
ainsi.  Et  puis  Seth  s'«'n  alla,  et  accomplit 
avec  exactitude  tout  ce  que  l'ange  lui 
avait  commandé. 

11  faut  savoir  qu'au  même  endroit  où 
Adam  fut  enterre,  quelque  temps  .ipiès 
il  crût  trois  arbres ,  qui ,  avec  le  temps  , 
vinrent  toujours  de  plus  en  plus  grands 
jusqu'ù  ce  (|u'ils  portèrent  leur  fruit,  qui 
était  si  beau  à  voir,  qu'on  ne  pouvait  rien 
souhaiter  de  plus  agréable  A  la  vue;  mais 
il  était  amer  au  goût  et  fort  sablonneux  ; 
il  n'était  pas  mangeable  :  c'est  pour  cela 
que  ces  arbres  demeurèrent  là ,  et  qu'on 
n'en  lit  aucun  cas. 

.  Quand  nos  ancêtres  fui  eut  menés  es- 
clavci  eu  i^ovpte,  Moisc  vit  une  forêt  ar- 


96 


rOÉSIE  RELIGIEUSE.  -  CYCLE  DES  APOCRYPHES, 


dente  iti  où  il  parla  h  Dieu  :  c'est  daus 
cette  inénie  lort'l  qu'il  prit  la  verj^e  avec 
laquelle  il  fU  tant  de  prodi^^es,  comine  en 
présence  de  Pliaraon  il  lit  chanj^'er  celte 
verge  en  serpent ,  lit  ouvrir  la  mer ,  lit 
sortir  une  fontaine  hors  d'un  rocher,  et 
beaucoup  d'autres  miracles  (pie  vous 
pouvez  lire  dans  la  sainte  Ecriture. 

u  Quaml  nos  pères  furent  venus  dans  la 
Terre  promise,  ils  commencèrent  à  hAtir 
des  villes  et  de  grands  chAteaiix  pour  se 
défendre  contre  leurs  ennemis  :  il  faut 
savoir  que  lesdits  arbres  dont  nous  avons 
ci-devant  fait  mention,  étaient  encore  en 
leur  même  endroit:  ils  étaient  sur  une 
montagne  où  la  ville  de  Jérusalem  fut 
bAtie,  et  ces  arbres  demeurèrent  hors 
des  murailles  de  la  ville  ,  jusqu'à  ce  que 
le  Roi-Prophète  ,  David ,  après  la  mort 
du  roi  Saiil,  les  ht  entourer  de  murailles, 
et  ht  bAlir  auprès  une  demeure  pour  lui, 
à  cause  que  les  fruits  de  ces  arbres  étaient 
extrêmement  beaux  à  la  vue ,  et  qu'il  ne 
se  pouvait    rien  voir  d'aussi  charmant. 
Une  fois,  ayant  cueilli  trois  de  ces  pom- 
mes, il  en  coupa  une  en  deux;  il  n'y 
trouva  autre  chose  que  de  la  terre  ;  dans 
la  deuxième  il  y  trouva  écrit  :  Chasche- 
c'rt^,  c'est-à-dire,  il  accepte  ceci  en  amour i 
dans  la  troisième  il  trouva  toute  la  pas- 
sion de  rsotre-Seigneur  Jésus-Christ,  la- 
quelle le  l\oi-Prophète  avait  prédite  dans 
ses  Psaumes.  Enfin ,  pour  abréger  l'his- 
toire .  après  différentes  guerres  entre  les 
rois  d'Israël  et  d'autres  pays ,  la  ville  de 
Jérusalem  fut  détruite  de  fond  en  com- 
ble ,   après   avoir    été    ruinée   plusieurs 
fois.  J^e  palais  de  David  était  sur  ladite 
montagne,  et  lesdits  arbres  éloignés  de 
ladite  ville  d  un  quart  de  lieue  ;  et  cela 
est  demeuré  dans  son  entier  jusqu'à  ce 
qu'Antipater.  père  du  roi  llérode  (1) .  fit 
abattre  le  palais  et  lesdits  arbres  en  l'an 
3î).3(),  pour  rendre  le  terrain  plus  spa- 
cieux, qui  était  un  endroit  destiné  à  faire 
mourir  les  malfaiteurs  ;  et  celte  monta- 
gne fut  appelée  C.olf^ola.  Lesdits  arbres 
furent  menés  dans  la  ville  de  Jérusalem, 
proche  du  Temple,  contre  une  grande 
murailic,  où  je  me  suis  assis  plusieurs 
foisdessus,  ctoù  j'aijouéavec  mescamara 

(I)  Erreuk  hisloriquo.  Ifc.roile  1  n'clail  pas  fils 
d'Antipalcr,  maM  son  ncvrvi.  Il  avail  eu  pour  père 
Aridlobulc  ;  lib  d  U(.iodc-lc-(jraud. 


des  plus  de  mille  fois.  Ce  sont  les  mêmes 
arbres  qui  ont  servi  à  faire  la  croix  où 
iNotre  Seigneur  Jésus-Christ  a  été  cru- 
cilié.  » 

Jj'idée  de  faire  mourir  le  Sauveur  des 
hommes  sur  une  croix  provenant  d'un 
pépin  de  l'arbre  fatal  dont  le  fruit  avait 
séduit  et  perdu  le  genre  humain  dans  ses 
auteurs;  l'idée  plus  ingénieuse  encore 
de  faire  croître  ce  pépin  dans  la  cendre 
de  nos  premiers  parens  ,  nous  a  toujours 
paru  l'une  des  plus  attachantes  imagina- 
tions de  la  poésie  du  moyen  âge.  On  la 
verra  s'embellir  plus  tard,  quand  l'au- 
teur, racontant  la  passion  de  Jésus-Christ, 
nous  montrera  la  croix  ,  faite  de  l'arbre 
qui  avait  crû  sur  la  tombe  d'Adam  et  s'é- 
tait nourri  de  sa  substance  ,  s'élever  sur 
cette  même  tombe,  et  le  sang  divin  du 
Rédempteur  couler  jusqu'à  la  cendre  gla- 
cée du  père  des  hommes  et  la  ranimer. 
Mais  revenons ,  pour  le  moment,  à  l'his- 
toire du  Juif- Errant  ;  elle  renferme  en- 
core quelques  détails  mythiques  intéres- 
sans. 

Ahasvérus  avait  neuf  ans  quand  un 
jour  il  entendit  son  père  dire  à  sa  mère 
qu'il  venait  d'arriver  à  Jérusalem  trois 
rois,  qui  cherchaient  après  un  roi  nou- 
vellement né  ,  qu'ils  voulaient  adorer. 
Il  courut  après  eux,  dit-il,  et  les  at- 
teignit au  moment  où  ils  allaient  entrer 
à  Bethléem.  11  les  décrit  comme  nous  les 
représentent  tous  les  tableaux  du  moyen 
Age  :  les  deux  premiers  grands  et  forts , 
le  troisième  d'une  stature  ordinaire  avec 
le  teint  noir  et  la  figure  africaine.  De  ce 
moment  jusqu'à  la  fuite  en  Egypte,  le  ré- 
cit d'Ahasvérus  ne  contient  rien  d'impor- 
tant ou  qui  ne  soit  dans  les  Évangiles. 
Mais  le  voyage  de  la  sainte  famille  à 
travers  le  désert  est  plein  de  ciconstan- 
ces  merveilleuses,  empruntées  sans  doute 
à  quelque  évangile  apocryphe  ,  qui  doit 
n'être  pas  arrivé  jusqu'à  nous  ;  car  , 
à  quelques  exceptions  près ,  nous  ne  les 
avons  trouvées  dans  aucun  des  recueils 
connus. 

(1)  Celte  tradition  des  trois  rois  ne  proure  pas 
•lu  tout ,  comme  on  a  touIu  le  dire  ,  la  date  relative- 
ment récente  de  la  légende  du  Juil-lirranl,  puisqu'il 
est  prouvé  qu'elle  remunlo,  dans  tous  ses  détails,  aux 
niiquièmc  et  sixième  sièc  les  de  PiicUse.  Voy.  Thilo, 
Cudcu.  afocr>jj)hut ,  p.  3o8. 


PAR  M.  DOUHAIKE. 


97 


<i  Quand  la  sainte  famille  partit  pour 
s'en  aller  en  Egypte  ,  dit  Ahasvérus ,  il 
faut  savoir  que  Marie  ,  regardant  de 
temps  en  temps  derrière  elle ,  aper- 
çut des  soldats  qui  venaient  ;  elle  en 
eut  une  telle  épouvante  qu'elle  fût 
tombée  de  son  âne  ,  si  Joseph  ne  l'eût 
secourue.  Ils  aperçurent  un  grand 
chêne  sous  lequel  ils  s'allèrent  promp- 
tement  cacher;  et  sitôt  qu'ils  furent 
dessous ,  les  branches  du  chêne  s'a- 
baissèrent ,  et  par  ainsi  ils  furent  cou- 
verts :  les  soldats  passèrent  leur  chemin 
sans  apercevoir  la  sainte  famille  ;  quand 
ces  assassins  furent  passés  ,  les  branches 
de  l'arbre  se  dressèrent  comme  aupara- 
vant ,  et  la  sainte  famille  poursuivit  son 
voyage. 

«  Le  jour  après  ils  vinrent  dans  le  dé- 
sert ;  ayant  fait  un  assez  grand  chemin  , 
ils  eurent  une  nouvelle  alarme ,  voyant 
qu'il  sortait  hors  d'un  trou  deux  assas- 
sins ,  qui  prirent  d'abord  Joseph  et  Ma- 
rie avec  son  enfant,  et  les  menèrent  un 
peu  à  l'écart,  où  ces  voleurs  avaient  leur 
demeure  ,•  ils  demandèrent  à  Joseph  et  à 
Marie  d'où    ils    étaient?  Marie   devint 
toute  troublée.  Dans  cet  instant ,  Jésus 
regarda  ces  voleurs  avec  une  mine  riante, 
et  leur  toucha  tellement  le  cœur,  qu'in- 
continent il  fit  délier  Joseph,  car  quand 
ils  le  prirent  ils  le  lièrent  d'abord.  Un 
d'eux  commanda  à  sa  femme  d'apporter 
un  linge  blanc  pour  l'Enfant-Jésus,  et  fit 
donner  à  boire  et  à  manger  à  Joseph  et 
à  Marie.  Il  faut  savoir  que  la  femme  de 
ce  voleur  avait  un  enfant  hydropique,  et 
comme  elle  avait  pris  l'Enfant-Jésus  et 
l'avait  lavé  et  mis  de  nouveaux  linges, 
elle  en  lit  autant  au  sien;  mais  voyez 
tout  à  coup  quel  miracle  ;  la  mère  n'eut 
pas  plus  tôt  lavé  son  fils  dans  la  même 
eau  où  Jésus  avait  été  lavé,  que  voilà 
l'enfant  guéri  :  le  voleur  et  sa  femme  fu- 
rent bien  surpris  de  voir  une  telle  chose. 
Joseph  et  Marie  furent  bien  servis  ,  et  on 
leur  donna  la  meilleure  chambre  pour 
se  reposer;  le  lendemain  au  malin,   le 
voleur  hîur  donna  à  déjeûner,   mit   iMa- 
rie  dessus  son  Ane,  les  conduisit  jusqu'à 
ce  qu'ils  furent  sur  \o.  grand  clioinin  ,  cl 
leur  souhaita  un  bon  voyage.  Il  adressa 
ces  paroles  à  Jésus  :  «  Seigneur  .j  e  crois 
pour  certain  que  vous  êtes  plus  (prun 
houune ,  car  je  n'ai  pas  eu  le  cœur  de 


vous  tuer;  vous  êtes  les  premiers  gens 
qui  soient  sortis  de  ma  maison  en  bonne 
santé  ,  et  pour  cela  ,  Seigneur  ,  ressouve- 
nez-vous de  moi  et  de  ma  misérable  vie,  > 
et  il  s'en  alla  en  pleurant.  Celui-ci  est  le 
môme  voleur  ,  selon  le  témoignage  de  la 
sainte  Vierge,  qui  fut  crucifié  avec  Jé- 
sus ,  et  qui  dit  :  Seigneur ,  ressouvenez- 
vous  de  moi  quand  vous  serez  dans  votre 
royaume. 

<  La  sainte  Famille,  poursuivant  son 
voyage ,  arriva  hors  du  désert  environ 
midi;  Marie  descendit  de  son  âne  pour 
prendre  quelque  peu  de  repos ,  à  cause 
qu'elle  était  fort  fatiguée;  elle  se  mit  à 
l'ombre  sous  un  dattier  ,  pendant  que 
Joseph  s'en  fut  chercher  quelque  peu 
d'herbe  pour  son  âne.  Marie  regardant 
en  haut  de  l'arbre,  vit  que  les  dattes 
étaient  mûres,  et  comme  ce  fruit  parais- 
sait fort  beau,  elle  aurait  bien  souhaité 
d'en  manger;  mais  elle  ne  pouvait  pas  y 
atteindre,  à  cause  que  les  branches  étaient 
trop  hautes;  mais  comme  elle  avait  un 
grand  désir  de  manger  de  ce  fruit ,  voilà 
qu'une  branche  de  cet  arbre  s'abaisse 
jusque  sur  son  giron  :  elle  en  cueillit  tant 
qu'elle  en  voulut  :  Marie  et  Joseph  en  ii- 
rent  leur  repas.  La  datte  est  un  fruit  à 
peu  près  comme  les  citrons ,  mais  un  peu 
plus  grand  ,  approchant  du  goût  des 
oranges. 

«  Enfin,  ils  poursuivirent  leur  chemin, 
il  faut  savoir  que  le  pays  d'Egypte  est 
éloigné  de  la  Judée  de  seize  journées  d'un 
homme  qui  sait  raisonnablement  mar- 
cher; étant  arrivés  eu  Egypte,  parfont 
où  la  sainte  Famille  passa,  tous  les  faux 
dieux  d'Egypte  tombèrent  à  la  renverse; 
quantité  d'Egyplious  vinrent  adorer  la 
sainte  Famille;  d'autres  Ei^yptiens  vin- 
rent réprimander  leurs  gens  de  ce  qu'ils 
se  prosternaient  en  terre  pour  des  gens 
qui  n'étaient  pas  plus  qu'eux  :  mais  ceux- 
ci  leur  répondirent  :  iVcv  dicu.r  sont  tom- 
bés en  leur  présence,  jwnrquoi  ne  ferions- 
nous  pas  de  f/iérne.'  Après  quelque  ten^ps 
de  séjour  en  Egypte,  un  ange  apparut  à 
Joseph  dans  sou  sommeil,  et  lui  com- 
manda de  retourner  en  Judée,  où  le  roi 
lléiode  était  mort  misérablement. 

Les  circonstances  que  nous  venons  de 
rapporter  ne  se  renconlrent  pas  dans 
tontes  les  éditions  de  la  légeiuii-.  l'.lles 
manquent  nolamiuenl  dans  tous  les  excni- 


98 


ror.sîn  reltcteuse.  — 


plaires  d'une  dalo  un  pcMi  récenle.  l*ro- 
bablenient  ellesaiiroul  paru  trop  apocry- 
phes aux  niodcnies  cclileurs  de  la  IhbUo- 
ihi-ijiic  JJlcuc.  Ces  messieurs  sont  si  scru- 
puleux d'habilude! 

I  ISous  ne  suivrons  pas  yMiasvérus  dans 
sa  narration,  qui  en  beaucoup  d'endroils 
manque  dinh^rîl,  bien  ([u'il  y  soil  pres- 
que exclusiveuienl  question  de  Jésus  et 
(le  ses  parons,  l.e  l)on  U'^j^endaire  qui  le 
fait  parler  trouve  aux  petits  détails  de  la 
vie  de  famille  un  charme  qui  ne  serait 
pas  goûté  par  tout  le  monde.  JNous  ve- 
nons immédiatement  aux  scènes  de  la 
Passion,  dont  le  récit  amène  l'affreuse 
légende  de  Juiias  Iscariolh,  cet  autre  type 
du  Juif  déicide. 

*  Je  vous  conterai  sa  généalogie,  dit 
Ahasvérus.  Son  pore  était  sorti  de  la 
Iribu  de  r»uben  ;  il  était  jardinier,  et  il 
faisait  quelque  négoce  en  terre  et  en  ar- 
bres. (^)uand  la  mère  fut  enceinte  de  son 
dernier  enfant,  qui  était  ce  même  Judas, 
elle  songea  qu'elle  enfanterait  un  enfant 
qui  avait  une  couronne  en  sa  main,  la- 
quelle couronne  il  jetait  en  terre  et  bri- 
sait avec  ses  pieds.  De  là,  ce  même  en- 
fant alla  près  de  son  père,  qu'il  tua. 
Quand  cela  fut  fait,  il  s'en  alla  au  tem- 
ple, où  il  brisa  tous  les  ornemens ,  vo- 
lant tout  ce  qui  était  de  quelque  valeur, 
et  puis  s'en  alla. 

«  Sa  mère  étant  éveillée  et  fort  alarjnée 
d'un  si  terrible  rêve,  le  conta  à  son  mari, 
qui  alla  demander  partout  ce  que  pou- 
vait signifier  un  tel  songe;  à  la  lin  on 
lui  dit  (|ue  cela  signifiait  (fii'il  aurail  un 
fils  i/ui  tuerait  un  roi  cl  son  pcie,  et  au- 
rait une  si  grande  avarice  pour  amasser 
de  l'argent,  qu'il  ferait  toutes  les  nic- 
chanceti's  imaginables . 

i  Quand  le  père  de  Judas  eut  entendu 
cela,  il  fut  fort  triste;  et  pour  éviter  un 
si  grand  malheur,  lui  et  sa  femme  pri- 
rent resolution  entre  eux  que  dès  le  mo- 
ment ((ue  l'enfant  sérail  né  de  le  mettre 
dans  une  cassette  sur  une  rivièio,  afin 
que  le  courant  de  l'eau  l'emmenAt.  C(;la 
arriva  connue  ils  avaient  projeté  :  Judas, 
étant  Agé  de  dix  jours,  fut  porté  par  son 
père  dans  la  rivière  du  Jourdain,  laquelle 
se  décharge  dans  la  mer  Méditerranc-e  (1  ). 
Cette  cassette  dans  laquelle  était  Judas 

Cl)  Ou  sa  il  4uiour<l'liai  qu  au  lieu  Uo  ne  rcudrc 


CYCLK  DES  APOCRYPHES, 

fut  poussée  par  le  vent  dans  l'île  de  Can- 
die. J^e  roi  de  cette  île  se  promenant  avec 
sa  femme,  apercent  cette  cassette  llotter 
sur  l'eau.  11  lu  lit  chercher  pour  voir  ce 
qu'il  y  avait  dedans.  Elle  fut  ouverte,  et 
on  y  trouva  un  bel  enfant,  auquel  on 
donna  quelque  rafraîchissement  pour  le 
fortifier,  parce  qu'il  était  très  faible.  Le 
roi  donna  ordre  qu'il  fut  élevé.  Quand  il 
eut  atteint  Tûge  de  six  ans,  il  le  fit  nom- 
mer Judas,  parce  qu'on  voyait  à  seshabil- 
lemens  que  c'était  un  enfant  juif. 

<  Judas  fut  élevé  avec  le  fils  du  roi 
pour  lui  servir  de  compagnie.  Le  jeune 
prince  était  d'un  an  plus  vieux  que  Ju- 
das. Quand  ils  vinrent  plus  en  âge,  il  re- 
marqua que  Judas  dérobait  de  l'argent 
ou  quelque  autre  chose ,  et  par  ainsi  qu'il 
s'accoutumait  à  voler.  Le  jeune  prince  le 
dit  au  roi  son  père,  lequel  fit  appeler 
Judas,  et  le  fit  incontinent  fouiller.  On 
lui  trouva  de  l'argent,  des  bagues  de 
grand  prix  et  quelques  joyaux,  qu'il 
avait  pris  à  la  reine  et  au  prince.  Le  roi 
le  fit  fouetter,  et  lui  dit  :  f^ous  n'ctcs  pas 
mon  fils, encore  que  vous  en  portiez  le 
nota  ;  vous  n'êtes  qu'un  enfant  trouvé  que 
l'on  a  tiré  de  Veau ,  et  vous  n'avez  été 
élevé  à  la  cour  que  par  charité.  Judas,  à 
ces  paroles,  eut  une  telle  rage  au  cœur 
de  n'être  point  ce  qu'il  pensait  être ,  qu'il 
prit  la  résolution  d'en  tirer  vengeance. 
S'imaginant  que  le  jeune  prince  était 
cause  de  son  malheur,  il  épia  le  temps  et 
comment  il  s'y  prendrait.  L'occasion  se 
présenta  bientôt.  Étant  allés  se  prome- 
ner ensemble,  et  arrivant  dans  un  petit 
bois,  il  prit  une  bûche,  et  lui  en  donna 
un  si  grand  coup  sur  la  tête  qu'il  le  tua. 
Ayant  fait  cela,  il  prit  la  fuite  du  côté  de 
la  mer,  où  il  trouva  un  vaisseau  qui  al- 
lait en  lOgyplej  de  là  il  revint  ^  pied  à 
Jérusalem  ,  où  il  trouva  l'occasion  de  se 
mettre  au  service  chez  un  grand  sei- 
gneur, parce  qii'il  était  circoncis,  ce 
qu'il  ne  savait  pas  lui-même.  On  lui  ap- 
prit la  loi  des  Juifs  et  les  coutumes  dis- 
raid. 

«Quelque  temps  après,  son  maître 
l'envoya  acheter  de.»  pommes,  et  lui  en- 
seigna la  maison.  Celait  justement  celle 
de  son  père;  mais  il   ne  la  connaissait 

dans  la  lUi-rfil^rranée ,  le  Jotiidaia  SO  décharge  tout 
JiDlilcmcnl  duiii  la  Ittcr-Morle. 


PAR  M.  DOUHAIRE. 


99 


pas  ;  et  comme  il  avait  toujours  envie 
d'amasser  de  l'argent,  il  monta  sur  la 
muraille  du  jardin,  et  commença  à  cueil- 
lir des  pommes.  Son  père  se  trouvant  là 
par  hasard,  lui  dit  :  Pourquoi  venez-vous 
me  voler  mes  pommes?  et  lui  dit  encore 
quelques  autres  paroles  piquantes.  De 
quoi  Judas  entra  en  fureur,  le  prit  par  la 
tête,  et  lui  donna  tant  de  coups  qu'il  le 
laissa  pour  mort  :  puis  il  prit  ses  pom- 
mes ,  et  s'en  alla.  Le  lendemain  ,  sa  mère 
vint  faire  ses  plaintes  à  son  maître,  et 
lui  dit  que  son  mari  était  à  la  mort  des 
coups  que  Judas  lui  avaitdonnés.  D'abord 
on  le  mit  en  justice,  et  on  porta  contre  lui 
cette  sentence,  que  d'abord  que  le  blessé 
serait  mort  il  épouserait  la  veuve  :  ce  qui 
est  arrivé  peu  de  temps  après.  Par  ainsi 
Judas  se  maria  avec  sa  propre  mère,  et 
puis  on  lui  donna  le  surnom  à'Iscariothy 
qui  signifie  en  notre  langue  ;;ze;^r^r/e/' ou 
homicide.  Il  vécut  long-temps  avec  sa 
mère,  et  a  été  connu  sous  le  nom  de 
Judas  Iscarioth. 

€  Judas  vivant  ainsi  avec  sa  mère,  il 
arriva  qu'allant  se  coucher  et  ôtant  ses 
bas .  sa  mère  aperçut  que  les  deux  doigts 
d'un  pied  étaient  attachés  ensemble.  Elle 
lit  un  grand  cri  en  disant  ;  O  Seigneur! 
je  vois  que  mon  songe  n'est  que  trop  vé- 
ritable et  qu'il  est  accompli  ;  car  les  or- 
teils de  l'enfant  qu'ils  avaient  mis  en  la 
rivière  étaient  aussi  ensemble;  et  plus 
cette  femme  regarda  Judas,  plus  elle 
trouva  en  sa  physionomie  que  c'était  son 
lils;  et  ce  qui  le  vérifia  encore  mieux, 
c'était  une  tache  grise  qu'il  avait  aux 
tempes  comme  son  enfant  avait  pareille- 
ment; et  voilà  comme  Judas  fut  re- 
connu. » 

Ce  mélange  do  souvenirs  juifs  et 
païens,  cet  amalgame  d'horreurs  em- 
pruntées à  l'histoire  d'iJIùlipo,  de  Moïse 
et  de  Pilale,  caractérise  à  merveille  le 
moyen  ûge,  où  toutes  les  traditions  llot- 
taient  confuses,  et  où  l'imagination  des 
écrivains  faisait  arme  de  tout.  S'agit-il 
pour  eux  d'un  grand  roi  à  mettre  en 
scène?  Vile ,  le  trouvère  se  met  à  l'œu- 
vre ;  il  invoque  son  érudition,  fait  poser 
devant  lui  David,  Enée,  Alexandre, 
Charlemagne,  et  de  leurs  traits  réunis  il 
fait  une  merveilleuse  ligure  de  monar- 
que qui  lî;:jure  admirablement  sur  un 
champ  de  bataille,  et  qui  tronc  à  ravir 


dans  une  cour  plénière.  Même  procédé 
pour  faire  un  sage  :  c'est  alors  à  tous  les 
philosophes  passés  qu'on  emprunte  les 
élémens  de  cette  création.  C'était  ici  le 
plus  criminel  et  le  plus  vil  des  hommes 
qu'il  fallait  peindre;  le  légendaire  a  fait 
appel  à  ses  livres,  il  leur  a  demandé  ce 
qu'ils  avaient  de  plus  noir,  et  il  a  été 
servi  à  point. 

Revenons  à  Ahasvérus,  dont  Judas 
.nous  a  éloignés.  Nous  l'avons  dit,  c'était 
un  homme  du  peuple,  d'une  instruction 
médiocre,  d'une  intelligence  bornée,  et 
partisan  fanatique  des  Scribes  et  des  Pha- 
risiens. Curieux  et  avide  de  nouvelles,  il 
était  sorti  au  premier  bruit  de  la  marche 
du  Christ  pour  se  rendre  au  lieu  du  sup- 
plice. 

«  J'étais  à  ma  porte,  dit-il  dans  un  ré- 
cit que  nous  reproduisons  intégralement 
pour  n'en  pas  effacer  la  forme  et  la  cou- 
leur populaires,  et  je  vis  les  gens  courir 
en  répétant  :  On   va  crucifier  Jésus!  Je 
pris  alors  mon  enfant  sur  mes  bras  pour 
le  lui  faire  voir.  En  ce  moment,  j'aperçus 
Jésus   qui    venait    chargé   d'une  lourde 
croix ,  sous  laquelle  il  chancelait  ;  il  s'ar- 
rêta devant  ma  porte  ,  voulant  se  reposer 
un  peu.  .Alais  moi ,  prenant  cela  pour  un 
grand  affront,   je  dis  à  Jésus-Christ  ces 
paroles  fort  aigres  ;  Allez,  allez,  allez- 
i>ous-en  de  tnaporle^je  ne  veuapas  quhin 
scélérat  se  rej)ose  là.   D'abord  Jésus  me 
regarda  d'un  air  triste,  et  me  répondit  :/e 
vais  et  je  reposerai;  vous,  vous  marcherez 
et  vous  ne  reposerez  pas  ,  vous  marcherez 
tant  que  le  monde  sera  monde ,   et  jus- 
(juau  dernier  jour  du  jugement.  Allez  ^ 
vous  me  verrez  assis  à  la  droite  de  mon 
Père  pour  juger  les  douze  tribus  t/ui  me 
crucifieront.  D'abord  j'ai  mis  mon  enfant 
en  bas  de  mes  bras,  et  j'ai  suivi  Jésus. 
La   première  personne  que  je  vis,  ce  fut 
\  éronique   q\ii  vint  essuyer  la  face  de 
Jésus  avec  un  linge,  et  sa  face  y  demeura 
empreinte  ;  nu  peu  plus  loin,  je  vis  Ma- 
rie et  d'autres  feunnes  (|tu  pleuraient ,  et 
vis    passer    wn    ouvrier    qui    avait    une 
manne,  avec  des  clous  et  un  marteau.  U 
prit  un  des  clous,  et   l'approcha  au  nez 
de  Marie  en  ili«aiit  :  f'ojez,  femme,  c'est 
avec  ces  clous  *fue  votre  fils  sera  cloué. 
Je  m'en  allai  avec   lui  jusqu'à  la  monta- 
gne. Liant  venus  là,  ils  prirent  la  croix  et 
la  mii'cut  pai  .tenu;  puis  il:>  imèul  do 


100 


POÉSTE  HELIGIEUSE.  -  CYCLE  DES  APOCRYPHES, 


grands  trou»;  peiulanl  fjiie  los  autres  va- 
lets  (lu    boiirreaii    drpouillùren!    Jt^sus. 
Etant  (iépoiiillt^  tout  nu  on  prt^sence  de 
tout  h'  monclt'.  aucuns  dt'lournèrcnt  U»urs 
yeux  pour  ne  point  voir  un  si  triste  spec- 
tacle ,  tl'autres  riaient  et  s'en  moquaient, 
^l.irie  ôtant  le  liuj^e  de  sa  t«)te,  l'envoya 
pour  couvrir  la  nudité  de  Jésus.  On  le 
crucifia ,  et  la  croix  fut  posée  dans  le 
même  endroit  où  Adam  avait  été  enterré 
et  là  où  étaient  les  arbres  dont  j'ai  parlé. 
Après  que  Jésus  eut   prononcé  quelques 
paroles,  il  mourut.  Alors  l'air  s'obscur- 
cit et  il  survint  une  grande  tempête;  les 
morts  sortirent  de  leurs  tombeaux,  les 
rocbers  se  fendirent,   et  au  pied  de  la 
croix  la  terre  se  fendit  en  deux.  Longin 
vint  avec  une  lance,  et  perça  le  côté  de 
Jésus,  qui  était  mort;  il  sortit  encore  du 
sang  de  la  plaie ,  et  ce  san^^  coula  dans  la 
fente  qui  était  au  pied  de  la  croix,  le- 
quel   précieux    san^    arrosa    les    corps 
d'Adam  et  d'Eve,  lesquels  avaient  été  là 
enterrés,  et  qui  étaient  réduits  en  cen- 
dres. Longin  était  borgne  ;  sitôt  qu'il  eut 
percé  le  côté  de  Jésus-Christ,  il  coula  du 
sang    sur  sa    main,   et   sentant  quelque 
chose  en  son  œil,  il   le  frotta   avec  sa 
main  ensanglantée,  et  d'abord  il  recou- 
vra la  vue.  Ouelque  temps  après  ,  il  se  fit 
baptiser,  et  il  est  mort  martyr.  > 

«Quand  le  Juif-Errant  eut  un  peu  re- 
posé, et  que  chacun  dans  la  compagnie 
eut  dit  son  sentiment  sur  son  histoire,  il 
reprit  ainsi  : 

I  Aussitôt  que  Jésus-Christ  fut  mort,  je 
jetai  la  vue  sur  la  ville  de  Jérusalem  pour 
la  voir  encore  une  fois,  car  j'étais  comme 
contraint  de  la  délaisser;  par  ainsi  je 
commençai  mon  voyage ,  et  ne  savais  pas 
où  j'allais.  Je  passais  de  hautes  monta- 
gnes ;  partout  où  je  vais  je  n'y  saurais 
rester.  En  ce  moment  môme,  il  me  sem- 
ble. Messieurs,  ajouta-t-il  eu  faisant  une 
profonde  révérence  à  la  coni])agnie,  que 
je  suis  sur  des  charbons  ardens;  encore 
bien  ipie  je  sois  assis,  mes  jambes  se  re- 
muent.  et  j'éprouve  une  grande  impa- 
tience de  marcher.  > 

Ce  qui  s»»it  dans  le  récit  d'Ahasvérus 
pourrai!  rire  d'un  grand  intérêt  pour 
J'hisloire  si  nous  possédions  les  exem- 
plaires originaux  de  cette  légende  :  c'est 


l'histoire  de  quatre  voyages  faits  succès-     lome  la  compiif^me  , 

les    parties   du  J  pour  la  cioquièuje  f 


sivem^nt    dans    toutes 


monde.  Il  pouvait  y  avoir  là  d'imporlans 
renseignemens  sur  les  opinions  du  moyen 
âge  touchant  l'état  et  les  populations  des 
contrées  inconnues  du  globe;  malheu- 
reusement ces  pages  ont  élé  mutilées  si 
souvent  et  d'une  façon  si  stupide,[qu'elles 
n'ont  plus  aucune  valeur,  ^ous  ne  cite- 
rons donc  que  celles  qui  terminent  le  ré- 
cit d'Ahasvérus;  elles  sont  graves,  et 
laissent  dans  l'Ame  une  involontaire  im- 
pression de  tristesse. 

i  Après  avoir  parcouru  tout  le  monde, 
je  retournai  en  Judée;  mais  je  n'y  trou- 
vai plus  ni  parens  ni  amis  ,  car  il  y  avait 
déjà  cent  ans  passés   que  je  ne  faisais 
que  marcher.   Aussi    j'avais    un  grand 
chagrin  de  vivre  si  long-temps.  Je  délais- 
sai encore  une  fois  Jérusalem  ,  puisqu'il 
n'y  avait  plus  personne  qui  me  connût, 
avec  intention  de  me  mettre  dans  tous 
les  périls  imaginables  pour  y  perdre  la 
vie;  car  j'avais  un  mortel  ennui  de  vivre 
si  long  temps;  mais  tout  ce   que  je  fis 
fut  peine  perdue  ,  parce  que  la  parole  de* 
Dieu  devait  être  accomplie.  Je  me  suis 
trouvé  en  plusieurs  batailles,  et  ai  reçu 
plus  de  deux  mille  coups  d'épée  et  d'ar- 
quebuse sans  pouvoir  être  blessé,  étant 
invulnérable  ;  mon  corps  est  dur  comme 
un  rocher,  toutes  les  armes  qui  se  puis- 
sent imaginer  ne  sauraient  me  nuire.  J'ai 
été  sur  mer,  et  plusieurs  fois  j'ai  fait  nau- 
frage :  je  suis  sur  l'eau  comme  une  plume 
et  ne  me  saurais  noyer.  Pour  le  boire  et 
le  manger,  je  m'en  passe  fort  bien;  pour 
les  maladies ,  je  n'en  ai  jamais,  et  ne  puis 
mourir.    J'ai    déjà    parcouru    le    monde 
quatre  fois ,  et  j'ai  vu  de  grands  cliange- 
mens  partout ,  des  pays  ruinés ,  des  villes 
bouleversées,  que  je  serais  long-temps  à 
vous  raconter. 

«  Quand  le  Juif-Errant  eut  fini  son  his- 
toire ,  il  se  leva  pour  s'en  aller  ;  mais  l'é- 
vêque  lui  dit  de  rester  encore  un  peu,  et 
lui  présenta  de  l'argent  pour  faire  son 
voyage.  Le  Juil-Krrant  lui  répondit  ;  Je 
n'en  ai  pas  besoin  ;  je  })eu\  facilement 
demeurer  plusieurs  années  sans  boire  ni 
manger,  encore  que  je  sais  le  faire  aussi 
bien  qu'un  autre.  Touchant  mes  habille- 
m(;ns,  bas  et  souliers,  je  n'en  ai  pas  be- 
soin, parce  qu'ils  ne  s'usent  jamais. 

•t  Et  faisant  une  profonde  révérence  à 
toute  la  compagnie  ,  il  se  mit  en  marche 
ois.  ) 


PAR  M.  DOUHAIRE. 


101 


Voilà,  dans  sa  forme  populaire,  cette 
célèbre  légende  que  le  peuple  lui-même 
oublie  de  jour  en  jour,  et  dont  on  ne 
saura  bientôt  plus  que  la    complainte, 
d'une  naïveté  plus  que  suspecte  ,  que  se 
transmet  oralement   la  caste  des  men- 
diansde  profession.  C'était  pourtant  une 
conception  d'une  rare  profondeur  ;    le 
mythe   même   en   était    très    poétique. 
Quelle  figure  plus  grande  et  plus  saisis- 
sante, en  effet,  que  celle  de  ce  voyageur 
éternel,  condamné  par  une  sentence  di- 
vine à  tout  voir  passer  sans  passer  jamais 
lui-même?  ]Xe  voit-on  pas  jaillir  sponta- 
nément et  comme  de  soi  une  épopée  gi- 
gantesque de  la   vie   de  ce  solitaire  et 
étrange   témoin  des  révolutions  humai- 
nes? Nous  ne  nous  étonnons  pas  que  le 
dix-huitième  siècle  n'ait  fait  avec  cette 
donnée  qu'un  mauvais  roman  satyrique  ; 
les  hommes  de  ce  temps  réduisaient  à 
leur  taille  tout  ce  qu'ils  louchaient.  Mais 
nous  sommes  surpris  qu'un  écrivain  de 
la  trempe  et  de  la  portée  de  M.  Edgard 
Quinet  n'en  ait  tiré  qu'une   obscure  et 
morte  formule  de  philosophie  de  l'his- 
toire (1). 

Nous  voici  arrivés  au  terme  de  cette 
première  période  du  cycle  des  apocry- 
phes, que  nous  avons  appelée  l'époque 
déformation.  La  légende  du  Juif-Errant 
clôt  la  série  des  compositions  isolées  qui 
doivent  se  fondre  plus  tard  dans  ce  vaste 
poème.  Le  moment  de  cette  transforma- 
tion approche;  un  drame  se  prépare 
dont  les  larges  contours  vont  s'ouvrir 
pour  recevoir  tous  ces  élémens  épars, 
toutes  ces  légendes  isolées  qui  ne  se  rat- 
tachent encore  l'une  à  l'autre  que  par  le 
nom  des  personnages  qui  y  figurenl. 
Laissez  se  lever  le  quatorzième  siècle  et 
s'organiser  les  confréries  dramatiques ,  et 
quelque  clerc  du  béguinage  de  Vaien- 
ciennes  ou  de  toule  autre  ville  viendra 
par  son  art  rhctorical  (2)  harmoniser  et 
vivifier  tout  cela  dans  le  Mystlre  de  La 
Passion.  L'Histoire  de  la  Nativité  et  le 
Proici'angile  de  saint  Jacques,  dûment 
ornés  et  amplifiés,  en  feront  les  prcniiè- 

(1)  Voy.  le  J uif- Errant ,  Toman  aUribué  au  comte 
de  Trcssan,  2  vol.  in-1»,  1775.  —  Ahasvcrus , 
poème,  par  Etig.  Quinel ,  1  vol.  in-»". 

(2)  Voyez  fUudcs  sur  les  Mi/stères ,  par  0.  Leroy, 
1  \ol,  in»".  l»aris  ,  UacheUe ,  1»57. 

TOUK  Vin.  —  H»   4f,  lU.'O. 


res journées;  les  légendes  des  apôtres  et 
des  disciples,  celles  en  particulier  de  La- 
zare et  de  Marie-3Iadeleine  ,  fourniront 
au  poète  les  principales  scènes  de  la  Pas- 
sion ;  V Evangile  de  JSicodhne,  la  légende 
de  Pilate,  celle  de  Judas  Iscarioth,  dé- 
fraieront les  derniers  actes  du  drame. 
Seule,  la  légende  d'Ahasvérus  n'y  trou- 
vera pas  place;  cette  sublime  épopée 
n'aurait  pu  y  entrer  qu'à  titre  d'épilo- 
gue, et,  d'honneur,  c'eût  été  abuser  de 
la  patiente  piété  des  spectateurs;  le  mys- 
tère, sans  l'épilogue,  se  composait  déjà 
de  vingt-cinq  journées  ! 

Mais  avant  d'arriver  à  cette  grande  et 
suprême  coordination,  lesLégendesévan- 
géliques  avaient  reçu  pour  la  plupart  de 
riches  développemens,  et  avaient  été  réu- 
nies en  groupes  de  dimensions  plus  ou 
moins  grandes.  Wousparlerons  une  autre 
fois  des  préludes  dramatiques  qui  ont 
préparé  le  Mystère  de  la  Passion.  Au- 
jourd'hui nous  terminerons  cette  leçon 
par  Panalyse  d'un  poème  sur  la  sainte 
Vierge,  qui  pourra  donner  une  idée  des 
inspirations  que  la  muse  chrétienne  em- 
prunta aux  fictions  du  cycle  des  apo- 
cryphes. 

Ce  poème  fait  partie  d'une  Bible  en 
vers  du  treizième  siècle  ,  dont  le  manus- 
crit appartient  à  M.  Leroux  de  Lincy, 
qui,  le  premier,  Pa  fait  connaître  (1\  Il 
porte  le  titre  particulier  :  De  Nostre- 
Danie  sainte  Marie.  Le  poète  débute  par 
faire  un  appel  à  l'attention  de  ses  lec- 
teurs: 

Si  vos  volez  que  je  vos  die 
De  Dieu  et  de  sainte  Marie, 
Or  faites  pais  ,  si  in"cscol«z  , 
Comment  nostrc  sires  nasqui 
Kl  qui  sa  mère  engenui  (2)  ; 
Aussi  comme  sainte  Anne  fut  née , 
(jui  aine  ne  fu  d'onime  eni;onrèe. 
Mais  par  le  terdre  d'un  coutel  (ri). 
En  la  caisse  saint  Eanouel. 
Là  fût  sainte  Aniio  cn[;onnuie, 
<l^)ui  fut  mère  sainte  Marie. 

Puis  il  continue  : 

<  Mille  ans  après  la  désobéissance  du 


(i)  Le  Livre,  des  Légendes,  page  21  ;  l  vol.  iii-3  , 
Paris,  1îk"(;,  flioz  Silvostro. 
(2)  Engendra. 

(."»)  Par  W  frollcnienl,  le  nelloiomcnt  d'un  cou- 
Icaii. 


102 


POÉSin  RELIGIEUSE.  —  CYCLE  DES  APOCRYPHES, 


premier  homme  ,  Dieu  transporla  l'ar- 
bre de  vie  dans  le  jardin  de  saint  Abra- 
ham. Un  aiif^e  vint  avertir  que  sur  cet 
arbre  le  l'ils  de  Dieu  serait  crucitié  ;  (jiie 
la  fleur  de  cet  arbre  donnerait  le  jour  ii 
un  clu'valier  qui  mettrait  au  monde,  sans 
le  concours  d'aucune  l'emme  ,  la  mère 
d'une  vierge  que  Dieu  ciioisirait  pour 
mère.  > 

:^lalf;rè  la  diflicullé  qu'il  y  avait  à  ren- 
dre clairement  ces  détads  généaloj;iques, 
noire  poète,  dit  i^I.  Leroux  de  Lincy, 
s'en  tire  très  bien. 

«  Ami ,  dit  l'ange,  entends-moi.  L'ar- 
bre que  tu  as  ici  planté,  est  celui  où 
Dieu  sera  crucifié,  où  son  cœur  sera 
percé  et  où  coulera  son  sang^.  De  la  ileur 
naîtra  la  mère  d'une  vierge  dont  Dieu 
fera  sa  servante  :  elle  sera  la  mère  de 
notre  Seigneur,  le  roi  du  ciel  ,  le  Créa- 
teur (1).  > 

Le  grand  prodige  arriva  tel  qu'il  était 
annoncé.  Abraham  avait  une  fille  qui 
respira  les  parfums  de  la  fleur  de  l'arbre, 
et  qui  devint  enceinte.  Pour  prouver  son 
innocence  devant  les  Juifs  qui  l'accu- 
saient, elle  consentit  à  entrer  dans  le 
feu,  nue,  en  chemise.  Les  flammes,  res- 
pectant la  jeune  lille,  se  changèrent  en 
fleurs. 

«  11  n'y  eut  pas  un  seul  tison  ,  pas  un 
charbon  qui  ne  devint  une  rose,  une  fleur 
de  lys  ou  d'églantier  (2;.  » 

Un  tel  miracle,  on  le  pense  bien,  réta- 
blit l'honneur  de  la  jeune  fille.  Elle  n'en 
donna  pas  moins  le  jour  à  un  enfant  qui 
devint  chevalier,  puis  roi  ,  puis  empe- 
reur, et  possesseur,  sans  cju'il  en  connût 
toutes  les  propriétés,  de  Varbre  de  vie.  J I 


(1)  Amis  ,  disl-il ,  enten  à  ml; 
Tu  as  un  arbre  planté  ci 
Où  Diex  sera  crucefiés  , 

Les  cuers  perciés  et  aUucliiés  : 
El  si  sera  cuvert  de  sanc 
El  colera  aval  son  flanc. 
El  de  cestc  dor  naislra 
l'ns  (heviiliers  qui  panlera 
La  Mitre  à  icelle  pucèie 
Dont  (James  Dieu  fera  s'auccie  : 
Mcre  «era  noslre  Signor, 
Le  roi  des  cifl  ,  le  Creator. 

(2)  Onqups  n'i  oi  un  sat  tison 

ijui  fusl  enpuis  de  viT  charbon  , 
Qui  ne  fusl  \asp  de  rosier, 
Uu  llor  de  Ijs  ou  d  éjlanlifcr. 


paraît  pourtant  qu'il  soupçonnait  quel- 
que vertu  à  l'arbre;  car,  pour  guérir  des 
malades  ,  il  en  coupa  un  fruit  qu'il  di- 
visa en  différentes  parties,  et  il  essuya 
ensuite  sur  sa  cuisse  le  couteau  dont  il 
s'était  servi.  Mais  ,  ô  prodige  !  le  suc  gé- 
nérateur de  l'ai  bro  s'introduisit  dans  la 
cuisse  ! 

<  Quand  il  vit  le  coutcati  mouillé  par 
le  fruit,  il  l'essuia  sur  sa  cuisse,  qui 
enfla,  et  qui  produisit  la  plus  gentille 
damoiselle  qu'on  ait  vue;  ce  fut  sainte 
Anne,  que  Dieu  aima  tanl  (I).  > 

La  cuisse  de  l'empereur  Fanouel  {c^eat 
le  nom  qu'il  a  dans  le  poème^  grossissait 
clia(|ue  jour  outre  mesure.  En  vain  con- 
sultait-il les  médecins  les  plus  célèbres 
et  les  clercs  les  plus  lettrés,  nul  ne  pou- 
vait trouver  remède  à  son  mal  (2j. 

11  lui  fallut  attendre  neuf  mois  avant 
d'être  délivré,  et  alors  il  accoucha,  par 
la  cuisse,  d'une  charmante  petite  fille. 
Fanouel  n'en  fut  pas  moins  honteux 
d'être  devenu  ainsi  père  ,  quoiqu'il  eût 
pu  s'appuyer,  dit  31.  Leroux  de  Lincy, 
de  l'exemple  de  Jupiter  et  de  quelques 
autres  dieux.  Il  appelle  aussitôt  près  de 
lui  un  chevalier  de  conhance,  et  lui  or- 
donna de  porter  au  milieu  des  bois  sa 
progéniture  ,  et  de  la  tuer  sans  miséri- 
corde. Le  chevalier  obéit;  mais  au  mo- 
ment où  il  allait  frapper  la  victime  ,  une 
colombe  descendant  du  ciel ,  lui  dit  : 

<  Chevalier,  ne  frappe  pas  cet  enfant  ; 
de  lui  naîtra  une  vierge  que  Dieu  choi- 
sira pour  mère  (3;.» 

Le  chevalier  écoule  avec  soumission 
l'ordre   divin  ;  il   dépose   la  jeune  lille 

(I)    Quant  il  vit  le  cautel  moillié 

De  son  beau  fruit  qu'il  ut  taillié, 

A  la  cuisse  le  ressua 

Que  la  cuisse  s'en  enpraingna 

D'une  raoult  gente  damoiselle 

Conques  nus  lions  ne  vit  plus  Ix^lc; 

Ce  fut  sainte  Anne,  dont  je  chaol, 

Que  dam«9  Dicx  parania  tant. 
{'Z)    Aine  n'i  vint  mères  tanl  sénés  , 

Fisiciens  ,  ne  clercs  lellré>  , 

Oui  seust  ilire  la  dolor 

De  la  cuisse  rempércor. 
(r.)    Chevalier  frère  ,  or  te  tien  quoi  : 

Relien  ton  cou  ,  parole  à  moi. 

N'occire  pas  celé  ineschine  : 

De  li  istra  une  virgine 

Oii  Dex  char  cl  sanc  praiidcra 

Qiunl  en  terre  desceodera. 


PAR  M.  DOUHAIRE. 


103 


dans  un  nid  de  cygnes  qu'il  aperçoit  près 
de  là. 

(  Puis  Dieu  prit  soin  de  l'enfant  :  un 
cerf  lui  apporta  sa  nourriture;  il  était 
beau,  et  avait  des  bois  superbes  qui  pro- 
duisaient des  fleurs  de  toutes  les  sortes. 
Chaque  jour,  quand  la  jeune  fille  criait, 
le  cerf,  lui  offrant  des  fleurs,  parve- 
nait à  l'apaiser  si  bien  qu'elle  s'endor- 
mait (I).  > 

Ainsi  éleve'e,  l'enfant  grandit  vite.  A 
l'âge  de  dix  ans,  c'était  déjà  une  fille 
accomplie. 

Un  jour  que  Fanouel  chassait ,  il  ren- 
contre le  cerf  miraculeux,  le  poursuit, 
le  blesse;  et  le  pauvre  animal  se  réfugie 
sous  le  nid  de  la  jeune  fille  ,  qui  recon- 
naît son  père  et  lui  demande  grâce  pour 
le  cerf  sa  nourrice. 

<  Saint  Fanouel  voit  son  enfant  ;  il 
parle  doucement ,  et  dit  :  Belle,  qui  es- 
tu  ?  —  Sire ,  répond  l'enfant ,  ne  le  sais- 
tu  pas?  Je  suis  la  fille  que  tu  portas  dans 
la  cuisse  ;  le  chevalier  auquel  tu  com- 
mandas de  me  tuer  me  laissa  ici  (2).  > 

Fanouel ,  très  étonné ,  emmène  sa  fille, 
et  la  marie  à  Joachim  ,  chevalier  de  son 
empire.  De  celte  union  naquit  3Iarie, 
mère  de  Dieu. 

De  ce  moment,  les  faits  perdent  de  leur 
étrangeté,  et  le  poème  n'est  plus  guère 
que  la  traduction  libre  des  divers  évan- 
giles apocryphes  qui  racontent  la  vie  de 
sainte  Anne  et  la  naissance  de  la  sainte 
Vierge. 

(Ij    Puis  fu  Dex  garde  de  l^enfant  : 

Par  le  sieD  saint  commandemenl 

Li  li  euvoya  sa  provende 

Par  .  1  .  cerf  qui  est  en  la  lende  , 

Qui  mult  estait  paraus  et  biax 

El  durement  estait  isniax  : 

Cornes  avait  mult  assises, 

Flors  i  avait  de  maintes  grises. 

Chaque  jor  est  desos  le  ni  : 

Quant  li  enfant  jetait  .  1  .  cri 

D'une  dos  Hors  le  rapaisait , 

Taut  qui  li  enfès  s'endormait. 
(2)    Saint  Fanoiax  voit  son  enfant , 

Li  a  parlé  moult  doucement. 

Courtoisement  le  salua 

Kt  bi'Iement  lui  demanda  : 

«  Uele  ,  dist-il  ,  et  qui  ies-tu  ? 

«  —  Sire  ,  disl-èle  ,  ne  s<*s-tu  ? 

((  Je  sais  celc  que  tu  portas  , 

u  Par  ta  cuisse  t'en  délivras. 

<(  Li  chevalier  ici  me  misi , 

M  Cui  comiuaada»  qui  m'occ»isl.  » 


Ce  début ,  que  nous  avons  brièvement 
analysé  d'après  M.  Leroux  de  Lincy,  qui 
n'a  fait  connaître  lui-même  que  cette  par- 
tie du  manuscrit,  est  un  curieux  échan- 
tillon du  mélange  d'inspiration  chevale- 
resque et  religieuse  ,  dévote  et  profane, 
pédantesque  et  crédule,  qui  caractérise 
les  rares   productions  chrétiennes   des 
Trouvères.  Il  y  a  ici  en  effet  de  la  Lé- 
gende et  de  l'érudition,  de  la  mytholo- 
gie et  de  la  Bible  ;  le  tout  arrangé  en  ma- 
nière de  roman  féodal.  Ce  bon  Fanouel, 
qui  s'est  inoculé  dans  la  cuisse  une  génie 
damoiselle,  rappelle  évidemment  Jupiter 
et  l'étrange  grossesse  qui  donna  le  jour 
à  Bacchus;  niais  il  fait  souvenir  en  même 
temps  des  divers  passages  de  l'Ancien 
Testament,  où,  dans  la  hardiesse  de  son 
langage  oriental,  l'écrivain  sacré  dit  que 
les  fils  sont  sortis  de  la  cuisse  de  leur 
père.  Quant  à  la  fleur  de  l'arbre  de  vie 
qui  enfante  le  chevalier  dont  la  fille  de- 
vait donner  le  jour  au  Sauveur,  qui  n'y 
voit  une  réalisation  matérielle  et  quelque 
peu  enfantine  de  ce  texte  :  Egredieiur 
virga  de  nidice  Jesse  ,  et  flos  de  radice 
ejus  ascendet  {!)  ? 

M.  Leroux  de  Lincy  a  cherché  vaine- 
ment dans  les  apocryphes  l'origine  de  ce 
mythe  :  nous  n'avons  pas  été  plus  heu- 
reux. Mais  s'il  ne  nous  a  pas  été  donné 
d'en  découvrir  la  source  .  nous  avons  pu 
en  constater  les  dérivations.  Le  nom  de 
Fanouel  ou  Phamiel ,  et  l'histoire  de 
la  gestation  merveilleuse,  se  retrouvent 
dans  la  plupart  des  Légendes  en  prose  de 
sainte  Anne  ,  et  dans  les  histoires  popu- 
laires de  la  sainte  Merge,  postérieures 
au  quinzième  siècle  (2).  Nous  les  rencon- 
trerons encore  avant  la  lin  de  ce  cours. 

P.  DOLHAIRE. 

(1)  Isaie,  il,  1. 

(2)  Cette  légende  de  Fanouel  a  été  dès  le  temps 
où  elle  parut  rohjet  d'une  Tive  critique.  L'auteur  du 
Litre  des  Légendes  cite  un  manuscrit  du  Ireiiiénie 
siècle  du  poémo  do  la  Luncepiion,  de  Uoberl-Wace. 
où  se  trouve  ce  passage  : 

Anne  do  Bclhléem  fu  née  , 
De  flour  i\v  fu  pas  cn[;enrée, 
Ce  saicbiez-Toas  certainement 
Mais  d'omme  cooceue  churuellemeni, 
l  rlics  et  cil  soient  confondu 
(Jui  croient  un  roman  qui  fu  , 
Oiit  dist  ifue  de  fl^ur  icA  iciiuc 
:iciiHi«  Anne  et  cngcnuc. 


1U4 


coins  irAl'vCHITECTUnF,  DF.S  ÉGLISES  DE  RUSSIE, 


1CctUV$  H  ?im. 


COURS  SUR  L'ARClllTECTURL  DUS  UC.LISES  DE  1,A  UUSSIK. 


Deuxième  leçon  (1). 

CoDlinuation  de  la  iloscriplion  de  KijoT.  —  Le  cou- 
vent des  Folchorifs. —  Les  catai  oinbes  ou  kryples 
de  Kijov.  —  Légendes  kijoviennes.  —  Le  purga- 
toire russe. 

Le  couvent  des  Pctcluries  a  550  sagè- 
nes  de  circonférence.  Son  entrée  est  pré- 
cédée d'une  petite  place  en  demi-cercle, 
dont  les  deux   murailles  latérales  sont 
couvertes  de  grandes  fresques.  Elles  re- 
présentent d'un  côté  l'introduction  du 
Christianisme  en  Oukraine  par  des  pré- 
lats et  desmoinesgrecsvélusen  hasiliens, 
et  qui  apportent  processionnellement,  de 
Khersoii  au  grand  Vladimir.  unelNladone 
miraculeuse  :  car  c'est  presque  toujours 
ainsi  que  se  convertit  une  tribu  slave. 
Puis  le  couvent  des  Petchcries  est  fondé; 
on  le  voit  avec  le  paysage  qui  l'entoure^ 
mais  le  plan  de  l'édilice  et  du  temple  a 
été  malheureusement  repeint  et  changé 
de  siècle  en  siècle.  Pourquoi  les  évoques 
du  moyen  Age,  qui  excommuniaient  pour 
des  motifs  souvent  si  légers,  n'ont-ils  pas 
songé  à  déclarer  excommunié  quiconque 
essaierait  de  dénaturer  les  peintures  na- 
tionales et  autres  monumens?  Combien 
de  documens  perdus  sans  retour  auraient 
été  par  là  conservés  à  l'histoire  !  De  l'au- 
tre côté  de  la  place  sont  peints  les  bustes 
de  tous  ces  saints  des  Petchéries ,  dont 
^estor ,  dans  son  J^atcr  icntic  ,  nous  a 
transmis  les  merveilleuses  légendes,  com- 
plément nécessaire  de  la  vie  des  solitai- 
res d'Orient.  Vêtus  de  noir  et  dans  le 
costume  basilien,   chacun  d'eux   a   son 
buste  enchâssé  dans  une  grande  étoile, 
comme  pdur  signifier  qu'il  règne  au  fir- 
mament ,    parmi    les    astres    de    Dkmi  , 
image  empruntée  au  symbolisme  sidéral 
des  gnostiques.  Sous  ces  grandes  peintu- 
res sont  exprimés,  dans  de  petits  carrés, 
des  martyres  et  des  scènes  bibliques,  tels 

(I)  Voir  la  i'«  leçoo  dans  le  n''  12,  t.  vu,  p.  Î31. 


que  les  quarante  saints  plongés  nus  dans 
rétang  de  glace. 

Au   fond  de    celte  place  étroite,   est 
le  portail  du  couvent,  surmonté  d'une 
IMadone  colossale,    entre  deux  person- 
nages également  gigantesques  ,  Antoine 
et   Fêodosc,\Gs  fondateurs  de  la /^/////r. 
Un  long  porche  voûté ,  orné  de  même 
de   saints    icônes  ,    et   surmonté    d'une 
chapelle    à    coupolette    dorée  ,     intro- 
duit dans  la  cour  carrée  du  monastère, 
flanquée  de  petites  maisons,  la  plupart  ù 
pignon  allemand,  c'est-à-dire  en  pyra- 
mide échelonnée.  Dans  chacune  habite 
un  solitaire,  qui  a  devant  sa  porte  un  pe- 
tit jardin   avec  quelques  arbres  et  des 
fleurs.  Au  centre  de  cette  vaste  cour,  en 
partie  pavée,  brille  ,  svelte  et  dégagé,  le 
magnifique  Sobor^   moins  étendu  que  la 
Sophie  j  mais  que  je  regarde  cependant 
comme  le  monument  le  pins  grandiose 
de  la  Russie  ,  pour   la   hauteur   de   ses 
murs  et  de  ses  voûtes,  et  l'ampletir  ma- 
jestueuse de  ses  neuf  coupoles  dorées , 
les  plus  belles  peut-être  de  l'Orient  chré- 
tien.  La   porte  d'entrée  est   précédée , 
comme   à  la  Sophie,   d'une   petite  ter- 
rasse  flanquée   de   deux  chapelles   laté- 
rales, qui  proéminent  comme  d'énormes 
piliers  bontans  hors  du  plan  carré  du 
Sobor,  et  leurs  murs  couverts  en  dehors 
de  grandes  peintures  historiques,   sons 
lesquelles  une  quarantaine  de  petits  car- 
rés représentent  toutes  les  paraboles  de 
l'Évangile,   l'enfant  prodigue ,  la  poutre 
dans   l'œil   d'autrui  ,   le  mauvais   arbre 
avec  la  coignée  ,   etc.   Un   baptême  du 
Christ  surmonte  la  porte  en  arc  maures- 
(|iie, 

1 1  faut  descendre  plusieurs  degrés  pour 
entrer  dans  cet  anti(ine  et  sombre  Soboi-, 
où  le  culte  russe  est  né  ,  et  que  visihnt 
constamment,  depuis  sept  siècles,  les 
pj'U'rins  en  bure  grise  on  en  pe:iu  d'a- 
gneaux blancs;  Slaves  des  deux  rivages, 


PAR  M.  CYPRIEN  ROBERT. 


105 


qui  se  mêlent  à  celte  limite  où  le  sla- 
visme  oriental  embrasse  celui  d'Occi- 
dent. On  les  voit  se  prosterner  en  faisant 
de  nombreux  signes  de  croix,  se  coucher 
d^ms  la  poussière  et  se  relever  allernali- 
vement,  au  milieu  des  centaines  de  cen- 
taines de  cierges  ,  qui ,  brûlant  chaque 
matin ,  mêlent  à  l'encens  leurs  nuages 
de  fumée ,  et  illuminent  à  la  fois  les  mys- 
tiques profondeurs  du  temple  et  les  poé- 
tiques ténèbres  de  la  liturgie  gréco-russe. 
L'étroit  et  long  trapèze,  sans  aucune  fe- 
nêtre, est  entièrement  couvert  de  pein- 
tures, qu'une  faible  clarté  laisse  à  peine 
distinguer.  Ce  qui  frappe  principale- 
ment ,  ce  sont  les  portraits  en  médaillon, 
sur  fond  azuré,  des  saints  moines  des 
Petchéries.  Chacun  a  la  tête  surmontée 
d'une  étoile,  peut-être  celle  qui,  dans 
le  mystique  Bas-Empire  ,  était  censée  lui 
servir  de  lumineuse  demeure.  Aux  chré- 
tiens orientaux  de  ces  temps,  les  âmes 
apparaissaient  sous  la  forme  d'astres 
brûlans.  Peut-être  avant  d'ouvrir  le  tem- 
ple à  leurs  néophytes,  les  premiers  moi- 
nes de  Kijov  les  arrêtaient  dans  cet  obs- 
cur trapèze  pour  leur  expliquer  les  lé- 
gendes des  stylites  et  des  ascètes  qui  ont 
fondé  l'église  russe ,  et  dont  les  moines 
actuels  ont  retenu  une  partie  de  l'ef- 
frayante austérité. 

L'intérieur  de  cette  cathédrale ,  carré 
exact,  tout-à-fait  disposé  à  la  russe,  ne 
diffère  des  Sobors  de  Moskou  que  par 
les  chapelles  sombres   qui  l'entourent. 
La  grande  coupole  seule  est  ouverte  in- 
térieurement ,  et  l'œil  s'étonne  de  son 
élévation  extraordinaire  ,  augment(?e  en- 
core par  la  lumière  qui  l'inonde  ,  pen- 
dant que  le  reste  du  temple  est  dans  une 
mystérieuse  obscurité.  Ses  peintures  sont 
malheureusement  modernes  :  mais  il  n'en 
est  pas  de  même  de  celles  du  vaste  ico- 
nostase, qui  monte  dans  celte  coupole 
tout  resplendissant  de  pierreries  et  de 
vermeil.  Ses  rangées  de  personnages  ,  de 
grandeur  naturelle,  litiirgiqucmcnt  dis- 
posés ,  portent  tous  les  caractères  d'un 
style  très  ancien.  Ornées   d'or  cl  d'ar- 
gent ,  séparées  entre  elles  par  dos  colon- 
nes spirales  à  fiils  dorés  et  chargés  d'a- 
rabesques ,  ces  figures ,  toutes  isolées  ,  à 
types  orientaux  ,   sont  quelquefois  très 
remarquables  commo  dessin  et  vivacité 
de  coloris.  Daus  les  obscurs  cnloncemcns 


des  bas-côtés,  brillent  de  toutes  parts,  à 
la  lumière  des  cierges  sans  cesse  brùlans, 
les  gigantesques  têtes  des  Madones  venues 
de  Byzance.  Outre  ces  petites  chapelles  , 
il  y  en  a  deux  grandes  aux  extrémités  du 
transept,  et  qui  remplacent  les  bras  de  la 
croix  5  mais  elles  ont  une  voûte  très  basse 
et  sont  séparées  par  des  portes  d'avec  le 
carré  intérieur,  de  sorte  qu'elles  forment 
comme  deux  églises  à  part,  chacune  avec 
son  iconostase. 

Tout  le  Sobor ,  murs  et  voûtes  ,  est  à 
fond  bleu,  sur  lequel  sont  peints  des  su- 
jets historiques  ,  des  fleurs,  des  arabes- 
ques. La  voûte  centrale,  ici  comme  dans 
la  plupart  des  cathédrales  russes ,  a  en 
hauteur  plus  de  trois  fois  sa  largeur  ; 
tandis  que  celles  des  bas-côtés  figurent 
presque  une  catacombe.  Au  reste ,  les 
unes  et  les  autres  ont  leur  arc  extrême- 
ment surbaissé,  ainsi  que  tout  ce  qui  data 
du  moyen  âge  ruthénique  :  elles  sont 
presque  plates  ;  les  nervures  croissantes 
et  longitudinales  n'y  sont  que  légère- 
ment indiquées  ,  souvent  par  de  simples 
lignes  peintes.  Les  bas-côtés  portent  les 
galeries  de  l'église  supérieure,  appuyées 
aux  quatre  gigantesques  piliers  de  la 
large  mais  courte  nef,  au  pied  desquels 
sont  les  sièges  en  bois  des  chantres,  ex- 
haussés comme  des  tribunes.  De  la  base 
au  sommet  de  ces  piliers ,  sont  peints , 
de  grandeur  naturelle,  les  saints  confes- 
seurs, colonnes  de  l'église  gréco-russe. 
Mais  l'Occidental  s'étonne  lorsqu'il  voit 
adossé  au  premier  de  ces  piliers,  en  en- 
trant ,  le  comptoir  mercenaire  du  moine 
noir  et  voilé  ,  qui  vend  les  cierges  et  les 
amulettes ,  et  même  durant  les  oftices 
compte  et  recompte  ses  piles  de  soroks 
et  de  koj)cks. 

A  l'extérieur  du  Sobor  sont  murées 
plusieurs  pierres  sépulcrales  de  divers 
siècles,  usage  inconnu  à  Moskou,  et  qui 
sent  la  l'oiognc  cl  rAllemagne.  Le  clo- 
cher entièrement  isolé,  à  l'orientale  ,  ne 
surnionto  point,  comme  on  le  voit  pour 
la  Soplu't:  et  tant  de  monastères  russes  , 
la  porto  (rentrée  de  la  Laiirc ;  mais  il  est 
dans  l'intérieur  même  de  l'enceinte.  Son 
carré  so  loruiine  on  une  masse  octot^oiie 
élanooe  à  uno  hauteur  très  considoraide: 
quoiciuc  d'architecture  moderne  ,  quoi- 
((uo  loruiée  d'étages  superposes  ,  chargés 
de  ressauts ,  et  percés  diunombrablcs  ie- 


106 


COLTvS  irARCfnTFCTnnE 


n(''trcs,  niiiÀÏ  fjiio  I(*  sont  colles  de  fous 
les  >obors,  relie  tour  est  nt^iiinioins  une 
(les  plus  belles  de  la  Russie.  Sa  hauteur 
de  Ali  sni;ènes  et  sa  hardiesse  <^tonnenl 
IVril  qui  se  repose  sur  sa  einie,  long 
eo!ie  don- à  lanterne  ,  forme  sacramen- 
telle de  tout  campanile  orthodoxe, 

Ln  peu  plus  loin  est  la  petite  ci;lise  de 
.'<aint  pierre  et  sûini  Paul ,  <*};alement 
assez  ancienne ,  à  porte  moresque  et  5 
colonnes  bizarres,  prt^c(^d(^e  d'un  porche 
à  icônes,  avec  des  bancs  pour  les  pèle- 
rins, et  qui  est  oblong  au  lieu  de  s'éten- 
dre en  lari^eur.  Là  commence  le  chemin 
de  pierre,  qui  descend  aux  petchéries. 
Entre  celle  é;^lise  et  le  clocher,  le  mo- 
deste palais  du  métropolite,  jadis   pa- 
triarche de  toutes  les  Russies ,  occupe  un 
des  quatre  côtés  du  monastère.  Il  est  en- 
core plein  des  souvenirs  du  dernier  ar- 
chimandrite ,    Eugène ,    l'un    des    plus 
grands  archéologues  qui  aient  existé  chez 
les  Slaves .  et  qui,  malgré  ses  nombreux 
ouvrages  imprimés,  en  a  laissé  encore 
un  plus  grand  nombre  en  manuscrits , 
qui  gisent  ici  oubliés  dans  la  bibliothè- 
que  poudreuse    du    couvent  :   tant   la 
science  est  peu  favorisée  en  Russie.   La 
charité  en  retour  continue  de  s'y  exercer 
comme  dans  les  temps  primitifs  :  sous  le 
portiqtie   d'une    autre  église   à  grande 
coupole  dorée  (car  tout  couvent  russe 
renferme  au  moins  sept  ou  huit  temples), 
au  fond  d'une  petite  cour  à  gauche  en 
entrant,  on  voit  chaque  semaine  des  trou- 
pes de  pèlerins,  étendus  sur  leurs  four- 
rures où  souvent  ils  ont  passé  la  nuit, 
recevoir  leur  dîner  des  moines  dont  le 
réfectoire  est  voisin.  L'hospitalité  est  res- 
tée la  vertu  des  orientaux. 

Chaque  fois  que  je  passais  devant  la 
Lanrc ,  je  m'arrêtais  avec  un  nouvel 
élonnement  :  car  autant  ses  neuf  vastes 
coupoles  en  ellipses  étincelanles ,  ran- 
gées trois  par  trois  sur  le  Sobor,  pro- 
duisent de  loin  un  effet  magique  sur 
l'imaginalion,  autant  de  près  elles  satis- 
font la  raison  par  leurs  espacemens,  leur 
hauteur  et  la  beauté  harmonieuse  de 
leurs  proportions.  C'est  une  des  magni- 
ficences les  plus  vraies  qu'offre  l'Orient 
chrétien.  Rien  plus  nombreuses  et  plus 
impressionnanlesJe.  cou  pôles  du  Arc//?/c 
moskovite  n'ont  pas  à  beaucoup  près  U 
même  majesté. 


DES  EGLISES  DE  RUSSIE, 

Enfin  l'heure  était  venue  de  dcscendie 
aux  r///r/ro//i6fs  :  je  suivis  le  vieux  nioiiic 
ù  longue  barbe,  au  regard  morne*  ,  qui  , 
un  /lambeau  à  la  main  ,  devait  m'initier 
au   mystère  des   ténébreuses  pcicJu'rics. 
Ces  grottes  sacrées  d'où  l'Église  russe  est 
sortie,  comme   l'Église  latine  de  celles 
de  Rome,  sont   le   monument  funéraire 
chrétien  le  mieux  conservé  de  l'OritMil.  Les 
catacombes  de  ladrèce  ,  si  on  avait  pu  les 
étudiera  fond,  seraient  sans  doute  bien 
plus   intéressantes:   mais  elles  ont   dis- 
paru avant  que  la  science  archéologique 
ait  pu   s'en  occuper.  On  sait  seulement 
que   les  Grecs  y  employaienl   un    luxe 
étonnant ,  et  en  creusaient   partout   où 
ils  s'établissaient.  Ils  ont  porté  cet  usage 
jusque  dans  la  Sarmatie ,  où  celles  de  A't- 
jo\'  remontent  à  une  époque  ignorée  ,  et 
se  perdent  dans  les  fables  scytliiques.  Ces 
labyrinthes  que  le  peuple  dit  tout  pavés 
de  métaux  précieux  et  qui  passant  sous 
le  Borysthène   étaient  censés  s'unir  aux 
grottes  de  Tchernigo^ ,  d'où   ils  se  pro- 
longeaient jusqu'à  Moskou  ,  ont  été  dé- 
crites dans  le  Patcriconc  de  ÎN'estor  dont 
malheureusement  les  langues  usuelles  de 
l'Europe  n'ont  encore  aucune  traduction. 
Une  dissertation  latine  de  178  pages  a 
paru,  il  est  vrai,  l'an  1674,  à  Hambourg 
et  Jena,  dans  un  gros  volume  in-12,  in- 
titulé: D^i'/rf/.v  K'on  dcr  Bêche  j  i\Iindani, 
expert nienta...    natiualiuTii  rennn.    Im- 
médiatement après  le  traité  De  Lunariis 
hcrbis  et  rébus  noctii  liicentibus  ^  par  Con- 
rad Gessner,  on  y  trouve   les  Religiosœ 
Kijo^'ienses  cryptœ  y  swe  Kijoi'ia  siibtcr- 
ranca  ,  et....  a  scxcentis  annis  dUonini 
atqiie   hcroutn    Grtvco-Ruthenoruiii    nec- 
dum  cornipta  corpora ,  par  Jean  Ilcrbi- 
nius.  Ce  petit  livre  curieux  est  devenu 
excessivement  rare  ,  et  ne  renferme  d'ail- 
leurs aucune  description  des  grottes  ,  où 
l'auteur  semble   n'être   pas  même   des- 
cendu. C'est  un  simple  extrait,  avec  cri- 
ti{iue,  du  Patcrirone  de  ÎN'estor  sur  ces 
momies  vénérées  :  en  voici  l'analyse. 

u  (Juel  homme,  dit  le  voyageur  dans 
sa  préface,  pouvant  visiter  cette  ville 
devenue  si  fameuse  par  la  lutte  inces- 
sante de  ses  A o\rtA\9  contre  les  Tati'.rs , 
cl  qui  se  vante  de  posséder  les  restes  de 
Troie,  les  tombeaux  de  Priara,  d'Hector, 
d'Achille  ,  d'Ajax  ,  des  héros  Helléniques 
cl  Dardaniens,  ne  partirait  pas  avec  joie 


PAR  M.  CYPRIEN  ROBERT. 


107 


pour  le  Borysthène?  >  Après  quelques 
pages  semblables,  notre  Allemand  entre 
en  matière. 

Chapitre  premier.  De  la  signification 
de  petchérie  ,  mot  dérivé  du  polonais 
pietchara  j  qui  est  synonyme  d'Aj^og^e'e 
ou  krypte j  du  grec  xpjiTTsïv,  creuser,  en- 
fouir. Le  slavon  piets  désigne  ionie  grotte  ^ 
cellule  ou  sépulcre. 

Chapitre  deuxième.  Origine  de  Kijov: 
elle  ne  peut  être  l'ancienne  Troie  ,  au- 
trement Homère  aurait  parlé  du  passage 
des  cataractes  par  la  flotte  d'Agaraem- 
non.  Ainsi  c'est  une  fable  que  les  corps 
gigantesques  et  incorruptibles  d'Hector 
et  de  Priam  gisent  dans  les  Petchéries. 
Mais  cette  ville  fut  dès  la  plus  haute  anti- 
quité des  A^Ô5<2A:5^  nation  de  faucheurs, 
dont  le  nom  vient  du  slavon  kossa,  faux, 
et  qui  en  maniant  cette  arme  ,  servit  ja- 
dis dans  le  camp  d'Alexandre-le-Grand. 
(Il  est  inutile  d'observer  que  Kijov  n'est 
ni  Troïen,  ni  Kbsak ,  mais  purement 
slave  ;  ce  n'est  qu'au  xvi*  siècle  que  les 
Kosaks  y  vinrent,  et  en  trop  petit  nom- 
bre pour  en  transformer  la  population. 
D'ailleurs  ces  guerriers  étaient  la  plupart 
des  réfugiés  Polonais.) 

Chapitre  troisième.  Les  Petchéries  creu- 
sées au  plus  tard  au  x»  siècle  par  des  mis- 
sionnaires grecs,  venus  chez  les  Roxo- 
lans  ou  Russes  orientaux.  Ce  peuple  cinq 
fois  baptisé  retournait  à  chaque  fois  aux 
idoles.  Première  conversion  par  les  apô- 
tres saint  André,  saint  Paul  et  saint  An- 
dronic;  deuxième  par  Cyrille  et  Méthode, 
apôtres  des  Polènes  ;  troisième  par  des 
prêtres  inconnus  en  878,  d'après  Baro- 
nius,  tome  9^  de  ses  annales  ;  quatrième 
par  la  princesse  Olga;  cinquième  par 
Vladimir  et  SvialoslaY  en  1()08. 

Chapitre  quatrième.  Ces  catacombes 
furent  le  refuge  des  premiers  chrétiens 
Rulhènes,  persécutés  par  les  princes  ido- 
lâtres et  par  les  cruels  Polo\>lsi. 

Chapitre  cinquième.  Creusées  non  dans 
le  roc,  mais  dans  un  sable  dur ,  comme 
la  pouzzolane  du  Latium,  ces  cavernes 
ne  passent  point  sous  le  Borysthène  ,  et 
ne  vont  point  jusqu'à  Smolensk ,  ni  jus- 
qu'à Dniestre  y  comme  l'a  écrit  Florus  Po- 
lonus  en  1G66.  L'archimandrite  de  Kijov 
assure  Herbinius  que  tout  cela  était 
faux. 

Chapitre  sixicnie.  Ces  labyrinthes  seul 


néanmoins  d'une  telle  étendue  qu'on  n'en 
saurait  pas  plus  sortir  sans  guide  qu'on 
ne  sortait  autrefois  de  ceux  de  Minos. 
On  y  trouve  d'innombrables  cellules  et 
môme  de  beaux  temples  :  c  Templaj  An- 
tonio et  Theodosio  auctoribus ,  faberriniè 
constructa.  » 

Les  chapitres  suivans  renferment  des 
commentaires  diffus  sur  une  lettre  qu'In- 
nocent Ghiziel ,  archimandrite  de  la  Lau- 
re ,  écrivit  à  Pauteur  en  1674.  Après  avoir 
établi  l'authenticité  des  reliques   véné- 
rées aux  petchéries,  cette  lettre  finit  en 
ces  mots  :   <  L'incorruptibilité  accordée 
à  ces  corps  ne  peut  être  qu'une  récom- 
pense de  leur  sainteté;  il  est  impossible 
d'en  attribuer  la  conservation  à  travers 
tant  de  siècles  aux  inflnences  du  terrain, 
puisque  d'autres  morts  enterrés  dans  les 
mêmes  lieux  se  sont  dissous  en  poussière. 
Bien  plus  ,  quelques  crânes  desséchés  y 
distillent  une  huile  salutaire,  qui  chasse 
toutes  les  maladies.  Par  Pintervention  de 
ces  saints  les  aveugles  voient,  les  éner- 
gumènes  sont  délivrés  du  démon,  et  des 
miracles  de  jour  en  jour  plus   grands 
s'accomplissent.  Quant  à  Pétendiie   des 
souterrains,  nous  sommes  dans  Tincerli- 
tude  depuis  qu'un  tremblement  de  terre, 
il  y  a  soixante  ans,  a  fait  ébouler  les  voû- 
tes en   plusieurs    endroits.    Ces   choses 
étant,  je  conjure  ardemment  nos  saints 
qui  n'ont  point  vu  et  ne  verront  la  cor- 
ruption, de  vous  prendre  sous  leur  tu- 
telle et  de  vous  procurer  le  salut  (1).  > 

<  Ghizif.l.  » 
<  Mais,  répond  Herbinius,  J.-C.  seul  est 
incorruptible.  Comment  peut-on  dire  que 
les  saints  de  Kijov  ne  connaîtront  jamais 
la  corruption  ,  si  llénoch  et  i:iio  nu'^me 
doivent  la  voir  venir  sur  eux,  et  puisque 
tout  ce  qui  porte  la  tache  du  péché  ori- 
ginel subira  cette  conséquence.  Au  reste, 
bien  que  très  lentement  ces  corps  se  des- 
sèchent néanmoins  et  diminuent  peu  à 
peu  ,  s'ils  n'ont  pas  encore  disparu,  c'est 
peut-être  par  la  volonté  de  Dieu,  qui 
permet  ce  genre  d'édification  à  un  peu- 
ple simple.  N  oilà  tout  ce  qu'on  peut  ac- 
corder, en  reconnaissant  même  que  ces 

(l)  On  sélonno  de  lire  dans  M.  Schuil/lor  ces  pa- 
roles »iui;uliores  :  <«  Les  calacombcs  passent  sous  le 
flouvo  qu'on  enlcnd  gronder  sur  sa  télo ,  lorsqu'on 
yibito  fC9  voùies  souicrraincs.  » 


108 


COUnS  IVAUCFIITECÏUAE 


ermites  ont  vi^cii  en  saints,  comme  les 
])ropht>tcs  litM)r<Mi\  (|ui  jadis  se  retiraient 
dans  des  ^'lollrs  paroilles.  A  leur  exem- 
ple, ces  moines  (rOrient  ont  V(\'u  ciia- 
cnn  dans  la  cellule  qu'il  s'était  creusée  j 
il  y  priait  des  années,  et  mort  on  l'y  em- 
l>aumail  h  Téf^yptienne  dans  des  bande- 
lettes, pour  qu'il  y  reslAl  jusqu'au  juge- 
ment dernier;  sa  cellule  devenait  son 
tombeau.  Cette  immobilité  de  la  vie  as- 
cétique orientale  n'a  pas  encore  pleine- 
ment cessé  de  nos  jours.  » 

Les  pères  du    mysticisme  russe   sont 
donc  enterrés  ici  ;  chacun  d'eux  brille 
par  une  vertu  ou  par  un  genre  de  com- 
bat. Voici  le  duc  de  Tchernigov,  Nicolas 
Sviatoch  ,  qui  renonça  librement  à  toutes 
les  gloires  du  monde  pour  se  couvrir  du 
cilice  ;  plus  loin  est  Moïse  le  magjar,  qui 
résista  à    tous  les   charmes   de  l'amour 
d'une  Polonaise  ,  et  donna  son  cœur  à 
Dieu   seul;  celui-ci   est  Arétas,    moine 
avare,  et  puis  pénitent;  là  est  Érasme, 
long-temps  tiède  et  paresseux,  mais  qui 
finit  par  devenir  exemplaire;  ces  deux 
frères,    Evagrius   et    Titus,   se   haïrent 
long-temps  à  mort  avant  de  s'embrasser 
dans  une  môme  cellule.  Voilà  des  ran- 
gées   d'igoumènes    mitres   :   Polycarpe, 
Pimènc,    ISikon,    Stéphane,     Barlaam; 
deux  évoques  de  Psovgorod,  INifon  et  M- 
cétas,  qui  fut  d'abord  reclus  dans  ces 
grottes  ;  un  autre  de  \  ladimir,  et  Suzdal, 
nommé  Siméon;  le  prélat  thaumaturge 
Esaias,  Jean  raffligé,  Euslrale  le  jeûneur, 
l'eunuque  Ephrem,    le   médecin  Agapet 
(jui  sut  guérir  de  tous  les  maux,  le  pein- 
tre Alympius  au  merveilleux  talent;  les 
deux  iidèles  amis  ,  Basile  et  Féodor  ;  le 
martyr  Kukcha,   le  moine  captif  INikon; 
les  ascètes  Jérémic,  Polycarpe,  Oriésifor; 
les  reclus  Laurent  et  Afanase  ;  les  thau- 
maturges Prokhor  et  (Grégoire  ,  le  prètie 
Damien,  le  triste  Isaac  tenté  tonte  sa  vie 
par  le  diable;  Matthieu  le  voyant,   ob- 
servateur des  spectres,  dont  il  sent  la 
prés»  nce  et  interprète  les  volontés  ;  enlin 
des  tètes  oléifères  de  reclus  dont   on   a 
perdu   les  noms;  «car,  dit  Nestor,  dorjt 
on  voit  ici  l'humble   dépouille,  cominc 
les   fils  d'isracl  durent ,   suivant  la  jjpo- 
messe,  égaler  en   nombre  les  étoiles  du 
firmament,  de  même  en  est-il  pour  les 
saints  des  petchérics.  Oui,   notre  Kijov 
est  uii  ciel  :  Aulomc  le  iluthtnc ,  qui  in- 


DES  ÉGLISES  DE  t\USSIE, 

cendiait  tous  les  cœurs  de  son  divin 
amour,  en  est  le  soleil;  il  marche  pré- 
cédé (le  sa  Vénus  ou  étoile  avant-conr- 
rière ,  saint  Ililarion,  qui  avant  le  lever 
du  soleil  russe  sur  notre  montagne  avait 
déjà  creusé  à  Berestov  la  crypte  où  il  vé- 
cut en  priant.  Le  brillant  Mercure  ,  qui 
illumine  nos  nuits,  est  l'admirable  évé- 
que  de  Suzdal,  saint  Siméon,  dont  le  ta- 
lent et  l'étude  isont  parvenus  à  trans- 
mettre, dans  leurs  détails  véridiques,  les 
vies  des  saints  Pères  kijoviens  à  toute  la 
chrétienté.  Enfin,  dans  notre  ciel  parait, 
comme  une  lune  magnifique,  l'élève 
d'Antoine ,  qui ,  ayant  reçu  de  lui  l'exem- 
ple et  les  règles  de  la  vie  ascétique,  lui 
succède  avec  le  flambeau,  éclairant  dans 
les  ténèbres  de  la  luxure  mondaine  les 

planètes  ses   sœurs Il  y  a  en  outre 

dans  nos  cryptes  des  centaines  d'étoiles 
d'hommes  pieux,  qui  luisent  aux  yeux 
du  pèlerin.  > 

D'après  ce  passage,  écrit  Herbinius, 
on  a  composé  une  couronne  suspendue 
à  une  chaîne  dans  le  Sobor  de  la  madone 
Petchérienne,  dont  cette  guirlande  est  le 
diadème;  et  sur  chaque  étoile  est  écrit 
le  nom  d'un  père,  depuis  les  deux  plus 
grosses,  qui   sont  Antoine  et  Féodose, 
le  soleil  et  la  lune,  jusqu'aux  plus  pe- 
tites. Autour  du  cercle  on  lit  en  slavon 
le  texte  :    Qui.  numerat    multitudinein 
sieilainni ,  cl  omnes  nomine  suo  vocal. 
Tels  sont  les  cycles  héroïques  de  Kijov 
souterraine.  A  l'auror(;  pascale  de  chaque 
année,  l'archimandrite  ou  le  père  qui 
est  de  service ,  descend  avec  les  prêtres 
dans  ces  cryptes  ,   encense  les  tombes, 
et  crie  aux  morts  :  Frcres  ,  aujourd'hui 
Chrislos  ,  brisanl  le  dard  de  la  inorl , 
esi  sont  vivanl  du  scpulcrc.  Les  assistans 
répondent  :  Oui ,  Chrislos  est  vraiment 
ressuscilc.  Puis  on  s'en  va  silencieuse- 
ment à  travers  les  rangées  de  tombeaux. 
Nestor,  an  chapitre  dernier  de  son /-'^^//cr- 
iconc  y   raconte  qu'une  fois,  à  cette  cé- 
rémonie, sous  le  règne  du  grand  prince 
Siméon-Alexandro   Vitch,   et  sons  l'ar- 
chimandrite Nicolas,  à  la  nouvelle  ap- 
l)()rtée  par  le  prêtre  Denis  ,  les  caveaux 
s'ébranlèrent  de  tontes  parts,  et  la  voix 
des  morts  s'entendit:  Oui  ^  père  Diony- 
sos, le  Christ  notre  maître  est  vraiment 
I  es  iisiilé. 
Le  chapitre  douzième  d'iler bjuiu;»  liuile 


des  crânes  oléifères.  Car  plusieurs  de  ces 
corps,  malgré  leur  sainteté  ,  se  sont  dis- 
sous entièrement ,  et  il  n'est  resté  que 
leurs  crânes.  <  De  qui  sont  ces  têtes  ,  dit 
le  Patericone  ?  on  l'ignore  ;  ce  qui  est 
sûr,  c'est  qu'elles  sont  saintes,  puisque, 
dépouillées  de  toute  chair  et  de  toute 
humidité ,  elles  distillent  une  essence 
huileuse ,  douée  de  la  vertu  des  mira- 
cles... En  effet,  si  l'on  prouve  que  Tesprit 
de  Dieu  habitait  dans  Samson  ,  parce 
qu'entre  ses  mains  des  eaux  pures  jailli- 
rent de  la  mâchoire  d'âne ,  à  combien 
plus  forte  raison  l'huile  des  têtes  kijo- 
viennes  ne  démontre-t-elle  pas  la  sainteté 
de  ceux  qui  les  ont  portées,  comme  les 
reliques  de  Nicolas  Mirlekiskj ,  de  Deme- 
Irius  Oléifer,  et  d'autres  où  se  recueillent 

un  onguent  salutaire Ces  choses  sont 

des  mystères.  L'huile  symbolise  la  misé- 
ricorde et  la  paix  donnée  aux  hommes 
dans  la  personne  de  ]\oé,  à  qui  la  co- 
lombe apporte  le  rameau  d'olivier....  Ce 
jus  tiré  de  l'olive  signifie  encore  la  pru- 
dence, la  douceur,  la  vivifiante  lumière 
des  êtres  que  le  martyre  a  réunis  à  notre 
Sauveur,  dont  le  titre  même  de  Christ 
indique  l'onction;  et  c'est  pourquoi  sa 
fiancée  l'Eglise  le  salue  par  le  cri  :  Ton 
nom  même  est  une  huile  répandue.  » 

Chapitre  treizième.  Causes  physiques 
de  ce  phénomène.  Supposé  que  les  moi- 
nes ne  fraudent  pas ,  ce  qui  est  peu  sup- 
posable  depuis  tant  de  siècles  que  cette 
merveille  existe  ,  Tliuile  des  crânes  de 
Kijov  peut  résulter  des  miasmes  humi- 
des, qui,  sortis  de  tant  de  cadavres,  s'at- 
tachent à  ce  qu'ils  trouvent  de  spongieux 
comme  les  crânes,  et  en  découlent  par 
les  pores  transformés  en  huile  médici- 
nale; car  les  semblables  sont  guéris  par 
les  semblables,  ainsi  qu'on  paralyse  le 
poison  par  d'autres  poisons  ou  antidotes. 
Ons'altendait  peu  à  trouver  ici  cetaxiome 
de  l'oméopalhie  moderne. 

Chapitre  quatorzième.  Les  popes  sont 
pour  les  lUilhcnes  des  anges  tliéophores. 
Ces  chrétiens  se  prélendcnt  hs  seuls /'/vz- 
voslavnij  ou  orthodoxes,  mais  en  m(>me 
temps  ils  sont  déplorablemcnt  iconolâ- 
tres  {i canota trtv  abominaiidi). 

Chapitre  quiiizienie  et  dernier.  Le  sla- 
von  issu  de  l'hébreu  :  catalogue  compa- 
ratif des  racines  de  ces  deux  idiomes.  Le 
sldvon  dyil  cire  ran^ic  paimik:>  (|uciqucs 


PAR  M.  CYPRIEN  ROBERT.  109 

langues  capitales  du  monde.  Rutheni 
Borysthenidœ  docti  j  Moscovitœ  vero  bar' 
bari. 

Après  avoir  relu  ce  curieux  livre  d'un 
critique  Teuton,  je  descendis  par  une 
pente  rapide  la  montagne,  dont  le  mena- 
çant Petchersk  occupe  le  sommet,  et  aux 
bases  de  laquelle  sont  creusées  les  cata- 
combes de  la  Russie.  L'escalier  long  d'un 
quart  de  lieue,  et  couvert  en  bois,  qui 
mène  du  couvent  à  ces  grottes ,  tombe 
enfin  sur  une  petite  place  solitaire,  de- 
vant une  chapelle   déjà  moitié  crypte, 
toute  tapissée  de  vieilles  icônes  votives 
revêtues  en  métal.  Là ,  se  trouve  l'entrée 
des  souterrains  -,  sous  la  galerie  funèbre 
qui  les  précède ,  est   peint    le  fameux 
Monitarst^o.  A  la  lampe  qui  brûle  de- 
vant cette  peinture,  le  vieux  moine  allu- 
ma son  cierge,  et  me  prit  par  la  main  j 
comme  la  sibylle  du  Pausilippe,  lors- 
qu'elle introduisait  l'étranger  dans  les 
ténèbres  de  l'Achéron.  Moi,   pareil  au 
myste  des   initiations  antiques ,   j'étais 
plein  d'attente  et  de  respect.  Il  m'expli- 
qua les  vingt-deux   stations   expiatrices 
dontse  compose  le  purgatoire  des  Russes, 
et  qui   furent ,   dit-on  ,   dévoilées  à  une 
voyante,  pieuse  muse  de  saint  Basile, 
qui  déclara  celte  vision  orthodoxe.  L'âme 
extatique  avait  été  conduite  à  travers  ces 
vingt-deux  degrés  ,  qui  correspondent  h 
autant  de  crimes  ,  et  autant  de  châlimens 
contre  la  colère,  l'ivresse,  l'impureté, 
la  paresse,  la  médisance,  la  calomnie. 
Chacun  de  ces  vices  est  représenté  par 
des  démons  hideux  et  fétides,  aux  formes 
bizarres,  qui  rappellent  les  dieux  mons- 
tres de  l'Inde,  et  qui  sont  chargés  de  sup- 
plicier les  coupables.  Enveloppée  sous 
cette  légende  ,  l'origine  du  MouUarstvo 
remonte  évidemment  aux  écoles  gnosti- 
ques,  qui  avaient  conservé  une  partie  de 
la  croyance  néoplatonicienne  aux  voya- 
ges et  migrations  de  lame  à  travers  les 
différens  cieux.  On  sait  d'ailleurs  que  le 
rite  oriental  a  girdé  beaticoup  plus  (jue 
celui   d'Oeciilent  le  caractère  plastique 
et  judaïque  dans  les  cérémonies.  \  l'épo- 
que de  Constantin  et  de  ses  fils,  il  y  eut 
en  (irèce  uiuî  sorte  de  rapprochement 
entre  ll-glise  et  le  vieux  paganisme  mou- 
rant, qui  léguait,  comme  le  centaure,  sa 
loge  sanglante  ."i  son  vainqueur.  Ixappro- 
cUcmtiU  dont  l'EglibC  laliuc,  dcji  bépa- 


110 


COURS  n'ARCHlTECTURE  DES  ÉGLISES  DE  RUSSIE, 


rée  de  la  cour  ft  du  pouvoir  temporel , 
fui  pr»VN<M-v(S'  (Invniita^e. 

Oiioi  (ju'il  en  soit ,  les  stations  du  piir- 
f;atoiresonl  iei  travers(^cs  par  PAnie  sous 
la  fi^Mire  d'un  enfant,  conduit  par  deux 
an:;es  ailt'S,  rép(*l(S  vinj^l-deux  fois  :  l'un 
Mane  et  pur,  l'anlre  noir  et  hideux,  à 
ailes  de  chauve-souris,  et  plus  ou  moins 
^'rimaçant.  Au  point  de  départ  s'ouvre 
une  cild  à  murailles,  tours  et  portes  hy- 
zanfines:  c'est  la  cité  de  l'univers.  An- 
dessus  de  celte  cosmopole  brille  le  dis- 
que rou^e  de  l'astre  de  la  nuit,  symbole 
des  ténèbres  qui  couvrent  la  vie  terrestre. 
A  chaque  station ,  plusieurs  groupes  de 
démons  ru^issans  tAchent  de  s'emparer 
de  l'Ame,  qui,  aprc^s  les  vingt-deux 
épreuves,  soutenue  par  son  génie  blanc, 
franchit  un  arc  triomphal .  au-dessus  du- 
quel brille  la  lune  blanche  et  presque 
éclipsée  par  l'éclat  naissant  du  jour.  Au- 
delà  de  celle  porte,  Jésus-Christ  en  ju<,'e 
suprême,  sur  son  trôïie  entouré  de  ché- 
rubins, attend  IMme  tremblante.  Les  ex- 
piations purgaloriales  sont  finiesj  celui 
qu'elles  ont  purifié  monte  au  ciel,  celui 
qui  est  resté  obstiné  dans  le  mal  tombe 
dans  l'abîme  éternel.  Un  pareil  juoni- 
ttirsiK'o ,  mais  avec  moins  de  détails,  est 
peint  d'ordinaire  sur  la  porte  du  réfec- 
toire de  chaque  couvent  pour  avertir  les 
moines  entraiit  au  lieu  de  leurs  seules 
jouissances  physiques,  que  d'affreuses 
peines  expient  les  abus. 

Les  cryptes  kijovienncs  se  composent 
de  deux  étages  ou  cavernes:  la  première, 
attiihuée  h  saint  Antoine,  est  la  plus 
grande,  la  plus  riche  en  reliques  illustres 
de  métropolites,  princes,  év<^ques;  c'est 
le  ciel  supérieur.  La  seconde,  dite  de 
Féodose,  est  moins  ornée,  quoiqu'elle 
ail  encore  des  sanctuaires  et  de  spacieu- 
ses cellules,  où  dorment  les  pères  obscurs 
et  tout  le  peuple  des  saints,  ^ous  notis 
enfoncAmes  par  un  couloir  étroit  dans  la 
première  caverne.  Ses  mille  détours,  ses 
portes  secrètes,  ses  escaliers,  laiitôt 
montant,  tantôt  descendant,  semblent 
indiquer  l'inlenlion  des  fondateurs  de  se 
ménageides  retraites  en  cas  de  persécu- 
tion; c'est  un  vaste  labyrinthe  de  cham 
bres  et  de  corridors,  où  (jà  et  là  sont 
taillés  des  bancs  de  repos  pour  les  pèle 
rins  et  les  moines  d'autrefois;  souvent 
des  verrous  ferment   rentrée  des  cellu- 


les; d.ins  de  petites  églises  souterraines 
brûlent  des  lampes.  Wullc!  part,  la  voûte, 
laillee  dans  le  sable  dur,  ne  pose  sur 
d'autres  étais  que  des  colonnes  et  des  pi- 
liers taillés  dans  ce  roc  tendre:  la  ma- 
çonnerie parait  A  peine  autour  des  prin- 
cipales portes.  Aussi  ces  catacombes 
n'offrent-elles  qu'une  faible  miniature  de 
celles  de  Rome  et  de  INaples;  cependant 
le  vandalisme  restaurateur  des  moines 
brille  là  comme  partout  :  pas  une  figure 
du  moyen  Age  n'est  restée,  soit  aux  ico- 
nostases des  chapelles,  soit  au  fond  des 
arcades  funèbres  qui  recèlent  les  bières 
en  bois  des  saints.  Par  une  inconcevable 
barbarie,  on  restaure  annuellement  ces 
bières  :  chaque  année  on  donne  aux  mo- 
mies un  nouveau  trousseau  ,  et  l'on  re- 
touche les  peintures  des  légendes  qui 
surmontent  les  tombeaux.  Ainsi ,  excepté 
les  murs  et  les  corps  môme  des  confes- 
seurs, tout  est  ici  entièrement  moderne, 
mais  moderne  à  l'orientale  j  de  sorte  que 
le  voyageur  en  parcourant  ces  nombreu- 
ses rangées  de  momies,  embaumées 
comme  celles  d'Egypte  et  de  Syrie,  peut 
se  croire  un  moment  aux  catacombes 
chrétiennes  du  Liban.  Chaque  profes- 
sion ,  chaque  dignité  sociale  y  conserve 
son  costume  :  le  patriarche  tout  doré; 
le  prélat  avec  mitre  cl  crosse;  l'ermite, 
le  frère  lai,  tous  y  portent  un  habit  dont 
la  magnificence  est  en  rapport  avec  le 
degré  d'honneur  propre  à  chacun  durant 
sa  vie.  Un  écrileau  proclame  le  nom  du 
mort  au-dessus  de  chacune  de  ces  tom- 
bes,  simples  comme  celles  des  tsars  et 
des  moujiks,  comme  celles  de  tous  les 
vieux  croyans.  Partout  j'ai  remarqué  que 
l'absence  d'ornement  sculptural  ou  ar- 
chitectonique  est  le  caractère  distinctif 
des  sépultures  orthodoxes. 

la  seconde  caverne,  sans  communi- 
cation apparente  avec  la  première,  est 
également  précédée  d'une  petite  cha- 
pelle à  peintures,  mais  elle  renferme 
dans  son  sein  beaucoup  moins  d'apparte- 
mens,  ce  qui  fait  croire  qu'elle  ne  servait 
point  de  demeure  aux  vivans  ,  mais  élait 
simplement  pour  les  morts;  elle  n'a  que 
six  cent  trente-sept  pieds  de  longueur, 
tandis  que  l'autre  en  a  quatorze  cent. 

Ces  grottes  ne  m'ont  présenté,  comme 
art,  qu'une  seule  chose  remarquable  : 
c'est  une  chapelle,  parmi  beaucoup  d'au- 


PAR  M.  CYPRIEN  ROBERT. 


111 


très  insignifiantes,  qui  a  sa  porte  sainte 
posée  sur  deux  colonnes,  que  surmonte 
un  arc  en  fer  à  cheval;  l'extrême  simpli- 
cité des  chapiteaux  et  de  tout  l'ensemble 
de  celte  chapelle  portent  à  la  croire  pri- 
mitive. Ainsi ,  un  arc  moresque,  perdu 
dans  ces  solitudes,  y  aurait  été  fait  par 
des  Byzantins  en  même  temps  que  les 
Arabes  faisaient  ceux  de  l'Alhambra.  Il 
y  aurait  en  Russie  plus  d'uue  preuve  à 
recueillir  pour  démontrer  que  ce  qu'on 
appelle  art  moresque  n'est  au  fond  que 
l'art  byzantin.  Nous  parcourions  ces  ran- 
gées de  moines  du  onzième  et  douzième 
siècle,  enveloppés  de  bandelettes,  et 
dont  les  os  noircis  et  décharnés  sont 
pourtant  restés  intacts.  Le  prêtre  qui  me 
conduit  s'arrête  devant  chacun  d'eux 
pour  me  raconter  sa  vie  ;  il  y  en  a  de  si 
extraordinaires  que  je  regrette  de  ne 
pouvoir  les  mentionner  ici;  mais  celte 
Histoire  des  Pcrcs  de  Kijov,  tirée  des 
sources  slavonnes,  mérite  un  travail  à 
part. 

Je  regardais  avec  terreur  les  étroites 
fenêtres  carrées,  chacune  aujourd'hui 
garnie  d'une  ou  deux  vitres,  par  où  l'on 
passait  le  pain  et  l'eau  aux  malheureux 
enfouis  pour  leur  vie  dans  ces  cellules, 
pratiquées  aux  parois  des  corridors,  et 
souvent  trop  étroites  pour  qu'ils  s'y  pus- 
sent coucher.  Dans  des  temps  barbares 
comme  ceux  d'alors,  il  fallait  sans  doute 
des  prodiges  d'ascétisme  pour  attendrir 
les  cœurs  durcis  des  grands  de  la  terre; 
il  fallait  de  tels  martyrs  pour  fonder 
l'Église  en  Scylhie.  Ce  genre  d'ermites, 
qu'on  nomme  en  russe  d'un  nom  qui  cor- 
respond à  celui  de  iiiurcsy  n'étaient  pas 
toujours  isolés.  On  montre  une  cellule 
où  douze  d'entre  eux  vécurent  ensemble, 
et  la  légende  les  dit  fils  d'une  même 
mère;  on  montre  aussi  un  saint  dont  le 
corps  s'enfonce  de  plus  en  plus  dans  la 
terre,  au  dire  du  peuple,  qui  observe 
avec  anxiété  de   combien   de    lignes  il 


baisse  par  génération,  car  quand  il  sera 
tout-à-fait  enfoui  l'univers  finira. 

J'arrivai  enfin  à  la  tête  de  mort  placée 
sur  une  tombe  ,  et  d'où  découle  constam- 
ment une  huile  miraculeuse,  dont  les 
popes  oignent  les  lèvres  de  leurs  fidèles. 
Cette  particularité  uic  rappela  des  reli- 
ques semblables  sur  le  Rhin  et  ailleurs; 
et  l'abus  qu'on  en  fait  jeta  dans  mon  âme 
de  pénibles  réflexions,  qui  m'accompa- 
gnèrent jusqu'à  ce  que  je  fusse  remonté 
vers  la  clarté  du  jour.  Un  beau  soleil 
brillait  alors,  et  colorait  l'ardente  ver- 
dure et  les  vignes  qui  recouvrent  ces 
grottes  des  saints  russes,  comme  elles 
revêtent  les  catacombes  italiennes.  Mais 
les  images  des  murés  planaient  sur  mon 
imagination;  je  me  rappelais  le  texte 
d'Hélfotj  qui  prouve  qu'il  y  en  eut  en 
France  comme  en  Orient.  «  La  coustume, 
dit-il,  estoit  autrefois  à  Vienne  en  Dau- 
phiné  de  choisir  un  religieux  que  l'on 
croioit  estre  le  plus  avancé  dans  la  per- 
fection et  le  plus  digne  d'estrc  exaucé  de 
Dieu,  et  on  le  renfermoit  dans  une  cel- 
lule afin  qu'il  y  passast  le  reste  de  ses 
jours  dans  la  coulcraplation  et  qu'il  y 
priast  sans  cesse  pour  le  peiiple  ;  c'estoit 
aussi  la  pratique  de  la  plusparl  des  mo- 
nastères, non  seulement  d'hommes,  mais 
encore  de  filles.  Il  y  en  avoit,  entre  au- 
tres,  dans  le  monastère  de  Sainte-Croix 
de  Poitiers;  et  Grégoire  de  Tours  a  des- 
crit  les  cérémonies  qu'on  observoit  dans 
la  réclusion  de  ces  saintes  filles,  ^lais 
ces  reclus  d'Europe  avaient  au  moins  un 
petit  jardin  ,  où  ils  pouvaient  faire  quel- 
ques pas  ;  ceux  des  laurrsd'Orii'ut  étaient 
plongés  comme  dans  des  sépulcres.  En 
Russie,  ces  espèces  de  slylites  occu- 
paient le  plus  haut  degré  dans  la  classe 
des  anachorètes  dits  parfaits,  en  slavon 
sc/ufiniks,  et  revêtus  de  Vluibit  angclifjiic 
comme  ne  participant  plus  aux  faiblesses 
de  la  nature  humaine. 

CYrniKJN  Robert. 


—  ii^|«OH^g"' 


112 


c»:dvres  de  m.  li:  pjik.sideint  riamrouiu;. 


REYUE. 


<h;i\iw:s  PIIII.OSOIMIK.HF.S  DI:;  m.  lk piiésioem  iuamboukg, 

riihlicrs  par  MM.  T.-U.  Iolsslt,  cl  Fabbc  Foisslt  ,  ancien  supérieur 

de  scniinaiie  (1). 


Voici  1111  hoiiimc  dont  la  renommée 
Iillt^raire  n'a  pas  eu  dans  le  monde  un 
i^raiid  retentissement,  un  philosophe 
dont  les  travaux  n'ont  él6  jusqu'ici  ap- 
précies que  d'un  public  restreint,  quoi- 
que nombreux.  En  convenant  de  ce  fait, 
nous  ajouterons  avec  confiance  et  con- 
viction que  rénumération  des  écrivains 
pliilosopiirs  de  ce  temps  serait  incom- 
plète, (ju'il  y  aurait  lacune  dans  l'his- 
toire des  travaux  qui  ont  de  nos  jours 
rxercé  une  influence  sur  le  mouvement 
des  idées  en  philosophie,  si  une  place 
honorable  n'était  réservée  à  M.  le  prési- 
dent Kiambourg.  Quels  sont,  pour  obte- 
nir une  telle  distinction ,  les  titres  à  pro- 
duire? A'est-elle  pas  un  prix  assuré  pour 
celui  qui  unit  à  la  véritable  intelligence 
des  questions,  à  une  raison  qui  les  jui^e 
avec  fermeté,  le  don  de  bien  exprimer 
son  jugement;  pour  celui  enfin  qui ,  ne 
relevant  d'aucun  maître,  a  su  se  frayer 
une  voie  que  personne  n'avait  précisé- 
ment ouverte?  Tous  ces  mérites  se  re- 
trouvent en  M.  Riambourg.  Par  les  senli- 
mens  et  le  fond  des  doctrines,  il  entre 
assurément  jusqu'à  un  certain  point  en 
communauté  avec  d'illustres  contempo- 
rains dont  nous  rappellerons  bientôt  le 
nom.  ^lais  les  procédés  de  son  esprit 
sont  tout  autres  que  les  leurs,  et  sa  mé- 
tliode  semblerait  le  rapprocher  des  ad- 
vers.Tiresde  ses  principes;  enfin,  les  de- 
voirs d'une  carrière  publique,  aciive, 
laborieuse,  constamment  associés  aux 
m«''ditatiors  de  la  pensée,  lui  donnent 
aussi  un  caractère  paiticulicr.  Suivant 
nous,  leju-cment  d'un  livre  du  ^enre  de 
celui  que  nous  avons  sous  les  yeux  est 


bien  avancé  quand  une  vraie  connais- 
sance de  l'auteur  est  acquise.  Nous  envi- 
sagerons donc  M.  Itiambourg  sous  divers 
points  de  vue  :  les  uns ,  théoriques  ;  les 
autres,  personnels.  Occupons-nous  d'a- 
bord du  principal,  c'csl-à-dirc  du  fond 
de  sa  doctrine. 

Si  les  œuvres  de  M.  Riambourg  eussent 
été  déjà  publiées  quand  a  paru  l'ouvrage 
de  M.  Damiron,  intitulé  Essai  sur  l'his- 
toire de  la  ]iliiloso])liie  au  dix-neuvicme 
sicclCj  nul  doute  qu'il  n'eût  été  rangé  par 
la  critique  de  l'ancien  c^lobc.  dans  l'école 
théologique  ,  et  l'aurait  été  avec  justice 
en  admettant  qu'il  suffit  pour  appartenir 
à  cette  école  d'une  foi  catholique  sincère 
hautement  avouée  et  de  la  résolution 
prise  de  repousser  toute  opinion  con- 
traire aux  dogmes  chrétiens.  3Iais  si  l'on 
eût  prétendu  indiquer  sous  cette  désigna- 
tion des  esprits  concentrés  dans  l'élude 
et  l'amour  de  la  religion  au  point  de  dé- 
daigner les  opérations  de  la  pure  raison 
et  les  observations  psychologiques,  au- 
cun des  écrivains  classés  dans  cette  caté- 
gorie ne  lui  aurait  appartenu  réellement, 
et  M.  Riambourg  aurait  dû  moins  que 
tout  autre  y  prendre  place. 

M.  de  Ronald ,  M.  de  Maistre  ;  plus 
tard  ,  M.  de  Lamennais,  dans  WEssai  sur 
l'indiffcrcncc;  31.  Rallanche  ,  INI.  d'Eck- 
stein,  avec  M.  de  Chateaubriand,  dont  il 
est  difficile  de  circonscrire  la  gloire  par 
le  nom  de  philosophe  :  voilà  les  hommes 
de  qui  l'influence  a  le  plus  contribué  .î 
ramener  les  esprits  dans  les  voies  de  la 
religion.  Tous  tendent  au  môme  but; 
mais  ils  suivimt  des  routes  si  difftrenles 
(ju'il  y  a  (iuel(|uc  ciiosc  de  forcé  à  les 


(1)  Chez  Dcbtcourl ,  libruirc  ,  rue  dc5  Sainls-Pcres,  \i\)\  ô  Toi.  in-ii'.  l'rix  :  IJfr. 


OEUVRES  DE  M.  LE  PRÉSTDE^'T  RIAMBOURG. 


grouper  sous  le  litre  d'école.  Pour  peu 
qu'on  étudie  leurs  œuvres  et  qu'on  les 
compare,  on  est  d'abord  frappé  de  la 
distance  qui  sépare  le  point  de  départ  de 
chacun  d'eux,  de  la  liberté  entière  avec 
laquelle  chacun  pose  les  prémisses  dont 
il  fera  sortir  ensuite  toutes  ses  déduc- 
tions. Ils  ont  cela  de  commun ,  que  tous, 
leur  marche  une  fois  tracée,  la  suivent 
sans  s'inquiéter  des  autres,  sans  même 
se  préoccuper  beaucoup  de  leurs  adver- 
saires; tous  sont  des  esprits  synthétiques 
ou  veulent  l'être,  et,  comme  il  arrive, 
tous  ont  leur  synthèse  particulière. 

Ils  se  ressemblent  encore  par  un  autre 
point:  tous  donnent  au  mot  philosophie 
la  même  étendue;  tous  en  le  prononçant 
ont  le  même  objet  immense  sous  les  yeux, 
quoique  chacun  l'envisage  sous  un  aspect 
qui  lui  est  propre.  Venus  à  la  suite  d'une 
époque  qui  a  vu  les  doctrines  les  plus 
générales  se  mêler  à  tant  d'événemens, 
les  principes  métaphysiques  devenir  so- 
lidaires de  tant  de  catastrophes,  il  est 
arrivé,  même  aux  plus  philosophes  d'en- 
tre eux,  que  l'abstrait  et  le  positif  se 
sont  fréquemment  unis  dans  leur  polé- 
mique ;  comme  leurs  adversaires  du  dix- 
huitième  siècle,  i!s  ont  considéré  les 
questions  à  la  fois  dans  leur  théorie  et 
dans  leurs  résultats;  comme  eux,  ils  ont 
appelé  philosophie  tout  labeur  de  l'es- 
prit humain,  pourvu  qu'il  s'appliquât  à 
des  sujets  généraux.  Mais  la  philosophie 
ainsi  conçue  n'a  plus  les  caractères  d'une 
science;  sans  commencement  et  sans  fin 
possibles,  sans  autres  limites  que  celles 
de  la  pensée,  dont  elle  est  le  noble  et 
puissant  exercice,  elle  est  immense 
comme  elle. 

On  ne  peut  le  nier  cependant,  il  est 
une  science  de  la  philosophiez  cultivée 
par  tous  les  peuples  sortis  de  l'enfance  -, 
science  spéciale,  quoique  bien  vaste  en- 
core, dont  au  dix-sepiiènie  siècle  Des- 
cartes et  Malebranche  sont  en  France  les 
rcprésentans  plus  que  IJossuel  et  Pascal; 
au  dix-huitième  siècle,  Locke  et  Condil- 
lac  plus  que  llousscau  et  \oltaire.  C'est 
cette  science  qui  doit  être  enseignée  dans 
l<«s  chaires  publiques,  et  qui  par  suite 
des  circonslauces  l'est  sans  suite,  sans 
(Misenil)le  et  sans  lixilé;  c'est  à  elle  (|ue 
M.  Hiambourg  a  consacré  ses  laborieux 
loisirs.  Dans  l'ordre  des  travaux  de  l'in- 


113 

lelligence,  ce  n'est  pas  seulement  la  hau- 
teur de    la   fonction   qu'un   homme   se 
charge  d'accomplir  qui  doit  lui  assigner 
un  rang  dans  l'estime;  souvent  c'est  pour 
lui   un   mérite  de   moins   entreprendre 
lorsque  la  tûche  qu'il  s'impose  lui  paraît 
essentiellement  utile  ,  et  qu'en  promet- 
tant moins  de  gloire  elle  exige  pourtant 
de  grands  efforts.    Naturellement  assez 
riche  de  raison  pour  dédaigner  tout  faste 
de  logique,  soutenu  par  une  instruction 
forte  et  variée ,  doué  d'un  discernement 
calme  et  d'une  équité  d'esprit  qui  le  ren- 
dait singulièrement  propre  à  l'exposition 
historique,   à   l'analyse  et  à  la  critique 
des  systèmes  ,   M.  Riambourg  avait  par- 
faitement mesuré  la   nature  de  ses  tra- 
vaux à  ses  facultés;  je  dis  la  nature,  non 
l'étendue,  car  l'œuvre  à  laquelle  il  vou- 
lait consacrer  le  reste  de  sa  vie  dépassait 
trop  évidemment  les  forces  humaines.  Ce 
qu'il  a  laissé,  et  qu'il  considérait  seule- 
ment comme  des  lambeaux  de  cette  œu- 
vre, sufhra,  nous  en  avons  la  confiance, 
pour  lui  maintenir  dans  la  mémoire  des 
hommes  éclairés  une  juste  réputation. 

Revenons  à  la  philosophie  et  à  son  en- 
seignement actuel.  Elle  exerce  sur  la 
jeunesse  une  puissante  influence,  quel- 
quefois salutaire,  souvent  dangereuse, 
alors  même  qu'elle  semble  perdre  toute 
action  sérieuse  par  suite  de  la  succession 
rapide  de  professeurs  qui  ne  font  que  pa- 
raître, et  chez  qui  pourtant,  durant 
leur  passage,  les  idées  ont  eu  le  temps  de 
changer  deux  ou  trois  fois.  Cette  mobi- 
lité ne  doit  pas  empêcher  de  reconnaître 
dans  l'enseignement  philosophique  une 
sorte  de  marche  suivie  et  certaines  pha- 
ses bien  distinctes.  Ainsi ,  professée  au 
premier  temps  du  rétablissement  des 
études  sous  le  consulat  et  sous  l'empire 
dans  une  direction  toute  sensualist?,  la 
philosophie  a  reçu  tout-à-coup,  il  y  a 
vingt-cinq  ans,  uiu^  impulsion  différente; 
depuis  ,  il  s'en  est  b<*aucoup  fallu  qu'elle 
ait  toujours  été  rassurante  au  point  île 
vue  chrétien:  mais  enfin  elle  a  cherché  A 
relever  l'honime,  elle  l'a  rendu  moins 
hostile  aux  doctrines  religieuses ,  elle  lui 
a  ineul(|ué  des  idées  et  des  sentiniens 
dont  la  religion  peut  tirer  parti  pour  les 
tourner  à  mieux.  Les  catholitjues  doivent 
ap|)récier  tout  ce  qui  est  bon  en  soi  et 
^  ^avoir  gré  de  tous  les  services;  ils  n'ou- 


114 


irUVRES  DE  M.  LE  PRÉSrDENT  RIAMBUURG. 


blinront  donc  pas  qu'un  homnin  sup(j- 
rienr,  devonn  drptiis  iMuslro  dans  la  |)0- 
litiquo.  rt  qui.  j<*!t'' par  les  circonstances 
dans  renseignement  de  la  philosopliie, 
n'a  fait  })Our  ainsi  dire  que  la  traverser, 
a  éf«*  le  premier  auteur  de  cette  rc^action 
subite,  véritable  r»h  oint  ion  (pii  depuis 
s'est  continnt^e  constamment,  quoi(|UC 
sous  des  formes  diverses. 

(Mioi  qu'il  en  soit  ,  la  philosopliie  de 
nos  jours,  qu'elle  ait  pour  organes  des 
hommes  voués  à  l'enseignement  ou  des 
écrivains,  émet  souvent  des  doctrines 
hasardées,  mt^me  d.ingfreuscs;  elle  doit 
donc  ^tre  l'objet  d'une  surveillance  con- 
tinuellement active.  Cependant  les  hom- 
mes célèbres  dont  nous  avons  cité  les 
noms,  le  regard  probablement  fixé  sur 
de  pins  pressans  besoins,  ont  générale- 
nient  consacré  i>eu  de  temps  et  de  soin  à 
ce  genre  d>'  polémique  (I).  I\I.  de  Ronald, 
sans  doute,  a  touché  dans  ses  McLangcs 
philosophiques  à  pins  d'une  question 
alors  agitée  dans  les  écoles  ;  y\.  de  Mais- 
tre,  en  mainte  occasion,  et  particulière- 
ment quand  il  veut  réhabiliter  la  théorie 
des  idées  innées,  à  combattre  les  systè- 
mes contemporains  en  métaphysique; 
M.  de  Lamennais  agit  d'une  manière  ana- 
logue dans  VE^sai  sur  L'indiffrencc. 
Mais  aucun  de  ces  hommes  célèbres  ne 
s'est  imposé  la  tAche  de  discuter  article 
pir  article  les  doctrines  généralement 
répandues,  et  d'attaquer  en  quelque 
sorte  pied  à  pied,  sur  leur  propre  ter- 
rain ,  les  hommes  «n  crédit  près  de  la 
jeimesse.  Cette  lAche ,  M.  Riambourg  a 
pu  se  la  croire  réservée,  et  il  l'avait  con- 
nue dans  toute  son  étendue  possible.  C'é- 
tait une  œuvre  complète  et  immense  en 
ce  genre  qn'il  voulait  accomplir,  et  pen- 
dant le  peu  d'années  qu'il  lui  a  été  doniu'; 
(Vy  consacrer,  il  va  déployé,  avec  une  fer- 
meté de  principes  inébranlable,  une  sa- 
gacité et  une  modération  qui  y  sont  bien 
rarement  unies  an  même  degré;  rien  de 
plus  attachant  cpic  de  le  voir  reprendre 
<în  sons-œuvre  les  idées  des  autres  pour 
les  réduire  au  vrai  \  son  scrupule  ù  ten- 
dre justice  aux  hommes  les  plus  éloignés 
de  ses  doctrines,  sa  disposition  cmpres- 

(I)  Il  faut  oïccpltT  M.  (rEtks(cin  ,  à  qui  Ton  doil 
en  ce  gcnro  un  ,;rdiiJ  nuiubre  de  morceaux  de  cii- 
lique  excellente. 


sée  à  leur  concéder  tout  ce  que  lui  per- 
met sa  conscience,  sont  admirables. 

VA  c'est  maintenant  (jue  nous  pouvons 
voir  dans  toute  sa  clarté  le  caractère  in- 
contestable d'originalité  du  président 
Riiambourg.  Chez  qui  rencontre-t -on 
cette  rare  impartialité  philosophique? 
Chez  un  homme  qui  n'a  jamais  conclu  la 
politique,  si  ce  n'est  au  point  de  vue  de 
parti  et  avec  un  sentiment  passionné.  Où 
brille  celte  intelligence  de  toutes  les 
idées,  quelles  qu'elles  soient,  lors  môme 
(ju'elles  se  déguisent  sous  les  formes  les 
plus  modernes  et  les  plus  étranges?  Ch<;z 
un  homme  d'un  Age  avancé,  ne  quittant 
guère  sa  ville  de  province,  nourri  dans 
les  études  d'un  autre  siècle,  disciple  de 
Port-Royal,  au  jansénisme  près.  Autre 
contraste  :  ses  travaux  attestent  une  in- 
struction philosophique  très  étendue;, 
qui  n'a  pu  s'acquérir  que  par  une  appli- 
cation persévérante,  et  qu'on  ne  rencon- 
tie  pas  toujours  égale  chez  ceux  qui 
font  profession  de  consacrer  leur  vie  à  la 
science  ;  et  lui ,  la  science  ne  vint  jamais 
l'occuper  avant  que  les  devoirs  multi- 
pliés d'une  carrière  laborieuse  ne  fussent 
tous  accomplis.  D'abord,  élève  de  l'Ecole 
polytechnique,  puis  avocat,  juge,  pro- 
cureur-général ,  président  à  la  cour  de 
Dijon  ,  jamais  son  zèle  ne  s'est  un  instant 
alangui ,  jamais  personne  intéressée  n'a 
pu  soup(jonner  que  d'autres  soins  que 
ceux  de  sa  fonction  eussent  place  dans 
son  esprit  ;  et  cependant  quand  le  magis- 
trat savait  ainsi  se  réserver  pour  l'élude 
de  la  philosophie  des  momens  de  liberté, 
il  n'y  voyait  pas  le  premier  objet  de  sa 
pensée:  elle  était  pour  lui  bien  plutôt  un 
moyen  qu'un  but.  Métaphysicien  par 
goût  et  par  disposition  native,  il  se  sen- 
tait avant  tout  fervent  catholique  ;  mais 
il  était  de  ces  fidèles  que  saint  J'aul  ap- 
pelle avec  tous  les  saints  à  comprendre 
quelle  est  1(1  largeur,  la  longueur^  la 
hauteur  et  Itt  j)/ofoiideur  du  mystère. 
i*our  lui,  comme  pour  Pascal,  pour  Ma- 
lebranche,  les  limites  précises  du  natu- 
rel et  du  surnaturel  se  montraient  peu 
tranchées,  et  s'il  discernait  toujours 
comme  émanant  de  sources  différentes 
la  philosophie,  qui  apparaît  comme 
l'œuvre  de  l'homme ,  et  la  religion,  qui 
est  reconnue  Pauvre  de  Dieu,  il  ne  les 
considérait  pas  comme  aussi  distinctes 


OEUVRES  DE  M.  LE  PRÉSIDENT  RIAMBOURG. 


11$ 


dans  leur  objet ,  et  croyait  probablement 
avec  de  grands  esprits  qu'une  séparation 
trop  absolue  entre  elles  serait  la  néga- 
tion de  l'une  ou  de  l'autre  j  il  ne  médi- 
tait rien  de  moins  qu'une  apologie  chré- 
tienne complète  par  la  philosophie  et  par 
l'histoire.  L'examen  critique  de  tous  les 
systèmes  achevé ,  le  sien  se  serait  trouvé 
produit,  et  ses  travaux  polémiques  suc- 
cessifs seraient  devenus  par  leur  ensem- 
ble et  naturellement  une  œuvre  dogma- 
tique. Mais  ici  ressort  encore  une  des 
particularités  de  cet  excellent  esprit.  Lo- 
gicien à  la  manière  du  dix-septième  siè- 
cle, et  remarquable  surtout  dans  ies  dis- 
cussions de  pur  raisonnement ,  il  sympa- 
thisait avec  les  hommes  de  nos  jours  qui 
attachent,  dans  l'intérêt  de  la  religion,  une 
importance  principale  aux  témoignages 
tirés  des  traditions  antiques.  Libre  de 
toute  préoccupation  exclusive,  il  ne  con- 
fondait jamais  sa  méthode  pour  la  dé- 
monstration de  la  vérité  avec  la  vérité 
même.  Ainsi,  quand  de  vifs  débats,  aux- 
quels Rome  a  mis  fin,  divisaient  l'Église 
de  France,  le  bon  sens  élevé  de  ]\L  Piiam- 
bourg  cheminait  irréprochable  entre  les 
deux  partis,  profitant  de  tout,  jugeant 
tout,  et  devinant  d'avance  une  concilia- 
tion vers  laquelle  tous  aujourd'hui  gravi- 
tent, qu'ils  s'en  doutent  ou  non. 

L'ouvrage  que  méditait  ]M.  Riambourg 
n'a  jamais  été  même  ébauché  dans  son 
ensemble,  et  comme  l'observent  ses  esti- 
mables éditeurs,  supposer  seulement 
qu'il  pût  être  terminé  était  une  illusion 
de  l'auteur.  Les  trois  volumes  publiés  en 
1838  comprennent  différens  travaux  qui 
concourent  tous  à  exprimer  sa  pensée  gé- 
nérale, quoique  sans  liaison  sensible. 
Ainsi,  l'on  y  remarque  deux  composi- 
tions courtes,  mais  complètes,  qui 
avaient  déjà  été  publiées  comme  ouvra- 
ges indépendans  ;  on  y  retrouve  encore 
de  précieux  morceaux  insérés  dans  di- 
vers recueils^  puis  des  fragmoiis  inédits, 
et  plusieurs  questions  traitées  daiis  un 
but  tout  spécial.  Les  qualités  qui  distin- 
guent l'auteur  se  font  partout  sentir; 
elles  rassortent  plus  ou  moins  selon  les 
sujets. 

La  collection  s'ouvre  par  VKculc 
d' Athènes.  Dans  cet  ouvrage,  imprimé 
une  première  fois  en  1829,  l'auteur  a 
mis  en  discussion,  sous  la  forme  du  dia- 


logue ,  les  diverses  doctrines  de  la  philo- 
sophie antique;  il  s'est  même  permis 
d'énoncer,  sous  le  nom  des  philosophes 
grecs,  des  argumens  qui  datent  des 
temps  modernes,  lorsque  les  anciens, 
dans  la  bouche  desquels  il  les  place,  ne 
les  auraient  pas  désavoués.  Le  ton  de 
cette  controverse  est  convenable  et  di- 
gne ;  elle  aboutit,  de  discussion  en  dis- 
cussion, de  concession  en  concession,  à 
rendre  évidente  l'impuissance  du  raison- 
nement pour  donner  une  solution  com- 
plète, et  à  l'abri  de  la  critique,  à  l'en- 
semble des  questions  qui  intéressent  au 
plus  haut  degré  l'iuimaiiité,  puisqu'elles 
décident  de  sa  destinée  et  de  ses  devoirs. 
Mais  cette  conséquence,  qui  résultf*, 
comme  à  l'insu  des  interlocuteurs ,  de 
leur  argumentation  contradictoire,  tou- 
jours faible  dans  la  défense ,  quoique  vic- 
torieuse dans  l'attaque,  se  produit  sans 
effort,  sans  partialité  contre  les  hom- 
mes, j'ajouterai  sans  injuste  déduction 
pour  les  idées  qui ,  dans  ce  naufrage  où 
elles  vont  toutes  s'abîmer,  conservent 
leur  valeur  comme  témoignage  de  ce  qui 
peut  sortir  de  puissant  et  d'ingénieux  du 
cerveau  des  grands  hommes.  3L  Iliam- 
bourg  était  bien  loin  de  ce  zèle  malha- 
bile reproché  quelquefois  à  des  écri- 
vains, et  qui  les  pousse  à  infirmer  dans 
l'exposition  les  raisonneuiens  de  leurs 
adversaires  pour  les  réfuter  avec  plus 
d'avantage.  Par  scrupule  de  conscience 
plus  eue  O!  e  que  par  modération  d'esprit, 
il  se  maintenait  e.i  ce  genre  au-dessus  de 
toute  faiblesse. 

Mais  il  n'eût  donné  qu'une  œuvre  in- 
complète s'il  se  fût  borné  i\  reiulre  sensi- 
ble la  misère  radicale  de  tonte  philoso- 
phie, et  n'eut  en  même  temps  fait  recon- 
naître à  la  lumière  de  quel  flambeau 
l'homuie  peut  en  effet  conduire  en  sécu- 
rité sa  pensée  sans  rien  sacrifier  de  son 
énergie.  Un  cj)i/ogue,  remarquable  de  vi- 
gueur de  style  et  de  fermeté  logique, 
termine  VJ-uolc  ti Jlhcucs  et  lui  sert  de 
conclusion.  Les  caractères  dislinctifs  de 
la  révélation  y  sont  d'abord  nettement 
retracés;  puis,  pour  parler  comme  ses 
éditeurs,  <  la  question  réduite  à  ses  vé- 
ritables termes,  l'auteur  démontre  en 
peu  de  pages  ,  par  des  preuves  tout  exté- 
rieures et  palpables,  où  il  faut  clicrcher 
non  seulement  l'unitine  révélalion,  mais 


116 


OTUVRKS  DE  M.  LE  PRÉSIDENT  RTAMBOURG. 


riinique  Église  qui  vienne  du  ciel.  >  L'au- 
teur commence  par  cHablir  victorieusc- 
nuMil  (jiril  n'y  a  «raulic  icfii^^c*  assuré 
contre  If  sc«'plicisnic  (iiio  la  loi  à  la  r('- 
viMalion;  puis  il  pose  en  maxime  irréfra- 
gable (jiie  le  scepticisme,  impossible  à 
riiommc,  est  à  la  fois  contraiiuî  h  sa  rai- 
son et  à  sa  nature;  il  justifie  judicieuse- 
ment cette  dernière  pens(?e.  lY'ut-(^tre  ce- 
pendant devait-on  attendre  ici  une  dis- 
cussion plus  d«Seioppée  et  plus  appro- 
fondie; là  était  la  réponse  triomphante 
aux  conclusions  désespérées  qui  sortent 
du  dialogue,  et  c'était  pour  1\I.  Riam- 
bourg,  qui  tlans  le  reste  de  l'épilogue  ne 
peui  apparaître  que  comme  apologiste 
chrétien,  une  occasion  de  plus  de  se 
montrer  philosophe.  ISi  le  temps  le  lui 
avait  permis,  il  se  réservait  probable- 
ment de  donner  à  ce  point  de  contro- 
verse l'étendue  qui  aurait  ajouté  à  l'ou- 
vrage un  nouveau  degré  de  mérite. 

A  la  suite  de  V Ecole  d'Allwncs  sont 
placés  les  travaux  polémiques  insérés 
par  l'auteur  dans  divers  recueils.  On  y 
trouve  encore  aujourd'hui  une  lecture 
solide  et  d'un  véritable  intérêt.  On  y 
puise  avec  les  doctrines  les  plus  sages 
d'excellentes  leçons  dans  l'art  difficile 
d'apprécier  les  opinions  d'autrui  :  mais 
pour  estimer  ces  morceaux  5  toute  leur 
valeur,  il  faut  embrasser  d'un  même 
coup  d'œil  le  temps  actuel  et  l'époque 
où  ils  ont  été  donnés  comme  articles.  On 
nous  pardonnera  donc  ici  une  sorte  de 
digression.  IM.  Kiambourg  ne  peut  qu'y 
gagner  ;  en  reportant  sur  le  passé  des 
souvenirs  devenus  plus  impartiaux  après 
ilix  années,  on  est  conduit  h  rendre  un 
témoignage  flatteur  au  discernement  du 
crilicpie  :  en  considérant  le  présent ,  on 
s'étonne  en  combien  de  points  ses  prévi- 
sions se  trouvent  déjà  justifiées. 

IVappelons-nous  1828.  ce  temps  de  la 
vogue  du  journal  le  (jlohe,  et  des  succès 
de  M.  Cousin  à  la  Sorbonne.  Les  spécu- 
lations, les  éludes  philosophiques  étaient 
alors  en  grand  honneur  :  ceux  qui  se 
présentaient  comme  les  interprètes  de  la 
science  se  distinguaient  alors  par  uti  ta- 
lent réel,  de  l'instruction,  une  manière 
sérieuse  ,  des  senlimens  élevés.  Ils  se 
prononçaient  avec  assurance  sur  de  gra- 
ves questions,  et  promettaient  pour  un 
temps  rapproché  la  solution  satisfaisante 


d'immenses  problèmes.  Sans  doute,  entre 
ces  hommes  qui  déclaraient  tous  avoir 
puisé  leurs  idées  premières  à  la  même 
source,  des  germes  de  dissentiment  com- 
mençaient à  poindre  sur  la  méthode  et 
la  doctrine  ,  deux  choses  qui  n'en  font 
qu'une ,  comme  l'a  si  bien  établi  M.  Cou- 
sin ;  mais  ces  divergences  encore  légères 
ne  troublaient  en  rien  l'accord  unanime 
de  leurs  flatteuses  espérances.  Cependant 
depuis  ,  les  communes  prétentions  auda- 
cieuses se  sont  comme  effacées,  et  les  dé- 
bats naissans ,  remplacés  par  d'autres 
soins,  n'ont  point  eu  de  suite.  INe  faut-il 
pas  s'étonner  du  peu  de  persistance  de  ces 
hommes  ilistingués  quand  il  s'agit  d'une 
science  à  laquelle  ils  déclaraient  avoir 
voué  leur  vie '.'Ils  ne  pourraient  présenter 
comme  excuse  les  temps  de  crise  que 
nous  avons  traversés  :  c'était  pour  eux 
une  raison  de  redoubler  d'ardeur,  après 
que  le  plus  illustre  d'entre  eux  s'était 
chargé  d  expliquer  ,  par  les  évolutions 
indépendantes  de  cette  science  souve- 
raine, tous  les  changemens  sociaux  ,  tons 
les  faits  de  quelque  valeur,  et  jusqu'à 
l'avènement  des  hommes  dont  l'influence 
se  fait  sentir  ici-bas. 

Nous  chercherons  à  déterminer  les 
causes  du  mécompte  qu'il  nous  a  fallu 
subir.  Pour  cela  ,  au  lieu  de  constater 
avec  M.  Cousin  l'empire  exercé  par  la 
philosophie  sur  les  faits,  nous  serons 
conduits  à  faire  ressortir  une  action  qui 
se  montre  au  moins  quelquefois  et  qui 
est  tout  opposée.  Nous  examinerons  si, 
précisément  dans  les  vingt-cinq  dernières 
années,  ce  ne  seraient  pas  les  hommes  et 
les  événemens,  en  tant  qu'ils  modifiaient 
les  situations  personnelles,  qui  auraient 
agi  d'une  manière  singulièrement  puis- 
sante sur  les  vicissitudes  de  la  philoso- 
phie. L'assertion  est  grave  ;  nous  ne 
pourrons  la  justifier  sans  remonter  assez 
haut  et  sans  en  venir  aux  noms  propres  ; 
nous  lAcherons  de  le  faire  avec  modéra- 
tion et  mesure. 

La  vie  purement  philosophique  ,  cette 
vie  réduite  à  l'activité  de  la  seule  pensée, 
supérieure  aux  circonstances  du  dehors, 
ne  connaissant  d'.iutres  événemens  que 
ses  progrès  ,  d'autres  sujets  d'inquiétude 
(jue  ses  lenteurs,  a  toujours  été  rare  et 
didicile;  elle  est  comun^  impossible  au- 
jourd'hui. Comment  l'homme  suivrait-il 


ŒUVRES  DE  M.  LE  PRÉSIDENT  RTAMBOURG. 


117 


sa  carrière  en  ligne  droite  sans  regarder 
autour  de  lui  dans  ce  continuel  tremble- 
ment du  monde!  Quand  M.  Roycr  Col- 
lard  opéra  la  réaction  spiritualiste  que 
nous  voyons  se  prolonger  et  dont  on  ne 
saurait  assigner  le  terme  ,  lui  aussi  asso- 
ciait d'autres  préoccupations  graves  aux 
méditations  abstraites.  Ce  n'est  pas  assez 
dire.  Jeté  par  sa  volonté  hors  de  sa  poli- 
tique ,  à  laquelle  sa  jeunesse  avait  pris 
part  avec  chaleur  ,   il   ne  nous    repro- 
chera pas  de   supposer   que   les  ensei- 
gnemens  puisés  au  sein  d'une  révolution 
impie  ,  joints  aux  instincts  d'une  nature 
élevée  et  aux  souvenirs  d'une  éducation 
hautement  morale,  étaient  entrés,  con- 
curremment avec  le  jugement  de  sa  rai- 
son, comme  motifs  déterminans  dans  sa 
direction  philosophique.   Lorsqu'il  im- 
portait et  mettait  en  honneur  de  ce  côté 
du  détroit  la  judicieuse  et  patiente  mé- 
thode de  l'école  écossaise,  il  en  appré- 
ciait la  sagesse,  et  sa  raison  y  adhérait; 
mais  il  l'aimait  surtout  pour  ses  consé- 
quences. C'était  avec  une  satisfaction  de 
sentiment  autant  que  d'esprit  qu'il  faisait 
disparaître  la  statue-homme  de  Condil- 
lac  sous  la  lime  d'Edimbourg  ,  et  déga- 
geait de  ses  grossiers  débris  l'homme 
réel  apparaissant  comme  une  force  es- 
sentiellement une,  active,  libre,  repon- 
sable  ;  enfin,  l'homme,  du  spiritualisme 
auquel  le  philosophe  se  sentait  attaché 
par  toutes  les  puissances  de  la  raison  et 
par  les  traditions  qu'il  respectait  le  plus. 
JNul  doute  qu'il  ne  considérât  du  nic^me 
point  de  vue  ce  qui  se  faisait  par  d'autres 
autour  de  lui.  Quand  IVl.  Laromiguière , 
sous  l'impulsion  du  mouvement  nouveau, 
reconnaissait  dans   Valtcntioii  un   prin- 
cipe actif ,  il  ne  devenait  ])as  pour  cela 
disciple  d'Edimbourg.  IM.  lloyer  Collard 
n'en  regardait  pas  moins  sa  iléclaration 
comme  une  précieuse  conqut^te.  Soyons- 
en  surs,  au  contraire,  ISL  Jouflroy,  ipii 
suit  la  méthode  écossaise  avec  fidélité, 
acceptant  pour  lui  et  pour  les  sIjmis  la 
mission  dtî  reconstruire  l'édifice  du  vrai, 
et  (le  publier  la  loi  nouvelle,  mais  décla- 
rant aussi  que  <<   l'opinion  qui  attribue 
le;  faits  de  conscience  h.  un  principe  dis- 
tinct de  tout  organe  corporel ,  i)ciit  jus- 
qu'ici titre  considérée  comme  une  hypo- 
thèse "  ,  blessait,   bien  plus  celui  qu'on 
appelle  son  maître,  qu'il  ne  l'cùl  lait  par 
Toas  >iii.  — •  N"  41.  lar.y. 


quelque  infraction  aux  procédés  de  Reid 
et  de  Dugald  Stewart.  On  peut  appliquer 
à  M.  Royer  Collard  .  en  philosophie  .  ce 
qu'un  publiciste  a  dit  de  lui  en  l'indi- 
quant comme  chef  et  fondateur  de  l'école 
dite  doctrinaire  en  politique.  «.  11  s'y  est 
trouvé  lié  moins  par  une  communauté 
de  doctrines  que  par  des  habitudes  d'es- 
prit analogues  (1).  » 

La  restauration  rendit  M.  Royer  Col- 
lard à  sa  destinée.   En  fermant  sa  car- 
rière philosophique  après  trois  années 
d'enseignement,  elle  ouvrit  celle  de  ses 
disciples.   Pour  ceux-ci ,   la   science   ne 
pouvait  être  de  prime-abord  ce  qu'elle 
avait  été  pour  leur  maître  :  une  forme 
sous  laquelle  s'exerce,  à  défaut  d'autre, 
la  vocation  décidée  d'un  homme  à  agir 
sur  la  société.  Leur  jeunesse  les  avait 
jusqu'alors   soustraits   à   toute   sérieuse 
préoccupation  des  intérêts  publics  j  ils 
achevaient   de  se   former  aux  derniers 
temps  de  l'empire,  quand  la  force,  ré- 
gnant sans  contrôle,  semblait  affranchir 
les  théories  de  toute  responsabilité;  ils 
avaient  à  demander  à  leurs  talens  nais- 
sans ,  à  s'assurer,  par  des  efforts  soute- 
nus, un  avenir  dans  l'enseignement  pu- 
blic. La  philosophie  dut  donc  leur  ap- 
paraître   sous    deux    aspects  ,    d'abord 
comme  science  purement  spéculative  et 
abstraite  ,  puis  comme  source  et  matière 
d'une  profession  spéciale.  Si  un  senti- 
ment d'un  autre  ordre  avait  pu  trouver 
en  outre  de  l'écho  parmi  eux,  c'aurait 
été  celui   de   l'indignation  contre  l'op- 
pression des  idées,  en  général  .  sous  l.i 
force  brutale  du  despotisme  niililaiic; 
mais  aucune  prédisposition  n'appelait, 
croyons-le,  vers  uiu»    école   plutôt   que 
vers  une  autre  ces  enfans  d'une  époque 
sans  traditions,   on  pourrait  dire  sans 
principes.   Quand   ils  changèrent  d'opi- 
nion à  la  voix  d'un  nouveau  maître,  au- 
cun penchant  ne  vint  secoiuler  chez  ces 
jeunes  hommes  le  jugement  de  leur  es- 
prit. Us  ont  renoncé  alors  aux  hypothc 
ses  de  Condillac  ;  mais  ce  ne  fut  pas  de 
leur  pirl  repoussement  direct  pour  les 
conséquence-;  matérialistes  qui  eu  décou- 
laient ;  ce  fut  bien  plutôt  volonlc  tle  pro- 
scrire toute  espèce  d'hypothèse  et  faviMU* 

(I)  M.  lie  Carnô ,  Vues  sur  l  Ilisloirr  ronlempo^ 

raine. 


118 


ÛTUVRES  DE  M.  LE  PRÉSIDENT  RIA^MBOURG. 


pour  uiio  mctiioile  plus  rigoiirpuscmenl 
expérimentale,  lis  ont  consenti  à  resser- 
rer la  seience  dans  les  bornes  de  la  psy- 
chologie, lis  se  sont  résip;nés  à  assii^ner 
pour  dernier  terme  aux  conquêtes  de  la 
j)l»ilosophie  la  d(?couverte  de  faits  primi- 
tifs et  géfu^raux,  qui  eu\-mtïmes.  invinci- 
l)lement  inexplicables,  apportent  cepen- 
dant h  l'esprit  qui  les  discerne  une  satis- 
faction,  celle  de  lui  icndre  compte  des 
faits  particuliers  plus  rapprochés,  que 
riiomnie  aperçoit  d'abord   parce  qu'ils 
l'entourent  ;  mais  cet  aveu  des  limites  de 
la  science  fut  sans  fruit  pour  eux.  Leur 
intelligence  s'est  trouvée  conduite  vers 
le  mystère  et  contrainte  de  s'arrêter  de- 
vant lui  :  mais  c'est  à  peine  s'ils  ont  lixé 
leur  retiîard   sur  ce  mystère  ,  que   Reid 
contemplait  avec  respect ,  que  M.  Royer 
Collard  ,  son  interprète  original  ,  entre- 
voyait  sans  doute  et  qui  ne  l'offusquait 
pas.  Conlens  de  l'étroit  domaine  que  la 
pensée   peut   parcourir  sans  craindre  le 
poids   d'écrasantes    obscurités  ,    ils   ont 
adopté  virtuellement  cette  maxime  ,  que 
M.  Cousin  proclamait  plus  tard  dans  une 
intention  un  peu  différente  :  «  Ce  qui  est 
au-dessus   de   ma   raison,  ce  que  je  ne 
comprends  pas,  n'existe  pas  pour  moi.  » 
Leur  vuo,  qui  ne  se  dirigeait  pas  au-des- 
sus fî'eux,  se  tournait  avec  complaisance 
au-dessGus.  Ils  se  flattaient  qu'une  fois 
arrivés  aux  faits  primitifs,  ils  seraient  re- 
connus par  le  res'e  des  hommes  comme 
parvenus  plus  haut  qu'eux,  et  seraient 
par  conséquent  en  mesure  de  leur  don- 
ner des  ensoignemens  et  leur  tracer  des 
règles.  Celte  espérance,  jointe  à  la  jouis- 
sance de  ne  rien  sentir  au-dessus  de  soi, 
leur  suffisait.  C'eût  été  un  prodige  que 
des  hommes  si  distingués ,  dans  le  pre- 
mier orgueil  de  la  jeunesse,  sous  1  in- 
iUience  de   l'éducation  de   l'empire  ,  se 
lussent  élevés  à  concevoir  de  plus  nobles 
besoins! 

De  semblables  dispositions  ne  met- 
taient, il  est  vrai,  en  droit  d'espi-rer 
quils  oprrasscnt  en  France  une  ])rolonde 
restauration  morale;  mais  du  moins, 
dans  l'ordre  de  la  science,  pouvait -on 
attendre  beaucoup  de  ces  hoainies  (|ui 
voyaient  s'ouvrir  devant  eux  un  long 
Lvenir.  Qu'ils  miss. «ut  de  l'ensemble  ,  de 
a  pcrbévéi  ance  dans  leurs  efforts  ,  et  ils 
dévoient  allucher  leur  nom  à  un  monu- 


ment  philosophi({ue  vaste  et  durable. 

La  psychologie  ,  dans  laquelle  l'art 
d'observer  et  de  constater  les  faits  joue 
le  rùle  principal ,  se  prête  mieux  (jue 
toute  autre  branche  de  la  science  au 
concours  des  travailleurs,  et  il  n'est  pas 
douteux  que  vingt  années  d'applic  ition 
el  de  persévérance  dans  cette  voie  n'eus- 
sent amené  de  grands  progrès.  Cepen- 
dant, ((iiaud  noJis  faisons  de  bonne  foi  le 
compte  de  ces  vingt  années,  nous  retom- 
bons dans  la  surprise;  malgré  les  espé- 
rances données  par  les  premiers  débuts, 
malgré  les  promesses  de  I82t{,  qu'ont-elles 
produit?  Quelques  essais  qui  suffisent 
pour  faire  apprécier  les  dons  heureux 
que  leurs  auteurs  ont  reçus  du  ciel  el 
donner  le  regret  qu'ils  n'en  aient  pas 
tiré  plus  de  parti  ;  des  traductions  utiles, 
aucun  ouvrage  important  qui  leur  soil 
propre.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  pis  ,  plus  de 
concert  réel  après  quelques  années.  Si 
l'on  célèbre  encore  l'école  écossaise,  ce 
n'est  plus  d'une  voix  unanime,  et  ceux- 
là  même  qui  continuent  de  s'en  déclarer 
les  adeptes,  ne  se  ploient  qu'avec  impa- 
tience et  sans  suite  aux  obligations  que 
ce  litre  impose.  Les  sérieuses  études  psy- 
chologiques, les  investigations  patientes 
sont  rares  et  isolées.  IMais  surtout  la 
modestie,  la  réserve,  la  patience,  ces 
vertus  philosophiques  d'P^dimbourg,  dis- 
paraissent bientôt.  Elles  sont  remplacées 
par  le  faste  des  promesses,  par  la  plus 
étrange  présomption  à  résoudre  déliniti- 
vement  les  plus  obscurs  problèmes. 

Les  jeunes  philosophes  qui  se  propo- 
saient naguères  d'être  les  savans  anato- 
misles  de  l'esprit  humain  ,  jettent  tout- 
ù-coup  le  scalpel  .  montent  sur  le  tré- 
pied :  qui  d'entre  eux  ne  s'est  pas  mis  en 
devoir  de  rendre  son  oracle?  Le  secret 
de  l'humanité,  de  l'univers,  de  Dieu,  ils 
vont  nous  le  dire....  et  ils  n'ont  rien  dit. 
De  toute  celte  période,  qui  pouvait  être 
si  fructueuse,  rien  ne  subsistera.  Le  pos- 
sible (ju'on  devait  tijulcr  a  été  négligé; 
l'impossible  présomplueusement  essayé 
est  resté  impossible.  Certes,  il  y  a  eu  Ja 
le  sujet  d'un  grave  mécompte  ,  el  nous 
devons  en  rechercher  la  cause  :  celle  que 
nous  lui  assignerons  est  peu  philoîophi- 
(|ue.  A  notre  avis  .  si  les  jeunes  disciples 
de  ."M.  Royer  Collard  se  sont  détournés 
(h;  la  Yoi.\  ouveric  devant  eux ,  si  tant 


OEUVRES  DE  M.  LE  PRÉSIDENT  RTAMBOURG. 


119 


d'espérances  légitimes  ont  él6  déçues,  il 
faut  l'imputer  au  grand  fait  politique 
qui  domine  cette  époque,  au  fait  de  la 
restauration.  Une  plus  longue  durée  du 
règne  de  Napoléon,  que  les  destinées  de 
la  philosophie  occupaient  peu  ,  aurait, 
nous  n'en  doutons  pas,  maintenu  celte 
science  dans  la  voie  d'un  progrès  lent , 
mais  réel;  sa  chute  sur  ce  point  aussi  a 
tout  bouleversé.  Voici  comment  un  effet, 
assurément  bien  éloigné  et  secondaire, 
est  sorti,  suivant  nous,  de  cette  crise  dans 
le  cours  des  destinées  du  monde. 

La  restauration  a  ouvert  pour  la  France 
une  ère  de  discussion,  où  les  plus  graves 
intérêts  se  débattent.  L'influence  qui 
s'obtient  sur  l'opinion  par  la  contro- 
verse ,  est  devenue  le  principal  moyen 
d'action  sur  le  pays.  Le  don  de  convain- 
cre et  celui  d'entraîner  par  des  raison- 
nemens  déduits  d'idées  générales,  a  pris 
le  rôle  que  remplissait,  sous  Napoléon, 
le  don  d'éblouir  par  la  gloire  et  de  con- 
tenir par  la  crainte.  Quand  le  cours  des 
traditions  est  violemment  brisé  chez  un 
peuple  ;  quand  aucune  puissance  irrésis- 
tible n'y  fléchit  plus  la  volonté  des  hom- 
mes, la  démonstration  ou  la  séduction 
qui  la  simule  sont  les  seuls  principes  de 
force,  et  l'élude  subtile  de  la  philosophie 
prépare  merveilleusement  à  exercer  cet 
empire.  Comment  les  brillans  élèves  do 
l'i'cole  normale  n'auraient-ils  paspromp- 
lement  reconnu  que  les  habitudes  d'es- 
prit qu'ils  avaient  prises  et  les  facultés 
qu'ils  avaient  fortiiiées  en  eux  dans  un 
autre  but,  les  disposaient  à  la  vie  politi- 
que et  les  appelleraient  peut-être  un  jour 
à  l'exercice  du  pouvoir  ^  A  quelle  source 
sainte  auraient-ils  puisé  la  vertu  de  res- 
ter inattaquables  à  l'ambition? 

C'aurait  été  cependant  l'élouffer  hc- 
roïc|uement  dans  leur  cœur,  que  de  se 
maintenir  avec  fermeté  dans  la  voie  de 
l'école  écossaise  ,  et  de  se  vouer  exclusi- 
vement à  la  psychologie.  Quel  chemin  , 
je  le  demande,  aurait  j)u  frayer  dans  le 
monde  une  vie  consacrée  à  de  scrupu- 
leuses investigations  sur  les  facultés  es- 
sentielles h  l'esprit  humain,  et  les  pro- 
cédés qu'il  suit  en  raison  de  sa  nature. 
Ce  lra>ail  d'cbsorvalion  et  d'analyse  ne 
sera  jamais  apprécié  que  d'un  monde 
d'exception;  il  exige,  dans  ceux  qui 
rcnlropronncul,  dos  liabiludes  de  con- 


centration et  d'isolement  méditatif  in- 
compatibles avec  l'influence  sur  les  au- 
tres hommes.  Ainsi  s'explique  peut-être 
pourquoi  l'on  vit  les  plus  avancés  de  nos 
jeunes  philosophes  renoncer  bientôt  aux 
études  psychologiques ,  et  comment  le 
mot  éclectisme  j    inscrit  sur    leur  ban- 
nière ,  signala  la  direction  nouvelle  où 
s'engageait  leur  pensée.  Choix  sincère , 
assurément,  exempt  de  calcul  et  d'ar- 
rière-pensée ,  mais  qui  eût  été  habile  s'il 
eût  pu  eire  prémédité.  Nous  avons  dit  en 
quoi  l'austère  méthode  d'Edimbourg  fait 
presque  forcément  obstacle  à  la  fortune 
de  ses  partisans  dévoués.  Ajoutons  que 
l'éclectisme  nous  semble  apporter  natu- 
rellement à  ceux  qui  se  passionnent  pour 
lui  les  avaniages  opposés. 

Au  point  où  il  se  place,  l'éclectique  a 
sous  les  yeux  un  iiorizon  sans  bornes  : 
toutes  les  idées,  tous  les  systèmes,  toutes 
les  opinions  possibles  sont  de  son  do- 
maine. L'ontologie,  la  morale,  la  reli- 
gion, la  politique,  la  législation  ,  l'es- 
thétique, n'offrent  point  de  question  sur 
laquelle  il  n'ait  son  mot  à  dire.  Mais  ce 
mot  prend  toujours  et  partout  la  favo- 
rable apparence  d'une  parole  concilia- 
trice ;  l'éclectisme  prétend  soustraire 
l'Ame  aux  préventions,  et  affecte  de  pro- 
scrire les  jugemens  passionnés;  il  semble 
ainsi  emprunter  son  principe  autant  au 
cœur  qu'à  l'esprit,  à  la  volonté  qu'à  l'in- 
telligence. Par  ce  côté  ,  et  par  la  facilité 
d'étendre  l'application  du  système  à  tous 
les  sujets,  il  devient  accessible  à  bien 
des  gens  qu'une  philosophie  plus  dog- 
matique aurait  bientôt  rebutés  ou  fati- 
gués sans  fruit.  Près  de  ces  personnes , 
au  contraire,  s'il  est  un  moyen  de  pren- 
dre faveur,  c'est  assurément  d'exposer 
ea  regard  deux  doctrines  opposées  qui 
lixent  d'autant  mieux  la  curiosité,  qu'on 
les  montre  plus  exlrt^mes;  c'est  de  faire 
ensuite  jaillir  de  leur  conflit  une  opinion 
moyenne  à  laquelle  on  déclare  s'arrêter. 
Pour  peu  que  chaque  auditeur  ou  lecteur 
voie  celle  doctrine  déiinilive  se  dessiner 
dislii>clcmeuL  sur  les  deux  autres  qui  lui 
servenl  comme  de  repoussoir,  il  se  per- 
suadera porter  sur  le  problème  enti(M' 
un  jugenieut  éclairé;  et  (juand  il  adop- 
tera la  solution  qu'on  lui  présente  ,  il 
croira  (|u'il  se  décide  en  pleiiu":  connais- 
sance de  cause.  Que  celui  qui  use  de  cette 


420 


rrrvREs  de  m.  u:  rRÉsioENT  RiAMr.oi 


méthode  ail  l'art  d'y  joindre  riMoii  d'iin- 
partialité  protectrice  qui  n'exclut  pas  la 
chaleur  ni  nu'^nie  Tt^xaltation  et  la  vc'Iil'- 
mencc  ,  et  il  aura  conquis  la  sympathie 
de  toutes  ces  Ames  candides,  jeuiu's  en 
niajoriltS  (|ui  aiment  à  voir  les  questions 
lie  fait  qui  les  touchent  prendre  la  cou- 
leur de  questions  de  principe;  ou  encore, 
dont  la  vie  morale  se  consume  à  pour- 
suivre l'heureux  moment  où  tout  le 
monde  va  s'entendre  sur  tout,  moment 
qui  fuit  sans  cesse  devant  eux  sans  les 
ch^sespérer  jamais. 

iM.  Cousin  est  le  seul  qui  nous  ait  mon- 
tré en  France  réclectisme  sur  une  grande 
échelle.  Toutes  les  idées,  toutes  les  scien- 
ces morales  rentrent  dans  son  domaine, 
la  religion  comme  la  politique  et  l'his- 
toire. La  religion  d'un  peuple  était  alors, 
pour  !M. Cousin,  le  symhole d'une  doctrine 
philosophique  ;  sa  politique  était  la 
même  doctrine  mise  en  action,  son  his- 
toire en  était  l'explication  par  les  faits. 
Dans  tous  les  systèmes,  suivant  ce  phi- 
losophe ,  on  s'est  trop  préoccupé  du 
fini  ou  bien  de  Vin  fini.  Le  juste  rapport 
du  fini  à  l'infini  n'a  été  bien  senti  en  re- 
ligion que  par  le  christianisme,  bien  réa- 
lisé en  politique  que  par  le  gouverne- 
ment représentatif.  Or  le  christianisme 
et  le  gouvernement  représentatif  sont 
deux  formes  de  l'éclectisme;  et  c'est  un 
des  caractères  de  leur  excellence.  Dans 
sa  critique  ingénieuse  et  calme  des  phi- 
losophes contemporains  ,  M.  Damiron  se 
déclare  éclectique,  lui  aussi  s'est  chargé 
d'appliquer  l'éclectisme  à  la  religion  ; 
mais  il  est  loin  d'établir,  avec  M.  Cousin, 
entre  l'Évangile  et  sa  doctrine  une  sorte 
d'identité.  L'Evangile,  au  contraire,  ne 
fournit  à  son  choix  qu'un  des  élénicns  du 
vrai,  et  c'est  en  dehors  de  lui  qu'il  pré- 
t(Mid  en  trouver  la  plus  haute  expression.' 


chologie  qu'il  enij 
de  ses  décisions.  En 
osait  aborder  l.i  qn 
(lui:;  ni  es  finissent .' 
tour  l'avènement  p 
dogme,  il  abando 
voie  de  l'observât 
lancer  dans  la  plus 
conjecturale  des  * 
a  décorée  de  nos  je 
Sophie  de  l'histoire 
règles  écossaises  n 
tée  même  par  ceux 
faire  les  attaques  d 
le  christianisme. 

ÎMalgré  leur  div 
points,  il  est  remai 
sophes    émules    s'; 
dans  deux  prétenti 
de  juger  les  droits 
que  h  la  créance  de 
de  mort  porté  co 
tien  ,  celle  de  doi 
monde.   Nous  nous 
autorisait  chez  euj 
ce  qui  les  excitait 
La  fidélité  aux  d< 
INous  avons  vu  c 
pas  de  scrupule  à 
un  sentiment  de  a 
en  eux ,   loin  de  1 
voies  hasardeuses, 
Les   sérieux   scrut 
aussi  peu  avancée 
gie  prise  au  point 
auraient  attendu 
par  la   solution  d< 
préliminaires  des 
des  peuples  avant 
dicteurs  de   leurs 
auraient-ils  voulu 
non  dans  les  homn 
tériel  avant  de  lei: 


ŒUVRES  DE  M.  LE  PRÉSIDENT  RIAMBOURC 


d'une  vérité,  a  dit  Bossiiel.  La  consé- 
quence exacte  de  celte  maxime  dite  à  un 
docteur  catholique  de  si  grande  autorité. 
est  que  le  travail  qui  consisterait  à  dé- 
gager de  toutes  les  erreurs  les  racines  de 
vérité  qui  leur  servent  de  support  et  leur 
donnent  la  vie,  serait  un  travail  évidem- 
ment éclectique  qui  pourrait  être  essen- 
tiellement chrétien.  Mais  j'irai  plus  loin. 
L'éclectisme  repose  sur  cette  idée,  que 
tout  système  émané  de  l'esprit  humain 
n'a  d'autre  valeur  que  celle  d'un  minerai 
précieux  dont  il  faut  séparer  la  gangue  : 
mais  alors  la  raison  prescrirait  de  cher- 
cher ailleurs  que  dans  les  systèmes  le 
moyen  à  l'aide  duquel  on  pourra  y  re- 
connaître et  en  extraire  le  métal  rare  et 
pur.  Et  qui  donc  pourra  fournir  celte 
pierre  de  touche  indispensable,  sinon  ce 
qui  a  toujours  été  considéré  dans  le 
monde  comme  principe  de  vérité  en 
vertu  des  traditions  et  en  dehors  du  rai- 
sonnement :  la  religion. 

Nous  voici  bien  loin  de  toute  idée  d'an- 
tagonisme entre  la  foi  et  la  philosophie. 
Cependant,  c'est  un  fait  que  nos  éclecti- 
ques, au  risque  d'ôter  à  leur  système  sa 
seule  base  possible,  nos  Écossais,  sans 
s'inquiéter  s'ils  ne  s'écartaient  pas  des 
voies  de  la  psychologie,  ont  tous  pris  à 
tâche  de  mettre  le  christianisme  en  cause. 
Les  uns  l'ont  traité  ouvertement  en  enne- 
mi, les  autres  ont  affecté  à  son  égard  les 
formes  de  la  protection.  Deux  procédés, 
moins  différens  qu'ils  ne  semblent  au  pre- 
mier abord.  Autre  sujet  digne  de  re- 
marque :  La  guerre  que  lui  faisaient  il  y 
a  dix  ans  ces  hommes  est  maintenant 
comme  assoupie  j  elle  est  généralement 
remplacée  par  des  protestations  bien- 
veillantes ,  qu'on  peut  croire  sincères. 
Après  cela,   comment  ne  pas  présumer 


fluence  ,  leur  gloire  se 
ment  de  jeunes  et  ai 
désiraient  acquérir  du 
ciété,  et  qui  n'y  apport 
que  leur  puissance  d 
raient  -  ils  pas  été  in: 
sionnés  pour  la  philos< 
Or,  s'ils  eussent  adm 
hypothèse,  qu'il  peut 
obéissance  à  des  vérit 
ne  sondera  jamais  Tii 
c'eût  été  au  moins  se 
cette  philosophie.  Bi( 
fussent  venus  à  recont 
que  l'homme  réservai 
forces  intellectuelles  < 
culte  du  mystère ,  il 
cile  de  leur  démontn 
doit  être  la  meilleurt 
réduit  forcément  celle 
à  la  raison,  à  des  pr< 
ment  étroites  et  mode 
nace  de  déchet  pour  la 
philosophes  qui  pen 
régner  en  souverains 
humaine.  Il  leur  fut  r 
vrai,  une  belle  tâche 
spéciale,  circonscrite 
recte  sur  la  société,  e 
en  rien  à  leur  ambitio 
traire,  au  point  où  ils 
ne  s'ouvrait  pas  devani 
perspective. 

Quand  ces  philosopl 
de  raison  et  d'amour  ( 
çaient  d'arrêter  chez  U 
généreux  l'élan  qui  h 
questions  immenses  qi 
tive  d'autre  solution  ( 
de  la  foi,  ils  se  gardaie 
chez  les  hommes  pral 
généralités:   des  paroi 


i:i2 


OEUVRES  DE  M.  LE  PRÉSIDENT  RIAMROURO. 


on  dix  reposera  la  seule  autorité  léf;i- 
huM',  àeu\  appartiendra  le  véritahlo  sa- 
ceriiuce.  lii  loi^ique  inùne  i^  natnrelle- 
nitMit,  et  nous  n'oxnj,'éroiis  rien  ;  eux- 
mônies,  tians  plus  d'un  maniieste,  dont 
nous  pourrions  citer  les  paroles,  ont  ad- 
mis e\plicileuient  ces consécpieuces,  qui, 
pour  (^tre  rif,'Ourcuses,  n'eu  font  pas 
moins  sourire. 

J.a  couliancc  nu*lre  d'illusions  qu'in- 
spire la  jeunesse  lut  sans  doute  pour 
beaucoup  dans  ces  prétentions;  mais  les 
circonstances  politiques  contribuèrent 
bientôt  à  lorlilier  celte  exaltation  natu- 
relle .  et  la  ciiangèrent  en  un  esprit  d'au- 
dace et  de  Téritable  hostilité. 

A  la  chute  de  JNapolcon,  les  élèves  de 
l'École  normale  partagèrent  unanime- 
ment, on  pourrait  dire,  la  joie  qu'excita 
dans  presque  toutes  les  classes  de  la  so- 
ciété la  lin  de  la.guerre  et  des  vexations 
impériale?.  Cependant  le  rélablisseaient 
«le  la  vieille  dynastie  rendait  une  réac- 
tion contre  ce  sentiment  inévitable  :  elle 
ne  se  fit  pas  attendre.  De  nombreuses  fa- 
milles répandues  sur  le  sol  entier,  habi- 
tuées dans  l'ancien  régime  au  respect  de 
tous,  liées  à  la  fortune  de  l'antique 
royauté  par  des  avantages  sociaux  anti- 
ques aussi,  les  avaient  vus  brisés  du  même 
coup  qui  frappa  la  couronne.  Conmient 
au  retour  des  Bourbons  auraient-elles 
étouffé  l'espoir  de  reconquérir  au  moins 
en  partie  leur  situation  perdue  et  une 
prépondérance  incontestable  dans  la  so- 
ciété.^ Cette  consé(iuence  forcée  d'un 
rapprochement  Ters  le  passé  tourna 
promptement  en  un  commencement 
d'opposition  malveillante  la  satisfaction 
qu'une  multitude  de  gens  avaient  éprou- 
vée aux  premiers  jours  de  la  restaura- 
tion. L'homme  se  passionne  et  oublie 
vile,  surtout  quand  sa  vanité  l'alarme. 
Des  gfns  d'esprit,  confians  en  eux-mê- 
mes et  non  exempts  d'ambition  ,  comme 
les  élèves  de  l'École  normale,  ne  devaient 
pas  rtrc  les  moins  susceptibles;  le  soup- 
çon que  des  faveurs  ou  du  pouvoir  pour- 
raient être  accordés  sur  d'autres  motifs 
que  la  distinction  personnelle  les  révolta: 
par  leurs  taleiis  et  leurs  habitudes  sé- 
rieuses d'esprit  ils  furent  conduits  à  s'é- 
riger en  arbitres  du  mérite,  et  à  plaider 
au  nom  de  la  raison  «i  d»'  l'ér^alilé  natu- 
relle, sous  la  forme  dc:>intércs.',te  de  la 


pure  théorie,  la  cause  du  gouvernement 
par  les  classes  riches  et  éclaiiées,  cause 
à  laquelle  le  fait  de  l'affaiblissement  des 
clas.M's  autrefois  prépondérantes  assurait 
plus  que  la  meilleure  lo^ifjue  un  succès 
conforme  à  leurs  désirs.  Ils  eussent  peul- 
ctre  pris  patience  si  des  obslacles  directs 
et  positifs,  rencontrés  par  chacun  d'eux 
dans  la  carrière  tracée  devant  lui ,  ne  fus- 
sent venus  donner  h  leur  opposition  le 
caractère  d'une  lutte  passionnée. 

Tous  appartenaient  A  T Université;  plu- 
sieurs attiraient  sur  eux  par  leurs  paro- 
les et  par  leurs  actes  la  surveillance, 
mèuie  la  défaveur  de  l'autorité  qui  gou- 
vernail l'instruction  publique.  Des  mani- 
festations choquantes  d'indifférence  reli- 
gieuse furent  encore  l'occasion  de  mesu- 
res de  sévérité  qui  accrurent  leur  irrita- 
lion;  justes  en  elles-mêmes  le  plus  soii- 
vent.  elles  coïncidèrent  avec  les  essais 
de  restauration  catholique  fondés  sur 
l'alliance  de  la  puissance  civile  et  de  la 
puissance  religieuse ,  essais  qui ,  de  l'aveu 
de  tous  aujourd'hui,  furent  si  funestes 
aux  deux  intérêts  qu'ils  étaient  appelés  à 
f.-îvoriser.  Une  sclilarité  malheureuse 
s'établit  entre  le  trône  et  l'autel,  et  les 
mécontenfemens  ,  éveillés  par  la  crainte 
de  l'influence  aristocratique,  se  tournè- 
rent bientôt  avec  une  vivacité  bien  plus 
grande  en  apparence  contre  ce  qu'on  ap- 
pela jésuitisme  et  congrégation  :  ainsi  se 
forma  graduellonient  contre  la  religion 
et  ses  ministres  une  sorte  d'hostilité  gé- 
nérale, qui  en  1826  et  1827  atteignit 
toute  sa  violence. 

Des  temps  semblables  offraient  une 
belle  occasion  pour  dresser  en  face  de  la 
bannière  de  la  religion  le  drapeau  de  la 
philosophie,  et  poser  la  question  de  la 
î  rééminence  de  l'une  sur  l'autre.  Des  ex- 
cursions peu  prudentes  de  M.  Cousin, 
sur  le  dom  ine  de  la  religion  et  de  la  po- 
litique, eurent  pour  résultat  la  clôture 
de  son  cours;  les  disgrAces  universitaires 
deM>l.  Dubois,  Jouffroy,  Damiron,  don- 
nèrent naissance  au  journal  /c  Clobc.  Sa 
polémique,  habituellement  contenue  par 
un  sentiment  de  dignité  et  par  un  louable 
dég(»ût  pour  les  allures  révolutionnaires, 
di'qrassa  queh|uefois  toute  mesure.  Duc 
d»'s  occasions  où  ressortit  le  plus  l'esprit 
anti-chrétien  qui  animait  alors  ses  rédac- 
teurs lut  la  publication ,  soua  forme  de 


OEUVRES  DE  M.  LE  PRÉSIDEIST  RIAMBOURG. 


123 


supplément  au  journal,  d'un  article  in- 
titulé :  Comment  les  dogmes  finissent, 
qui  fit  alors  grand  bruit,  et  dont  M.  Riani- 
bourg  a  extrait  plusieurs  citations.  Dans 
ce  morceau,  l'extinction  définitive  du 
dogme  ancien ,  l'avènement  prochain  du 
dogme  nouveau  sont  clairement  expli- 
qués 3  le  droit  de  déterminer  les  caractè- 
res du  nouveau  dogme,  celui  d'initier  les 
peuples  à  sa  connaissance ,  de  les  diriger 
dans  ses  applications  morales,  y  sont  re- 
vendiqués pour  les  philosophes  avec  une 
assurance  que  seraient  loin  d'avoir  au- 
jourd'hui ceux  qui  affectaient  ces  pré- 
tentions étranges. 

La  même  présomption  a  cessé  d'exister, 
et  nous  attribuerons  sa  fin  à  une  cause 
analogue  à  celle  qui  lui  avait  donné  nais- 
sance, à  un  grand  fait  politique,  à  la  ré- 
volution de  juillet.  En  rapprochant  cer- 
tains hommes  du  pouvoir,  elle  leur  a  fait 
sentir  leur  impuissance  à  exercer  une 
action  morale  sérieuse  sur  les  popula- 
tions, et  le  désir  leur  est  venu  de  lavoir 
aux  mains  de  l'autorité  religieuse,  qui  en 
avait  usé  jusqu'alors  au  grand  profit  de 
tous.  La  révolution  leur  procurait  en 
môme  temps  dans  le  gouvernement  une 
influence  qui  les  consolait  de  renoncer  à 
ce  qui  avait  fait  long-temps  l'objet  de 
leur  ambition. 

La  politique  du  Globe  n'est  pas  de  no- 
tre  sujet.  M.  Riambourg  n'y  a  fait  que 
des  allusions  très  indirectes.  Le  Globe 
professa  généralement  en   ce  temps  de 
bonnes  maximes,   tendant  à  substituer 
aux  violentes  passions  de  gauche  un  sen- 
timent plus  impartial.  On  peut  seulement 
regretter  qu'elles  ne  soient  pas  constam- 
ment  restées  présentes  au  souvenir  de 
ceux  qui  les  produisaient  alors,  depuis 
qu'une  révolution  les  a   rapprochés  du 
pouvoir  et  des  affaires.  Quant  au  carac- 
tère   de  sa   philosophie,    nous   croyons 
qu'il  est  maintenant  facile  de  le  saisir. 
INous    avons  montré    comment   l'action 
combinée  de  diverses  causes  jeta  l'école 
philosophique  de    la  restauration   dans 
une  voie  de   présomption  aventureuse, 
bien  écartée  de  celle  que  lui  avait  tracée 
son  fondateur.  Mais  tout  en  s'affranchis- 
sanl  complètement  dans  le  fait,   les  élè- 
ves de  l'École  normale  n'en  continuèrent 
pas  moins  de  reconnaître  pour  maîtres, 
31.  Royer-Collard  et  les  Écossais.  C'est 


qu'en  effet  ils  étaient  bien  jeunes ,  et 
avaient  peu  produit  pour  avoir  le  droit 
de  se  dégager  de  tout  antécédent ,  et  de 
se  proclamer  chefs  d'école.  L'embarras 
de  cette  double  situation  se  fait  sentir 
jusque  dans  leurs  travaux  les  plus  spé- 
culatifs. Après  avoir  célébré  la  méthode 
expérimentale  et  la  réserve  écossaise,  on 
les  voit  émettre  des  doctrines  et  s'arro- 
ger une  autorité  qui  leur  sont  directe- 
ment contraires. 

Il  en  est  résulté  dans  les  écrits  de  ces 
jeunes  philosophes  de  fréquentes  con- 
tradictions et  une  confusion  d'idées  sur 
laquelle  le  talent  même  le  plus  limpide 
ne  parvient  pas  à  faire  illusion.  31.  Riam- 
bourg a  parfaitement  fait  ressortir  ces 
défauts.  Mais  éloigné  par  les  goûts  d'un 
autre  âge,  par  ses  habitudes  de  magis- 
trat, enfin  par  son  séjour  en  province..., 
du  théâtre  où  s'exerçaient  les  personnes 
qu'il  entreprenait  de  juger,  il  s'est  ha- 
bitué à  considérer  les  écrits  plutôt  que 
leurs  auteurs,  à  examiner  les  propor- 
tions et  les  déductions  logiques,  plutôt 
sous  le  rapport  de  leur  mérite  intrinsè- 
que qu'en  vue  des  motifs  qui  les  faisaient 
émettre.  11  y  a  des  cas  où  cette  méthode 
de  critique  est  bonne ,  où  elle  est  seule 
permise.  C'est  quand  elle  est  appliquée 
après  coup  aux  travaux  d'hommes  émi- 
nens  dont  les  méditations ,  après  tout 
une  vie  consacrée  aux  études  philoso- 
phiques, ont  fini  par  se  réduire  en  sys- 
tème. Mais  la  même  méthode  n'est  pas 
sans  inconvéniens,  si  on  l'emploie  pour 
apprécier  les  essais  contemporains  de 
jeunes  esprits  encore  livrés  aux  pieniié- 
res  agitations  de  leurs  pensées.  Inévita- 
blement bien  des  assertions,  auxquelles 
ceux  qui  les  ont  avancées  ne  tiendront 
bientôt  plus,  sont  prises  là  trop  au  sé- 
rieux; en  même  temps  bien  des  incohé- 
rences, qu'expliquent  très  bien  le  mou- 
vement, les  passions,  et  rintluence  des 
conjonctures,  prises  au  point  de  vue 
abstrait  restent  incompréhensibles,  l  ne 
critique  ainsi  laite,  dans  les  mains  d'hom- 
mes d'un  autre  temps,  n'aura  pas  pour 
eux  tous  les  mérites  d'une  histoire,  puis- 
(ju'elle  néglige  les  causes.  I.lle  enregis- 
trera pourtant  une  multituilede  maximes 
et  d  opinions  qui  ne  peuvent  plus  avoir 
qu'une  valeur  historique.  îMalgré  ce  genre 
d  impcrlccliou,  V  Ecole  de  Va  ils  n'en  sera 


121 


(rnVHES  DE  M.  LE  1•RÉS1^K^T  IUAMBOIjTxG. 


pas  nioin*;  liio  louionrs  avec   un  intc^n'^f 
sonlcmi  vi  un  prolit  rt'cl. 

Avant  (io  finir  sur  ce  point,  nous  sen- 
tons le  l)esoin  de  protester  contre  le  sens 
trop  sévère  que  Ton  pourrait  prtiter  h 
qnel(pies  expressions  des  paj^es  qui  pré- 
ct'denl.  On  jiourrait  nous  accuser  d'insi- 
nuer (pie  les  seclaleurs  de  lY'cole  t^clec- 
tique  écossaise  ont  constamment  et  sciem- 
ment subordonné  leurs  doctrines  à  des 
vues  intéressées.  Loin  de  nous  de  leur 
iin|niler  un  si  odieux  machiavélisme; 
seulement  nous  ne  nous  croyons  pas  obli- 
j;és  de  les  croiie  exempts  des  faiblesses 
communes  ù  presque  tous  les  hommes. 
Or  qui  n'a  pas  constaté  comme  facile- 
nuMit  la  raison  s'accommode  aux  désirs, 
surtout  dans  la  jeunesse,  et  comme  la 
passion  sait  fausser  le  juçi^ement  à  son 
insu  en  le  forçant  à  observer  les  choses 
d'un  point  particulier  où  elles  changent 
de  face!  Quanta  la  présomptueuse  ambi- 
tion de  substituer  l'autorité  de  leur  pen- 
sée .'i  celle  de  la  foi  chrétienne,  et  leur 
influence  h  celle  du  sacerdoce,  nous  fe- 
rons remarquer  qu'elle  ne  leur  fut  pas 
particulière.  Depuis  vingt  ans  on  la  voit 
partager  partons  les  hommes  de  quelque 
"valeur,  qui,  séparés  par  l'éducation  ou 
quelque  circonstance  des  croyances  chré- 
tiennes de  leurs  pères,  avaient  conservé 
de  l'élévation  dans  l'esprit ,  avec  un  vif 
sentiment  moral ,  ou  de  la  chaleur  dans 
l'Ame.  C'(''tait  assez  pour  souffrir  profon- 
dément du  vide  que  raffaibiisseuuînt  de 
la  foi  antique  creusait  aussi  bien  dans  la 
socié'té  que  dans  les  cœurs.  Ces  hommes 
ont  compris  que  ce  vide  était  contraire 
à  la  nature,  ils  en  ont  conclu  qu'il  n'était 
pas  besoin  d'une  force  surnaturelle  pour 
le  rorabler.  Puis  prenant  une  intention 
droite  pour  une  vocation  ,  ils  ont  résolu 
de  rendre  à  l'humanité  le  plus  grand  des 
services:  leuresprit.  sans  autre  guide  que 
leur  désir.  s'<'st  lancé  dans  les  recherches 
difficiles,  dans  les  combinaisons  ardue», 
et  bientôt  ils  ont  cru  reconnaître  dans  les 
fanlôuu's  que  créait  leur  imagination 
échauffée,  tous  les  caractères  de  la  vé- 
rité qui  faisait  faute  au  monde. 

A  la  considérer  dans  son  principe,  on 
ne  peut  int'cnnri.iitre  (pie  cette  «•( range 
disposition    n'émam;    d'honorables   ins 
tincts.  Héduitc  par   l.i    rrih.wion   aux  ré 
•^uli-il:,  (|u'cllc  peut  pioduirc,    clic   en 


court  l(î  ridicule.  On  a  vu  naguère  suc- 
comber sous  le  ridicule  des  hommes  dis- 
tingués aussi  ,  mais  dont  l'exaltation  .s'é- 
tait manifestée  par  des  actes  si  bizarres 
«pi'iis  ont  concentré  l'allenlion  sur  eux, 
et  mis  comme  dans  l'ombre  d'autres 
chercheurs  (pii,  plus  mesurés  en  appa- 
rence ,  ne  leur  cédaient  guère  au  fond  en 
délire.  Le  monde  civilisé  tout  entier  a 
coiniu  les  saint-simoniens  et  les  a  dé- 
clarés extravagans.  D'après  son  plan  , 
INI.  Riambourg  ne  pouvait  se  dispenser 
de  soumettre  leurs  doctrines  à  une  dis- 
cussion raisonnée.ll  a  déployé  dans  cette 
critique  les  précieuses  qualités  qu'en 
toute  occasion  nous  avons  été  à  portée 
de  remarquer  en  lui.  Il  est  difficile,  en 
effet ,  de  mieux  analyser  un  système ,  de 
mieux  montrer  sous  leurs  diverses  faces 
les  théories  dont  se  compose  le  saint-si- 
monisme.  Dans  la  partie  métaphysique  , 
M.  Riambourg  est  i)hilosophe;  dans  tout 
ce  qui  a  trait  à  l'organisation  de  la  fa- 
mille, et  à  l'héritage,  on  reconnaît  le 
jurisconsulte  ;  mais  pour  ce  qui  touche 
à  la  question  sociale,  peut-être  les  opi- 
nions politiques  si  arrêtées  de  l'auteur 
ont-elles  eu  trop  d'iniluence  sur  son  ju- 
gement. Toujours  juste,  indulgent  même 
pour  les  personnes,  il  n'en  juge  pas  moins 
le  système  avec  une  extrême  sévérité. 
Pson  seulement  il  réprouve  les  thèses  im- 
morales, mais  il  ne  voit  guère  dans  l'en- 
semble (pie  la  dernière  expression  du 
principe  révoliilionnaire.  Là  encore,  je  le 
crois,  certaines  circonstances  ne  lui  ont 
pas  permis  de  se  rendre  compte  de  tous 
les  faits.  Ainsi  l'on  ne  peut  nier  que  les 
saint  simoniens  n'aient  été  les  premiers 
au  sein  du  matérialisme,  à  reculer  de- 
vant les  conséquences  de  leurs  doctrines, 
ù  comprendre  l'impossibilité  de  fonder 
la  société  sur  l'intérêt  personnel,  à  recon- 
naître dans  la  religion  le  seul  bien  social 
cllicice.  à  rendre  à  l'Eglise  unejustice  his- 
torique à  peu  près  complète.  Beaucoupde 
folif's  se  mêlaient  h  cela  ,  je  le  sais;  mais 
cela  révélailpourlant  une  tendance  qu'un 
catholique  zélé  n'aurait  pas  du  suivre 
d'un  (cil  mécontent,  indifférent  même, 
IM.  Riambourg,  par  la  disposition  d'es- 
prit (pu;  nous  avons  dt^jà  indiquée,  a  été 
plus  frappé  de  l'absurdité  du  .système 
xiiiil  simonien .  que  du  mouvement  d  es- 
pnl  dont  il  acte  le  [iremier  signe.  11  n'a 


œUVRES  DE  M.  LE  PRÉSIDEINT  RIAMBOURG.  125 

Le  second  volume  contient  encore  plu- 
sieurs morceaux  de  bonne  critique,  et  le 
Plan  d'un  cours  d'histoire  pour  un  petit 
séminaire.  Rédigé  sur  la  demande  d'un 
respectable  évêque,  ce  dernier  opuscule 


pas  suffisamment  compris  que  les  adep- 
tes eux-mêmes,  séduits  par  le  mot  pro- 
grès dont  ils  ont  tant  abusé,  attachaient 
bien  plus  de  prix  à  ce  mouvement  qu'à 
la  justesse  intrinsèque  de  leurs  apho- 
rismes. 

L'examen  du  saint-simonisme  clôt  TE- 
cole  de  Paris.  JNous  sommes  forcés  de 
passer  rapidement  sur  plusieurs  opuscu- 
les ,    quel  que  soit  leur  mérite   réel.   i\e 
pourrait-on  pas  j  en  mettant  de  côté  les 
mystères  j  conserver  intacte  la  croyance 
d'un  Dieu?  telle  est  la  question  traitée 
sous  ce  litre  :  le  Prohlcme  insoluble.  Nous 
n'avons  pas  à  dire  que  M.    Riambourg 
se  décide  pour  la  négative.   Mais  l'im- 
puissance de   l'homme    à    échapper  au 
mystère  ne  peut  se  prouver  que  par  une 
savante  analyse  de  l'esprit  humain.  Le 
philosophe  déploie  là  toute  sa  sagacité. 
«  Si  je  n'étais  avant  tout  chrétien  ,  avait- 
<  il  dit,  j'appartiendrais  à  l'école  écos- 
i  saise.  >  Le  caractère  de  son  talent  s'ac- 
corde bien  avec  cette  inclination.  Les 
mêmes  qualités ,  jointes  à  une   grande 
force  logique,  se  font  remarquer  dans  le 
morceau  qui  suit,  intitulé  :  Faut-il  s'é- 
tonner qu'il  y  ait  des  mystères  ?  Ce  mor- 
ceau rappelle  beaucoup  l'école  de  Port- 
Royal.  Un  travail  digne  de  plus  d'intérêt 
encore,  et  qui  a  une  valeur  historique, 
est  un  rapport  lu  en  1823  à  l'Académie 
de  Dijon,  sur  la  question  de  laCcrtitude. 
C'était  le   temps  des   premières  discus- 
sions soulevées  par  M.  l'abbé  de  La  Men- 
nais.  Aucune  autorité  ne  s'était  encore 
formellement  prononcée,  et  déjà  l'esprit 
judicieux  du  président  Riambourg  savait 
réduire  la   question  à  ses  véritables  ter- 
mes, et  la   résoudre  dans  une  suite  de 
déductions  simples  mais  rigoureuses.  Cet 
écrit  répandu  à  temps  aurait  pu  prévenir 
de  grands  maux,  s'il  n'était  vrai  qu'une 
théorie  même  hasardée,  mais  qui  divine 
les  esprits  profondément,  restera  long- 
temps impénélral)le  aux  traits  (i(^  la  rai- 
son. Si  elle  a  des  partisans  nombreux  et 
zélés,  on  peut  être  sur  qu'elle  eniprunlc 
cette  puissance  à  des  passions  ,  ou  à  de 
bons  sentimens  qui  ont   à  se  produire. 
(Jiiaïul  les   urics  ou  les  autres  se  seront 
fait  jour,  le  jugement  de  chacun  sera  dés- 
intéressé, et  le  moment  du  triomphe  de 
la  vérité  sur  ce  puiul  particuliei"  arri- 
vera. 


a  dû  être  pour  ]M.  Pàambourg  l'objet 
d'une  véritable  affection  ;  car  un  de  ses 
plus  vifs  désirs  a  toujours  été  de  voir  les 
études  du  clergé  acquérir  un  nouveau 
degré  de  force,  d'étendue  et  de  variété. 
Mais  j'ai  hâie  d'arriver  au  dernier  ou- 
vrage de  l'auteur,  à  celui  où  Ton  trouve 
le  plus  d'unité,  au  volume  intitulé  :  Ra- 
tionalisme et  Tradition. 

On  sent  en  lisant  cet  ouvrage  que  l'au- 
teur a   eu   principalement   en    vue   les 
chrétiens  sincères,  occupés  d'études  phi- 
losophiques, et  que  son  but  a  été  de  bien 
tracer  la  voie  qu'ont  à  suivre  aujourd'hui 
les  défenseurs  de  la  foi.  On  y  voit  cepen- 
dant dominer  ce  qui  forme  le  caractère 
distinctif  de  son  talent.  Ici  encore,    il 
prend  à  tûche  d'exposer  sur  chaque  ques- 
tion toutes  les  opinions  émises  avant  lui, 
et  de  les  réduire  au  vrai  par  une  discus- 
sion sérieuse  et  impartiale.  Tous  les  sys- 
tèmes prennent  ainsi  place  dans  son  œu- 
vre ,  et  c'est  encore  par  la  critique  qu'il 
arrive  à  établir  sa  propre  doctrine.  Les 
idées  qui  ont  cours  dans  le  monde  ne 
peuvent  remonter  qu'à  l'une  ou  à  l'autre 
de  ces  deux  origines  :  ou  elles  sont  nées 
de  la  puissance  delà  raison  humairie,  ou 
bien,  révélées  dans  le  principe,  elles  ont 
été  transmises  d'Age  en  A^c    par   tradi- 
tion. Ici  s'ouvre  un  grand  débat  ;   la  ré- 
vélation en  fait  a-t  elle  existé'.'  Ceux  qui 
le  nient  ou  qui   ne  s'en  iuquiéleul  pas  , 
forment  l'école  rationaliste.  Ceux  qui  y 
croient,  au  contraire,  sont    sinon  chré- 
tiens, du  moins  dans  la  voie  du  christia- 
nisme. I\lais  lors  même  qu'on  accepte  le 
fait  d'une  révélation  ,  il   s'en  faut  que  le 
problème  philosophique  soit  pleinement 
résolu.  11  reste  A  éelaircir  quel  est  dans 
le  trésor  de  nos  idées,  tel  que  les  temps 
l'ont  formé,  le  fruit  du  travail  de  la  pen- 
sée: quelle  est  au   contraire    la  part  qui 
revient    aux    croyances    traditionnelles. 
SelotKiue  l'on  décide  cette  question  d'uiu^ 
manière  i>lus  ou  moiiis  traneliée  dans  un 
sens  ou  (l.ins  l'autre,  on    peiu'lie  veis  le 
ralionalisuu'  ou  Ton  tend  à   accepter  le 
|0U^  huMifaisaul  de  la  foi. 

Djus  la  discussion  qu'il  établit  avec  les 


i2n 


CITUVRES  DE  M.  LE  VRÉSTDENT  RTAMBOURG. 


rationnli<;tr<; ,  ^^.  Rianibourg  reproduit 
dans  un  ordrr  nu^lliodicjuc  cl  pit^'is  tons 
1rs  ar^uiniMis  (jii'll  avp.it  semtVs  jusquo  là 
dans  sa  polt*ini(ino.  Mais  lorsqu'il  abordtî 
les  questions  rrialivcs  A  la  tradition,  son 
esprit  sr  montre  sons  nn  jour  nouveau, 
IV^rndition  vient  se  combiner  avec  la  logi- 
qu<^et  la  psycbolo;;ie.  et  l'ouvrai^c  prend 
i^l  nn  certain  point  une  forme  liistorifjue. 
L'auteur  entreprend  d'assigner  h  la  ré- 
vélation et  h  la  raison  leur  pari  respec- 
tive dans  le  domaine  des  idées,  et  de 
fixer  les  époques  où  Tune  et  l'autre  ont 
tour  à  tour  exercé  la  principale  action. 
C'est  (|u'unc  école  récente,  née  au  sein 
du  catholicisme,  excliîsivement  tr.idi- 
lionnelle  en  théorie,  quoique  très  ration- 
nelle en  pratique,  avnil  inquiété  ^î.  Riam- 
bourg  par  ses  propositions  absolues. 
Zélé  partisan  des  études  orientales  et  de 
tontes  les  recheicbes  s\ir  l'antiquité,  il 
craint  qu'un  entralnpment  irréfléchi  ne 
leur  donne  bientôt  une  importance  exa- 
gérée ,  et  ne  prétende  en  tirer  des  consé- 
quences qu'elles  ne  renferment  pas.  Il 
s'élève  contre  les  rapprorhemens  quel- 
quefois forcés  qu'une  interprétation  en- 
thousiaste voudrait  étrblir  entre  nos 
doj^mes  et  ceux  de  la  Chine  et  de  l'Inde  ; 
il  plaint  le  temps  dépenséà  chercher  sous 
des  mythes  obscurs  et  souvent  révoltans 
une  pensée  qui  ne  reposa  jamais  dans 
leurs  profondeurs.  Mais  \h ,  pas  plus 
qu'ailleurs,  son  intention  n'est  de  dé- 
courapjer  des  fortes  études  les  hommes 
reliLîieux.  Ce  qu'il  veut  au  contraire  avec 
chaleur,  c'est,  en  prévenant  quelques 
abus,  faire  tomber  les  préventions  que 
bien  des  esprits  nourrissent  contre  les 
découvertes  modernes.  Il  aspire  an  mo- 
ment où  ,  animés  d'un  même  zélé,  tous 
les  chrétiens  studieux  marchorit  d'un  pas 
éj;al  à  la  conquête  de  la  sciences  sans  en- 
goùment  comme  sans  préjugé.  M.  Rinm- 
bourj:;  ne  s'avfuglait  pas  sur  les  faiblesses 
de  ses  amis;  il  les  jugeait  comme  ses  ad- 
versaires sans  partialité  avec  discerne- 
ment et  prévoyance. 


l.st-il  besoin  que  nous  terminions  pur 
nn  lésiimé  cet  article  déjà  bien  long. 
Nous  ne  le  pensons  pas ,  car  nous  croyons 
inutile  une  répétition  abri'gée  de  nos 
sincères  éloges.  "Mais  de  plus  ,  pour  les 
philosophes  du  genre  de  celui  qui  nous 
occupe,  la  chose  devient  très  difficile.  Il 
n'en  est  pas  sous  ce  rapport  des  esprits 
modérés,  vi^jilans,  (jui  saisissent  toutes 
les  faces  diverses  des  choses,  et  sont  tou- 
jours prêts  à  porter  appui  h  la  vérité  et 
à  la  rai5«on  partout  où  elles  leur  sem- 
blent attaquées,  comme  des  esprits  pas- 
sionnés et  systématiques.  Ces  derniers 
changent  souvent  de  point  de  vue  ; 
l'axiome  qui  leur  était  sacré,  l'année  sui- 
vante sera  peut-être  échangé  par  eux 
contre  un  axiome  tout  opposé:  mais 
chacune  de  leurs  productions  pourra 
être  ramenée  à  une  pensée  unique,  et  se 
résumera  facilement  dans  une  proposi- 
tion fondamentale.  Leurs  œuvres  prises 
isolément  auront  au  plus  haut  degré 
le  cachet  d'unité  ,  quelles  que  soient 
les  contradictions  de  leur  vie.  Chez  les 
premiers,  au  contraire,  l'unité  bien 
moins  sensible  dans  les  travaux  réside 
et  persiste  tout  entière  dans  la  per- 
sonne et  dans  les  intentions.  C'est  pour 
cela  qu'en  commençant  cet  article ,  nous 
avons  fait  entendre  que  pour  bien  ju- 
ger l'auteur  de  ces  œuvres  philosophi- 
ques il  fallait  connaître  l'homme.  Isolre 
but  serait  rempli  et  notre  satisfaction  en- 
tière, si  nous  espérions  que  les  pages 
qu'on  vient  de  lire  rendront  plus  facile- 
ment appréciables  le  caractère  si  élevé 
ol  impartial,  l'esprit  si  sagace  de  M. 
Riambourg,  et  l'imporlance  des  volumes 
publiés  après  sa  mort  par  des  amis  dé- 
voués, si  distingués  eux-mêmes,  presque 
ses  disciples,  et  sur  lesijuels  il  a  long- 
temps exercé  la  légitime  influence  que 
donnent  une  raison  puissante  et  d'émi- 
nentes  vertus. 

E.   WlLSOW. 


PSYCHOLOGIE  EXPÉRIMENTALE. 


127 


PSYCHOLOGIE  EXPÉIUMENTx\LE , 

PAR   L.    E.    r,AUTALN  , 

Chanoinu  honoraire  do  Strasbourg,  professeur  de  philosophie  et  doyen  do  la  faculté  des  lettres  , 
docteur  en  théologie,  en  nièdecine,  Os  lettres,  etc.  (l). 


Nous  nous  sommes  engagés  ,  dans  uii 
premier  article  (2),  à  rendre  compte  d'une 
manière  détaillée  des  deux  volumes  de 
Psychologie  expéri/nenlale  _,  publiés  par 
l'abbé  Bautain. 

Dans  îc  présent  article,  nous  nous  bor- 
nerons à  V Introduciion  placée  ert  tôte  de 
cet  ouvrage,  ot  qui  sert  d'introduction 
générale  au  cours  entier  de  philosophie, 
dont  la  psychologie  expérimentale  est 
l'une  des  branches. 

Cette  partie  de  l'ouvrage  ,  résumé  de 
l'enseignement  philosophique  dont  nous 
nous  occupons,  est  présentée  en  para- 
graphes serrés,  non  développés,  tels  q'.ie 
le  professeur  les  dicte  dans  ses  cours, 
comme  textes  de  développemetis.  Nous 
chercherons  à  bien  faire  connaître  le 
sens  et  la  portée  de  ce  travail ,  par  quel- 
ques citations  du  texte  et  quelques  dé- 
veloppemens  qui  en  manifestent  l'esprit 
et  en  fassent  voir  l'application  au  temps 
présent. 

Quel  est  le  principe  et  le  terme  de  la 
philosophie  chrétienne?  Telles  sont  les 
deux  questions  extrêmes,  et  id(MUiq!ies 
au  fond ,  dont  s'occupe  cette  introduc- 
tion. 

I 

Le  principe  <Î8  la  philosophie  chré- 
tienne n'est  pas  une  proposition  pre- 
mière dont  se  déduise  tout  nue  doc- 
trine, et  son  terme  n'est  pas  une  vloctrine 
formulée,  déduite  de  cette  proposition 
première.  Le  principe  et  le  terme  de  la 
philosophie  chrétienne  sont  un  état  de 
l'Ame  humaine. 

îSi  la  philosophie  chrétienne  est  celle 
qui  se  fonde  sur  la  parole  du  Christ; 
s'il  est  vrai  que  le  Christ  a  dit  :  i  Prati- 
<i  quez  mes  paroles,  et  vous  connaîtrez 
«  la  vérité;  »  s'il  est   vrai  qu'il  a   dit  ; 


«  Le  commandement  que  je  vous  donne, 
«  est  de  vous  aimer  les  uns  les  autres  j  » 
il  s'ensuit  que  la  connaissance  de  la  vé- 
rité découle  pour  riio'.nmede  la  pratique 
du  commandement,  et  que  lecomman- 
denient  étant  l'amour  ,  la  vérité  pour 
l'homme  vient  de  l'amour. 

Cette  assertion  aussi  simple  qu'an- 
cienne, maisénoncéeeldéveloppéeseien- 
tifiqiiement ,  constitue  à  nos  yeux  l'ini- 
portance  et  l'originalité  des  travaux  du 
professeur  de  Strasbourg.  Cette  solide 
vérité,  grAcn  à  Dieu,  s»'  répète  fréquem- 
ment de  nos  jours;  mais  il  était  bon  de 
la  voir  philosophiquement  développée 
dans  tout  le  cours  d'un  enseignement. 

La  vérité  vient  de  i'amour.  Cette  pa- 
role vient  de  la  bouche  du  Christ,  com- 
mentée dans  la  vie  pratique,  de  la  ma- 
nière la  plus  lucide,  par  un  très  grand 
nombre  de  saints,  exposée  même  dog- 
matiquement au  moyen  ûge  par  Hugues 
de  Saint- Victor  et  son  école,  et  pratiquée 
par  saint  Thomas  qui  puisait,  disait-il . 
sa  science  aux  pieJs  du  Crucifix  ,  dans 
son  amoin*  pour  sou  Sauveur.  C'est  aussi 
cequ'adit  saint  Paul  :  «  Je  nevcu\  d'aulre 
«  science  que  celle  de  Jésus  crucilié.  > 

Et  cependant  il  semble  assez  nouveau, 
peut-être  un  peu  forcé,  d'engager  les 
philosophes  <^  aimer  pour  connaître.  Le 
divorce  de  la  tète  et  du  cœur  est  bien 
ancien  parmi  les  hommes  qui  pensent. 
Peut-être  même  est-il  peu  de  penseurs 
aux  yeux  desquels  on  ne  paraisse  con- 
fondre deux  ordres  de  choses  bien  diffé- 
rens,  en  énonçant  seienlill  :jmMneut  que 
la  lumière  philoH)pIii(iuc  vient  de  l\i- 
moiu'. 

C'est  qu'en  effet  la  sphèie  des  senti- 
mens  et  la  sphère  des  idées  sont  deux 
sphères  très  distinctes.  L'homme  dont  la 
vie  se  porte  vers  rinlelligcncc  cl  la  rai- 


(1)  Paris,  chez  La^uy  fn-ros,  rur  Bouihon-lc-Chiilcau ,  I.  '1  vol.  in-3\  prix  :  llfr. 
(15)  Voir  le  n'  ol>,  l.  vu ,  p.  ii«j. 


128 


1\SVCK0L()GIF,  FXPKIUMF.NTALE , 


NOM  sT'puisP  ordiiiaiiiMiient  N»  C(rur,  cl 
celui  dont  \c  t  (iMii-  scconccMilrc  cii  amour 
laisse  birn  souvenl  toinhcr  la  science 
comme  vainc. 

Toute  Ame  aimante,  en  (jui  rinlclli- 
f^cnce  est  tHeillée,  sent  nn  anla;;onisme 
coulimiel  entre  son  esprit  et  son  cœnr. 
Lors(iu'elle  se  porte  vers  l'amour,  elle 
sent  que  son  esprit  se  replie  surlui  uicme, 
perd  l'étendue,  perd  la  couleur  et  la  va- 
riétt^  ;  elle  sent  (pie  son  inlclli^'once  re- 
devient simple  VA  dciiuce  comme  l'in- 
telli^'ence  d'un  enfant.  Si  elle  se  porte 
vers  la  lumière  ,  son  entendement  se  di- 
late et  sou  cœur  semble  s'épuiser. 

Dans  tous  les  ordres  reli^'ieux,  on  prive 
de  science  l'esprit  des  nouveaux  frères, 
pour  que  leur  cœur  apprenne  à  vivre  de 
prière  et  d'amour.  Dans  celle  épreuve  , 
leur  cœur  s'échauffe  et  leur  esprit  pûlit; 
puis,  lorsqu'ensuite  la  science  redevient 
un  devoir,  l'intelli^'ence  reparaît  avec 
sève,  mais  l'Ame  se  plaint  que  sa  ferveur 
s'éteint. 

L'amour  et  la  lumière  sont  donc  deux 
sphères  distinctes,  cl  qui  semblent  même 
aujourd'hui  bien  moins  se  soutenir  que 
se  combattre. 

Et  cependant  le  commencement  de  nos 
ténèbres,  c'est  la  séparation  de  ces  deux 
choses  ((ue  Dieu  avait  unies,  l'amour  et 
la  lumière.  Dieu  est  amour.  Dieu  est  lu- 
mière, et  nous  sommes  faits  à  son  image. 
La  science  perd  la  force  et  la  vie  quand 
elle  n<î  la  tire  pas  du  cœur;  l'amour  ne 
se  répand  point  sur  la  terre,  ne  parvient 
pins  à  dominer  les  hommes,  quand  il  ne 
se  rend  pas  visible  par  la  lumière. 

\  oilà  pourquoi ,  lorsque  les  hommes 
d'amour  et  de  prière  négligent  la  science 
comme  vaine  ,  ils  déposent  le  sceptre  in- 
tellectuel .  le  sceptre  qui  doit  régir  l'es- 
prit humain:  et  c'est  alors  que  l'esprit 
des  siècles  s'égare  sans  direction. 

Loisque  de  leur  côté  les  hommcîs  de 
scien(MMU(''prisenl  l'amour,  comme  source 
de  science,  lorsqu'ils  disent:  Le  cœur 
est  le  foyer  des  illusions;  lorsqu'ils  eu 
viennent  à  s'endurcir  contre  tout  senti- 
ment pour  suivre  les  conséquences  rigi- 
des de  leur  esprit,  lorscju'ils  chassent 
du  domaine  sciciiiirnjuc  l'amour,  la  foi, 
pour  s'enfermer  e\clusiv<Muenl  dans  la 
pensée,  n'arrive-l-il  pas  alors  que  leur 
esprit  sans  base,  rcnon(,anl,  autant  qu'il 


h^  j)eul,  à  l'altraclion  centrale  du  cœur, 
stî  pcril,  s'évanouit  cl  se  dissipe  dans  le 
domaine  sans  lin  de  la  pensée  ? 

Il  y  a  donc  une  alliance  idéale  et  né- 
cessaire en  soi,  entre  la  lumières  et  l'a- 
mour; et  cependant,  dans  la  piatique  et 
dans  le  fait,  il  y  a  opposition  et  diver- 
gence entre  les  deux. 

L'antagonisme  du  cœur  et  de  l'enlende- 
inent  est  un  état  invétéré  dans  l'homme, 
une  habitude  de  l'esprit  humain  :  c'est 
presque  une  condition  de  notre  vie  pré- 
sente, un  vice  originel  de  la  constitution 
de  l'homme  déchu. 

Eh  bien  !  c'est  là  le  mal  que  la  philoso- 
phie chrétienne,  appuyée  sur  la  vie  chré- 
tienne, doit  chercher  à  détruire.  Dans 
cette  destruction  même,  se  trouve  la  so- 
lution du  grand  problème  philosophique. 
Ce  point ,  nous  rafiirmons  ici,  sans  le 
développer  en  ce  moment. 

Reprenons  les  conséquences  de  cette 
première  idée,  que  le  principe  philoso- 
phique c'est  l'amour. 

Tout  le  mal  scientifique  ,  le  cercle  des 
égaremens,  des  illusions  et  des  ténèbres 
de  l'esprit,  vient  de  la  séparation  même 
de  l'esprit  et  du  cœur,  qui  n'est  elle-même 
qu'une  conséquence  de  la  séparation  de 
notre  cœur  de  Dieu. 

C'est  faute  d'amour  que  l'esprit  le  plus 
haut  se  dégrade  ,  et  ne  craint  pas  de  se 
livrer  à  des  erreurs  que  repoussent  l'i- 
gnorance et  la  simplicité  :  c'est  faute  d'a- 
mour que  les  plus  belles  intelligences 
osent  affirmer  des cho5es  que  repoussent 
les  enfans  et  les  femmes  par  un  instinct 
de  cœur  qui  les  tient  dans  le  vrai. 

Par  exemple ,  ce  n'(îsl  qu'une  intelli- 
gence abstraite  du  cœur  qui  peut  tomber 
dans  l'apalhie  de  l'éclectisme,  et  surtout 
dans  l'impur  panthéisme,  cette  niaise- 
rie de  l'esprit  isolé  ,  qui  ne  voit  pas  ce 
qui  peut  l'empêcher  d'identifier  toutes 
choses,  le  bien  avec  le  mal,  la  haine  avec 
l'amour.  L'esprit  peut  être  panthéiste; 
le  cœur,  s'il  n'est  vicieux,  ne  peut  pas 
Pêlre.  Au  spectacle  du  monde  ,  l'esprit 
est  spectateur,  mais  le  cœur  seul  est  juge. 
L'esprit  ne  voit  (jue  faits,  lois  et  formules, 
effets  et  causes,  évolutions  logiques  et 
nécessaires  :  il  trouve  sa  joie  dans  ce 
spectacle  où  le  mal  est  beau  comme  le 
bien  ;  l'un  n'est  pas  plus  logique  ni  dra- 
malJiiuc  que  laulrc.  Mais  le  cœur  cm- 


PAR  M.  L.  BAUTAIN. 


129 


brasse  l'un  .  repousse  l'autre ,  parce  que 
le  cœur  aime  la  justice  et  hail  l'iniquité, 
s'il  est  vivant. 

Tout  esprit  séparé  du  cœur,  s'il  tra- 
vaille et  s'il  marche,  quel  que  puisse  être 
au  point  de  départ  son  degré  de  lumière 
et  de  foi ,  descend  en  proportion  exacte 
de  sa  vitesse  et  de  son  énergie  vers  la 
destruction  de  tout  dogme  .  la  neutrali- 
sation de  toute  parole  de  vérité,  vers  la 
face  ténébreuse  du  monde.  Mais  un  es- 
prit fondé  sur  un  cœur  droit,  quel  que 
soit  son  degré  d'ignorance  .  s'il  travaille 
et  s'il  marche,  remonte  en  proportion 
de  sa  vitesse  et  de  son  énergie ,  vers  la 
lumière,  l'affirmation,  vers  la  face  lumi- 
neuse des  choses  et  le  foyer  de  la  vé- 
rité. 

On  peut  poser  que  l'esprit  tombe  dans 
les  ténèbres  et  dans  le  froid  en  propor- 
tion  de  son  éloignement  du  cœur.  Et 
quel  que  soit  l'amour  qui  règne  dans  un 
cœur,  pur  ou  impur,  l'esprit  demeure 
au  moins  dans  l'affirmation  d'un  système 
s'il  se  maintient  uni  au  cœur  -,  mais  il 
descend  jusqu'à  la  négation  de  toute  doc- 
trine s'il  s'en  sépare. 

L'affirmation  d'une  doctrine  positive 
suppose  toujours  comme  principe  un 
amour.  Si  c'est  l'aflirmation  du  sensua- 
lisme, il  faut  du  sensualisme  vivant,  un 
amour  vigoureux  de  la  terre  et  point 
désenchanté  .  dans  le  cœur  de  celui  qui 
l'annonce.  Ln  homme  sans  nulle  passion, 
un  esprit  franchement  isolé,  rigoureu- 
sement critique  ,  niera  l'épicurisme  au 
m«'^me  degré  et  au  même  titre  que  toute 
autre  forme  philosophique. 

Le  principe  subjectif  de  la  philosophie 
est  donc  le  cœur  de  l'homme,  et  l'ori- 
gine des  différentes  doctrines  philoso- 
phiques vient  des  états  divers  du  cœur 
humain. 

Là  où  se  trouve  le  cœur  d'un  homme, 
là  est  aussi  son  trésor  intt'llecluel ,  sa 
doctrine  implicite  ou  explicite. 

Si  le  cœur  est  plongé  dans  les  sens  ,  il 
en  résulte  le  matérialisme,  système  phi- 
losophique toujours  vivant  parnii  les 
hommes,  tant  ([iie  le  sensualisme  est 
pratiqué. 

Si  notre  cœur  s'attache  aux  charmes 
de  la  nature  et  à  l'intelligente  admiration 
de  ses  beautés,  plutôt  qu'a  la  jouissance 
de  ses  formes  et  à  leur  possession  égois- 


tique,  il  produit  ces  gracieuses  théories, 
délices  de  l'imagination,  beaux  rêves  des 
esprits  colorés  et  des  cœurs  jeunes,  foice 
poétique  du  platonisme. 

Si  notre  cœur  s'élance  avec  excès  vers 
la  lumière  ,  la  cherche  sans  sobriété  ,  se 
pose  dans  un  désir  avide  de  la  contem- 
plation, de  la  science  à  tout  prix,  c'est 
là  la  voie  mystique  dans  le  sens  dange- 
reux,  c'est  un  ambitieux  amour  delà 
lumière  créée  sans  véritable  amour  de 
Dieu.  Dans  cet  état  ,  l'homme  fait  effort 
pour  devenir  lui-même  la  source  de  la 
lumière,  et  il  s'éloigne  de  la  lumière  in- 
créée que  la  seule  pureté  peut  atteindre, 
et  qu'on  n'obtient  qu'en  passant  par  la 
croix,  et  ses  ténèbres  et  ses  souffrances. 

Enfin,  lorsque  le  cœur  se  donne  à 
Dieu,  libre  et  pur  de  tout  autre  amour, 
alors,  si  l'àme  cherche  la  science  et  la 
vision,  elle  est  dans  la  philosophie  chré- 
tienne, dont  il  est  dit  :  «  Bienheureux 
<  ceux  qui  ont  le  cœur  pur,  parce  qu'ils 
{  verront  Dieu.  > 

Ainsi,  la  voie  philosophique  véritable 
est  celle-ci  :  Appuyer  son  e>prit  sur  son 
cœur,  son  cœMir  sur  Dieu. 

iSous  le  croyons,  il  y  a  un  extrême  à- 
propos  à  dire  ces  choses  en  ce  moment  ; 
car  c'est  la  voie  par  laquelle  seule  nous 
pouvons  aujourd'hui  lutter  contre  l'ob- 
scur mélange  des  doctrines  innombra- 
bles ,  incohérentes  ,  qui  pèsent  sur  les 
esprits. 

jNous  sommes  environnés  de  doctrines 
sans  amour,  sans  pratique  et  sans  foi  ; 
fruits  d'une  exaltation  maladive  de  l'es- 
prit sous  un  grand  ville  de  etrur.  Des  sé- 
ries de  pensées  confuses  ,  indiftérentes, 
rontraires.  et  cependant  toujours  prêtes 
à  s'unir  dans  im  fastidieux  syncrétisme 
pour  se  séparer  aussitùt;  des  voix  molles, 
sans  vigueur  d'assertion,  faibles,  mais 
innombrables,  luttent  et  se  neutralisent 
dans  la  splière  vague  de  l'esprit  isob'-. 
Fantômes  inconsislans,  qui  nagent  dans 
l'air  et  ne  s'appuient  jamais  sur  terre, 
sur  la  terre  rtSistante  de  la  pratique  et 
de  l'action;  qui  s'isolent  de  toute  base 
d'amour,  de  pratique  et  dévie;  qui  pnr- 
l(Mit  comme  ces  esprits  étranges  qu'un 
écrivain  connu  crut  voir  eu  songe  .  ils 
s'énouijaient  à  partir  de  leurs  lèvres,  sans 
souffle  de  poitrine,  sans  éprouvei-  nulle 
émotion;  ils  avaient  l'art  de  maintenir 


130 


PSYCHOLOGIE  EXPKIUMENTALE, 


rij;oureu<;cinenl  isolrs  rnn  tic  l'autre  leur 
parolt;  cl  leur  ((iMir. 

CroNons-iiotis  donc  que  ces  Cantôines 
peuvent  rrsistrr  lorsqu'une  parole  chré- 
tienne, fondt'e  sur  la  prali(|iie  et  sur  l'a- 
mour, leur  comuKuule  de  se  dissiper  V 

(.'.onuue  l'épée  sul)Nt;.'ntielle  du  Ik'îios 
chassait  les  ombres  vaines  qui  s't'car- 
taient  sans  rési>tance  devant  un  corps 
réel,  ainsi,  croyous-ie  hien  ,  l'épée  vi- 
vante de  la  taj^esst^  du  Chri.>>t,  qui  est 
substance  parce  qu'elle  est  amour,  peut 
t  hasser  du  ciel  de  la  l'rance  ces  vaj;;ues 
Iraiuées  de  panlliéisine,  ces  miasmes  de 
doute  et  de  fatigue  spirituelle,  ces  théo- 
ries sans  cœur,  et  percer  jusqu'au  tiel 
serein  dans  l'atmosphère  éteint  qui  nous 
ul)sède. 

Eli  bien!  si  dans  celte  confusion  ,  dans 
cette  fadeur  générale  de  parole,  si  nos 
efforts,  nièuje  j)0ur  la  cause  de  Dieu, 
semblent  aussi  trop  souvent  faibles  et 
iu)puissans  h  trancher  sur  le  bruit,  d'où 
vient  ce  mal?  quel  en  est  le  remèdfî? 
Avouons-ie,  (juand  cetie  faiblesse  et  cette 
stérilité  se  font  sentir,  c'est  manque  de 
cet  état  cordial,  humble  et  puissant,  qui 
donne  aux  plus  simples  paroles  le  sel  et 
le  mordant,  la  sève  et  la  fécondité. 

Si  ce  (fu'on  appelle  aiîjourd'hui  le  nou- 
veau mouvement  catholique  dans  la  lit- 
térature, la  science,  la  politique  et  la 
philosophie  ,  doit  prendre  de  l'impor- 
tance et  obtenir  un  résultat  européen  et 
historique  ,  la  condition  de  ce  succès 
c'est  que,  plus  que  jamais,  quiconque 
prétend  combattre  par  celle  cause  se  re- 
cueille en  son  cœur  devant  Dieu  ,  et  re- 
vienne avant  tout  à  l'amour  comme  base 
de  science  ,  de  sa},M;ssc  et  de  force  :  quii 
quiconque  s'est  mis  à  écrire  se  mette  à 
pratiquer. 

Lue  autre  cause  de  la  médiocre  in- 
lluence  d.;  celte  nouvelle  tendane;;  vient 
de  son  attitude  b'^'èrement  craintive  à 
l'égard  de  rantorité  spirilLclle.  Elle  ïie  se 
seul  pas  encore  tout  à-fail  soutenue,  et 
ciainl.  sans  l'oseï-  dire,  de  ne  pas  l'ctrcî 
assez.  Cest  iiu'en  effet  l'autorité  ne  put 
encore  accorder  sans  réserve  son  tjop 
puissant  appui  à  toutes  nos  bardiessi  s 
littéraires,  piiilosophiques  et  scienlili- 
ques.  Pour  cela  ,  qii'atlend-elle.^  Le  voici  : 

1^'autorilé,  suilout  l'autorité  centrale, 
le  sié^c  do  Piomc,  cherche  avant  loul 


dans  ses  enfans  le  caractère  chrétien 
foudamenlal,  l'amour,  ou,  ce  qui  est 
même  chose,  l'humilité ,  ipii  est  en  nous 
la  capacité  pour  l'amour;  i  caritdtis  Lo- 
chs huinilitas ,  i  dit  saint  Bernard;  l'hu- 
milité est  le  lieu  de  l'amour,  (hiand 
Home  trouve  dans  une  Ame  ce  caractère, 
il  semble  qu'elle  lui  dise  :  <  Allez  en 
paix  ;  ama  et  die  qiiod  vis.  i  Mais  elle 
tient  pour  suspectes  même  les  meilleures 
paroles  de  quiconque  ne  s'est  pas  fait 
reconnattre  à  ce  litre. 

L'autorité  catholique  attend  donc  des 
{^ciges  solides  d'amour  ,  de  vie  pratique, 
d'humilité,  de  pureté,  de  désintéresse- 
ment d'esprit  ,  avant  de  reconnaître 
comme  légitimes  et  comme  appartenant 
au  Christ,  les  nouvelles  forces  qui  se 
développent. 

Une  remarque  d'un  très  grand  sens 
vient  d'élMî  faite  dans  ce  recueil  (1), 
c'est  que  l'état  passé  du  clergé  gallican 
(qui  n'est  plus  le  nôtre  aujourd'hui),  état 
Uianifeslé  p.>r  celle  tendance,  non  h  se 
séparer ,  mais  à  se  distinguer  du  centre 
de  l'unité  d'une  manière  réfléchie,  pr<^- 
méditée  et  formulée,  avait  en  propor- 
tion éloigné  de  l'amour  pour  réléguer 
davantage  vers  la  science  l'ensemble  de 
nos  travaux  et  de  nos  efforts.  <  ISous  n'a- 
vons plus  assez  hardiment  professé  la 
vcrilc  dans  VamoiWy  >  doctrine  essentiel- 
lement romaine  ,  essentiellement  cen- 
trale dans  l'Église  catholique.  jNous  nous 
sommes  trop  posés  dans  le  domaine  spé- 
culatif j  nous  y  avons  suivi  trop  loin  le 
philosophisme  sans  cœur  ;  nous  avons  em- 
ployé ses  armes  impuissantes;  nous  avons 
accordé  que  l'amour  et  la  foi  devaient 
rester  dans  les  limites  du  cœur  ,  sans  se 
mêler  aux  choses  de  la  raison,  de  même 
qu'on  accordait  quel'induencede  l'Eglise 
(hi  Sauveur,  se  bornant  au  for  intérieur, 
au  salut  de  chaque  Ame,  n'avait  pas  droit 
de  se  mêler  au  m<juvemenl  social  ;  doc- 
trines contraires  au  progrèfcde  la  science, 
comme  au  salut  des  peuples,  comme  à 
l'enseignement  invariable  de  l'Eglise 
mère,  cœur  de  l'Eglise  universelle. 

Donc,  et  sous  tous  les  rap,)Oits,  la 
marche  à  suivr<; ,  la  voie  unique  et  né- 
cessaire ,  la  voici  :  retour  de  l'intelli- 
gence vers  le  cœur,  de  l'esprit  vers  l'a- 

(1;  i>umOrQ  de  fvvriçr^  arlicio  iaiilulé  Imaid, 


PAU  M.   h    BAUTAIN. 


131 


moiir,  de  la  pliilosophie  et  de  la  science 
vers  la  pratique  et  vers  la  foi  :  retour  du 
cœur  vers  l'unité  centrale  ,  vers  Dieu,  et 
vers  le  cœur  de  son  Eglise. 

Quand  les  travaux  des  savans  chrétiens 
s'appuieront  entièrement  sur  ces  bases, 
on  verra  prendre  à  la  science  catholique, 
sur  tout  ce  qui  porte  à  côté  d'elle  le  nom 
de  science,  l'ascendant  qui  convient  à  la 
vérité  sur  l'erreur. 

De  là  vient,  disons-nous,  et  l'impor- 
tance et  l'a -propos  de  l'enseignement 
philosophique  dont  nous  nous  occtipons  ; 
car  il  est  tout  entier  dans  ce  sens  :  il 
pose  scienlifiquement  l'amour  comme 
principe  et  comme  terme  ;  dans  son  plan 
général  et  dans  tous  ses  détails  ,  dans  ses 
conseils  et  sa  méthode ,  c'est  en  vertu  de 
ce  principe  qu'il  marche,  et  c'est  vers  ce 
terme  qu'il  lend.  La  première  page  et  la 
dernière  du  livre  traitent  de  ce  point. 
Citousen  quelque  chose  : 

«  Le  sujet  de  la  philosophie,  c'est 
I  l'homme,  le  seul  être  de  ce  monde  qui 
«  ait  la  conscience  de  lui-même  et  de  ce 
«  qui  l'affecte,  le  seul  qui  sache  aimer 
«  ou  réfuter  son  affection  avec  motif. 
I  L'homme  est  aimant  de  sa  nature 
«  comme  il  est  libre  et  inlelligenl.  Il 
«  aime  dès  qu'il  vit,  avant  de  connaître 
«  et  de  se  connaître,  avant  qu'il  soit  ca- 
«  pable  de  choisir  l'objet  de  son  affec- 
i  tion.  Il  aime  ce  qui  lui  est  semblable, 

<  analogue  ou  homogène.  H  tend  vers  ce 

<  qu'il  aime,  et  parce  qu'il  l'aime.  Qu'est- 

<  ce  donc  qu'aimer?  qu'est-ce  que  Ta- 

<  mour(l)? 

«  L'amour  ,  dans  le  sens  universel  du 
«  mot,  est  le  principe  créateur  de  toutes 
«  choses.  Il  est  la  source  de  la  vie,  la  loi 
«  des  intelligences,  le  lien  sacré  qui  unit 
«  toutes  les  créatures  du  ciel  et  de  la 
«  terre.  L'amour  spécial,  humain,  l'a- 
«  mour  dans  l'homme  est  l'expression  du 
«  besoin  foncier  qu'il  a  de  la  vie  ;  c'est  la 
«  tendance  du  moi  vers  un  non  i/iui ,  le 
'<  penchant  du  sujet  vers  un  objet,  alin 

<  (h;  se  l'unir  ou  de  lui  être  uni.  Gar- 
i  dons- nous  de  coufoudje  Vnmour,  qui 
«  appartient  ;\  l'Ame,  à  ce  qu'il  y  a  de 
(  plus  pur,  de  plus  céleste  dans  l'homme, 
«  avec  la  convoitise  de  l'esprit ,  avec  la 
«  concupiscence  de  la  chair  ou  les  appé- 

(l)  Inlrçiluclion  ,  |j  G, 


«  tits  du  corps.  L'homme  appelé  ce  qui 
«  répond  au  besoin  de  sa  vie  physique; 
'(  il  convoiLe  ce  qui  flatte  son  goût  et  s'y 
attache;  mais  il  n'aime,  il  ne  peut  ai- 
mer véritablement  que  ce  qui  est  ho- 
mogène à  sa  nature  physique,  analogue 
à  son  besoin  foncier.  La  créature  hu- 
maine ne  saurait  aimer  que  ce  qai  lui 
est  égal  ou  supérieur ,  comme  sa  haine 
ne  peut  s'appliquer  qu'à  ce  qui  est  à 
son  niveau,  ou  à  ce  qui  la  dépasse.  >  (^  7.) 
î  L'amour  humain  a  sa  source  dans  le 
besoin  profond  de  la  vie,  dans  !e  senti- 
ment que  l'homme  acquiert  de  sa  dé- 
pendance de  la  source  de  toute  vie; 
dans  la  conscience  vague  de  sa  limita- 
tion, de  son  impuissance  à  se  suffire  h 
lui-même,  à  vivre  par  lui  et  pour  lui 
seul.  Il  n'y  a  pas  de  vie  sans  mouve- 
ment, sans  action  et  réaction,  sans 
communication.  L'homme  est-il  dans 
l'abondance?  il  tend  à  communiquer 
son  bien-être,  à  en  faire  part  li  ses  sem- 
blables pour  .se  les  attacher,  pour  s'en 
laire  aimer  ;  il  ne  jouit  vraiment  de  ses 
biens  matériels  et  spirituels  qu'à  celte 
condition.  Est-il  dans  la  pauvreté,  dans 
le  dt^n\iement?  il  cherche  .  et  poursuit 
ce  qu'il  croit  propre  à  le  soulager  ou  à 
le  satisfaire.  Dans  l'un  et  l'autre  cas  , 
c'est  le  besoin  de  vivre  qui  le  presse  : 
du  besoin  senti  naît  le  désir,  et  du  désir 
vient  l'amour.  >  (§  8.) 
4  3Iais  si  l'amour  de  la  vérité  est  la 
condition  de  la  science  de  la  vérité  ; 
s'il  n'y  a  point  d'amour  sans  désir,  ni 
de  désir  sans  le  sentiment  intime  et 
profond  de  la  privation  de  quelque 
chose  qui  est  essentiel  à  notre  bien-être, 
de  quelque  chose  que  nous  ne  possé- 
dons point  en  nous-mêmes,  (|iic  nous 
ne  pouvons  nous  donner ,  qu'il  faut  at- 
tendrez et  recevoir  d'ailleurs,  il  sera 
vrai  de  dire  (|ue  la  capacité  de  l'indi- 
vidu pour  la  science  philosophique  est 
en  raison  de  son  besoin  senti  et  réflé- 
chi ,  reconnu  et  avoué  d'un  bit  n  qui  lui 
maïuii.e  ;  en  r.iison  de  la  conviction 
qu'il  aura  acquise  que  son  existence 
réclame  un  soutien  ,  que  sa  vie  spiri- 
tuelle ne  peut  se  passer  d'aliuieni  ;  et 
il  sera  encore  vrai  de  dire  cjuil  ny  a 
point  de  philosophie  réelle,  point  de 
science  pîiilo^opliique  possihie  la  où 
rhommc  prétend  se  suflirc  a  lui  même, 


m 


rSYCîIOLOGîF  KTPKnniENTALE, 


<  puiser  la  sn'onro  o\  la  v«'îrilé  vu  lui  :  la 
a  où  l'oif^iiril  dissimula  le  besoin  ,  où  lY*- 

<  i^oisnic  ('loiilfe  l'aiiiour.  »  {j  9.) 

(!e  sont  l;"i  ipielques  uns  des  parap^ra- 
phcs  de  riutroduction.  Nous  eu  raj)i)ro- 
chous  ici  les  dernières  pafjes  du  livre  (|ui 
uionlient  (jue  l'amour  est  la  eousonnua- 
liou  de  la  science,  comme  il  en  est  le 
principe. 

4  11  y  a  dans  l'Iiomme  un  besoin  plus 
profond  que  le  besoin  de  connaître, 
c'est  celui  d'ainu^r.  L'inttdli^encc  est  à 
TAme  ce  que  la  vt'rité  est  au  bien  ;  et 
comme  le  bien  est  la  consommation  du 
vrai,  l'amour  est  la  consommation  de 
la  science,  iîavoir,  c'est  vivre  par  l'es- 
prit; aimer,  c'est  vivre  par  l'Ame;  vi(î 
plus  profonde  ,  puistjue  l'Ame  est  la 
racine  de  l'esprit,  et  que  l'intelligence 
en  est  une  puissance.  Aussi ,  ce  qu'il  y 
a  de  plus  ('levt'  dans  la  science,  toutes 
les  merveilles  de  la  contemplation  ne 
suffisent  plus  h  une  Ame  en  qui  le  be- 
soin foncier  de  sa  nature  s'éveille.  La 
vi^ritr,  si  belle  qu'elle  soit,  lui  paraît 
froide,  la  science  vaine,  si  elle  ne  re- 
(joit  la  vie  en  substance,  et  elle  ne  peut 
la  recevoir  ainsi  qu'en  aimant  :  car  l'a- 
mour seul  unit  intimement  à  l'objet,  et 
il  n'y  a  de  bonheur  que  par  l'union  et 
dans  l'unité. 

<  IMais  il  y  a  des  degrés  dans  l'amour 
comme  dans  l'intellij^ence ,  depuis  le 
désir  le  plus  grossier  des  sens,  jusqu'à 
l'amour  le  plus  pui-.  II  y  a  de  l'Ame 
dans  tous  les  degrés  de  l'amour,  car  on 
n'aime  qu'avec  TAme  :  mais  tantôt  elle 
aime  purement  ,  imraédiatenuMit  ce 
qui  est  analogue  à  sa  nature  ou  ce  qui 
lui  est  supérieur  j  tantôt  elle  aime  mé- 
diatement,  avec  mélange,  (juaud  son 
désir  n'airive  h  l'objet  qu'A  travers  le 
corps,  les  sens  ,  l'imagination  ,  la  rai- 
sou,  l'esprit;  ou  quand  elle  aim(;  ce 
(jui  est  d'une  nature  inférieure  A  la 
sienne.  Alors  son  amour  s'abaisse  et 
rlle  se  di^grade.  Le  seul  objet  digne  de 
son  attachement  c'est  le  Di»Mi  supri^-m»;, 
la  source  de  tout  bien,  l'I^tre  p.ir  ex- 
cellence. Aussi  le  cherche-l-(dle  in- 
sliuclivemiMil  par  toutes  les  voies  et  en 
toutes  choses  ,  cl  lorsqu'elle  se  pas- 
sionne pour  une  créature,  pour  un  6tre 
lini,  c'est  (ju'cllc  croit  y  trouver  le 
bien  infini  qu'elle  aime  et  la  joie  sans  { 


«  terme  qu'elle  espère.  L'illusion  de  la 
«   passion  humaine  est  de  chercher  le  vé- 

<  ritable  bien  où  il   n'est  pas.   De  là  le 

<  mécompte  qu'elle  éprouve  par  la  va- 

<  nité  de  son  objet,  dès  qu'elle  le  pos- 
i  sède, comme  ces  fruits  de  la  mer  INIorle, 

<  dont  les  couleurs  éclatantes  excitent  la 
«  convoitise,  et  qui  tombent  en  pous- 
t  sière  dans  la  main  qui  les  touche. 

I  l'.n  Dieu  seulement  et  dans  l'amour 

<  de  Dieu,  l'Ame  humaine  peut  trouver 
i  le  boidieur  dont  elle  est  avide,  parce 

<  que  l'infini ,  dont  elle  est,  peut  seul  as- 
c   souvir  sa  faim  ,  combler  le  vide  de  son 

<  Être.  C'est  pourquoi  l'homme  ne  peut 

<  parvenir  à  la  vraie  félicité,  comme  à 
«  la  vraie  science ,  que  par  une  ascension 

<  continue  et  soutenue,  passant  succes- 
«  sivement  par  les  degrés  de  l'intelli- 
«  gence  et  de  l'amour,  son  esprit  et  son 

<  Ame  s'élargissant  et  s'épurant  toujours 
a  davantage,  jusqu'à  ce  qu'il  entre  en 

<  rapport  immédiat  avec  la  vérité  uni- 
€  verselle  ,  avec  la  bonté   infinie  ,  avec 

<  Dieu  manifesté  dans  son  éternelle  lu- 
I  mière.  H  commence  par  aimer  ce  qui 
i  frappe  les  sens,  ce  qui  réjouit  le  corps  : 
I  c'est  l'amour  animal.  11  aime  ensuite 
«  ses  semblables,  d'abord  ceux  qui  lui 
c  sont  unis  par  les  liens  du  sang  et  dans 

<  lesquels  sa  frêle  existence  trouve  se- 

<  cours  et  protection  ;  il  les  aime  ,  parce 
t  qu'il  est  sorti  d'eux,  parce  que  sa  fai- 

<  blesse  et  ses  besoins  l'attachent  à  eux. 
i  Dans  le  cercle  de  la  famille  ,  surtout 
c  (juand  il  en  devient  le  chef,  son  amour 

<  s'étend,  en  se  donnant  à  d'autres  êtres 

<  pour  lesquels   il  s'oublie  souvent  lui- 

<  même.  Au-dessus  de  l'amour  de  la  fa- 

<  mille  est  l'amour  de  la  patrie  ,  se  dé- 
(  vouant  au  bien  commur»  dans  l'unité 
«  nationale,  image  inférieure,  mais  belle 
«  encore,  du  Dieu  suprême  qui  se  donne 
«  à  tous  et  n'excepte  personne.  Au  degré 
c  supérieur  est  r.nnour  de  Ihumanilé  , 

<  qui,  ne  s'appuyant  plus  sur  des  uïotifs 
«  humains,  n'a  pu  naître  dans  le  cœur 
i  des  hommes  qu'après  qu'il  leur  eût  été 

<  révélé  qu'ils  ont  tous  le  même  Père 
(  dans  le  ciel.  Ik  doivent  donc  vivre  en 
i  frères;  et  de  là  la  fraternité  chrétienne 
«  que  l'Kvangile  a  établie  dans  le  monde 
i  sous  le  doux  nom  de  charité.  L'amour 
i  de  Dieu  et  de  tous  les  hommes  en  I)i<Mi, 
t  voilà  le  plus  i)ur  amour,  l'amour  })ar 


PAR  M.  L.  EAUTAIN. 


133 


€  excellence  ,  celui  qui  développe  l'âme 
€  dans  toute  sa  capacité  ,  et  qui  peut 
€  seul  la  rendre  infiniment  heureuse  , 
€  parce  qu'il  la  met  dans  un  rapport  in- 
ï  destructible  avec  le  principe  même  de 
€  sa  vie.  Le  but  de  l'amour  est  de  s'unir 

<  à  l'objet  aimé,  pour  devenir  semblable 

<  à  lui  et  n'être  plus  qu'un  avec  lui.  La 

<  tendance    de    l'amour  de   Dieu    dans 

<  l'homme ,  c'est  d'agir  comme  Dieu  et 
«  de  réaliser,  autant  que  l'humanité  le 

<  comporte,  la  perfection  divine.  «  Soyez 
«  parfaits  comme  votre  Père  céleste  est 

<  parfait.  »  Tel  est  l'idéal  de  la  charité 
I  chrétienne;  idéal  qui  a  été  réalisé  sur 
»  la  terre  dans  une  vie  humaine,  par 
«  celui  qui  nous  l'a   apporté  du  ciel  , 

<  par  le  Yerbe  divin  fait  homme.  Jésus- 
i  Christ  nous  a  appris  par  sa  parole  et 

<  par  ses  actes,  par  sa  vie  et  par  sa  mort, 
€  à  aimer  comme  Dieu  aime  ;  il  nous  a 
«  appris  à  aimer  quand  m('//^e  ^  malgré 

<  les  ingratitudes  ,  les  outrages  et  les 
i  persécutions.    <  Si  vous  n'aimez   que 

<  ceux  qui  vous  aiment ,  vous  ne  faites 
I  pas  plus  que  les  publicains  et  les  païens. 
€  Aimez  ceux  qui  vous  haïssent,  bénis- 

<  sez  ceux  qui  vous  maudissent  ,  faites 

<  du  bien  à  ceux  qui  vous  font  du  mal  ; 

<  c'est  par  là  que  vous  ressemblerez  à 

<  votre  Père  qui  est  dans  le  ciel.  >   Ce 

<  qu'il  nous  a  enseigné,  il  l'a  fait;  il  a 

<  aimé  les  hommes  jusqu'à  mourir  pour 
€  eux  ;  il  a  donné  son  sang  pour  les  sau- 

<  ver;  et  depuis  ce  temps  l'homme  sait 
«  qu'il  n'aime  bien  que  quand  il  est  prêt 

<  à  sacrifier  sa  vie  pour  ce  qu'il  aime. 
i  Depuis  ce  temps  des  milliers  d'hom- 

<  mes ,  de  femmes  et  d'enfans ,  ont  pu  au 

<  nom  de  Jésus-Christ  et  par  sa  charité 
f  qui  les  pressait ,  se  dévouer  pour 
«  leurs  semblables  qu'ils  ne  connais- 
«  saient  pas  ,  qui  ne  les  aimaient  pas  , 
«  qui  souvent  même  étaient  leurs  persé- 
«  cnleurs  et  leurs  bourreaux.  Depuis  ce 

<  temps  il  y  a  eu  continuellement  sur  la 
i  terre,  partout  où  la   parole  de  Jésus- 

<  Christ  a  germé  ,  des  martyrs  de  la  loi 
«  et  de  la  charité  ,  des  héros  de  l'amour. 

<  l/I!van^'ile  en  appelant  tous  les  hom- 
«  mes  à   l'unité  et  en  travaillant  ù  les 

<  unir  en  Dieu  par  Pamoiir  le  plus  ex- 
i  cellenl  (jui  absorbe  tous  les  autres,  a 

<  montré  au  genre  humain  sa  vraie  des- 

<  linatiou  et  l'unique  moyen  pour  y  par- 

ToaiB  vm.  —  N"  41,  iiiôî). 


i  venir.  <  Qu'ils  soient  un  !  >  Voilà  le  but; 
i  et  c'est  le  dernier  vœu  du  Christ.  <  Ai- 
f  mez-vous  les  uns  les  autres,  comme  je 
i  vous  ai  aimé.)  Voilà  le  moyen  ;  et  c'est 
i  le  commandement  nouveau!  j 

<  La  parole  de  Dieu  est  donc  à  la  fois 
t  la  lumière  de  la  science  et  l'âme  de  la 
i  civilisation.  Le  monde  moral  tourne 

<  autour  de  cet  axe  depuis  le  commeu- 
€  cément  et  surtout  depuis  la  venue  de 
«  Jésus-Christ  ;  et  c'est  pourquoi  la  phi- 

<  losophie  ,  amour  de  la  sagesse  dans 
c  son  vrai  sens,  et  qui  doit  en  montrer 

<  le  chemin  aux  hommes ,  doit  aussi  s'ai- 

<  tacher  de  toute  sa  force  à  la  parole  qui 
c  a  tout  fait,  qui  porte  en  elle  les  idées 

<  de  toutes  choses  ;  et  qui  ainsi  peut 
i  seule  fournir  à  toutes  les  sciences  les 
(  principes  éternels  de  leur  développe- 
i  ment.  Il  n'y  a  plus  aujourd'hui  de  phi- 

<  losophie  platonicienne,  de  philoso- 
c  phie  aristotélicienne,  de  philosophie 

<  stoïcienne  ;  ces  doctrines  n'existent 
«  plus  que  dans  Phistoire  ,  comme  des 
c  préparations  à  l'unique  philosophie  , 

<  parce  qu'il  n'y  a  qu'une  seule  sagesse, 
i  la  sagesse  de  Dieu,  manifestée  par  son 
I  Verbe.  Il  n'y  a  de  philosophie  possible 
c  en  nos  temps  que  la  philosophie  chré- 
f  tienne  :  en  elle  réside  l'espoir  de  la 
!  science ,  de  la  civilisation  et  du  pro- 

<  grès  de  l'humanité  (1).  > 

Oui,  la  solution  du  problème  scienti- 
iique  comme  celle  du  problème  social 
est  indiquée  dans  l'Évangile  :  mais  elle 
n'est  pas  encore  acceptée  dans  le  monde, 
quoique  la  civilisation  chrétienne  dans 
ses  crises  successives  et  même  dans  ses 
écarts,  converge  vers  l'une  et  l'autre. 

(^u'on  prenne  le  texte  de  l'Evangile  et 
le  commentaire  de  l'Eglise  et  qu'on  y 
croie  scientifiquement  ,  politiquement , 
comme  on  y  croit  religieusement  :  on  y 
verra  les  solutions  cherchées  par  le  be- 
soin des  peuples  et  le  besoin  de  l'esprit 
humain. 

On  souffrira  de  scepticisme  et  d'anar- 
chie tant  qu'on  regimbera  contre  cet  ai- 
guillon. 

Il  est  lemp^  de  prendre  au  sérieux  les 
vérités  évangéiiques  ,  d'en  vivre  à  travers 
toute  la  vie  ,  dans  la  prière  ,  dans  la  pen- 
sée, dans  la  vie  sociale  et  privée. 

(I)  Psychologie   xpérim.,  i.  ii,  p    i«W. 


134 


PSYCHOLOGIE  rAPKRIMENTALE , 


Nous  le  voyons,  les  sciences  dans  leur 
ensemble,  et  la  philosophie  surtout  ,  la 
jxïlilique  enropt^tMiue  et  toute  la  civilisa- 
lion  moticrue  eu  )uassp  en  sont  aux  il(;r- 
niers  embarras.  11  devient  clair,  ce  sem- 
ble ,  qu'on  ne  peut  plus  sortir  de  là  que 
par  une  catastrophe  ou  par  la  Tranche 
acceptation  des  conseils  du  Christ,  guide 
lu^cessaire  de  notre  marche. 

Pour  nous  borner  aux  choses  d'intelli- 
j^enco  ,  oui ,  l'espoir  de  la  science  ,  de  la 
lumière  que  veut  l'esprit  humain,  réside 
dans  la  philosopliie  chr(^,tienue  ;  et  la 
philosophie  chrétienne  est  celle  dont  la 
base  est  l'amour. 

Mais,  comme  nous  l'avons  dit,  l'anta- 
gonisme de  l'esprit  et  du  cœur  est  un 
état  invétéré  dans  l'homme.  J-.'âme  et 
l'entendement  semblent  deux  termes  op- 
posés qui  se  neutralisent  l'un  par  l'autre  ; 
la  science  nous  enlle  et  l'amour  nous 
aveugle. 

Donc  il  faudrait,  en  toute  rigueur, 
changer  de  vie  pour  sortir  de  ce  cercle 
vicieux  :  il  faudrait  une  transformation 
de  notre  état  interne.  Il  faudrait  l'ascé- 
tisme chrétien  ,  la  puriiication  ,  la  mort 
mystique  de  Jésus-Christ  ,  toute  la  voie 
de  la  croix. 

Fonder  la  philosophie  sur  l'amour, 
c'est  donc  planter  la  croix  de  .lésus- 
Christ  dans  le  domaine  philosophique. 

Dieu  veuille  l'y  hxer  ,  pour  délivrer 
l'esprit  incertain  de  ce  siècle  de  ses  té- 
nèbres et  de  ses  langueurs. 


ir 


Tsons  avons  vu  que  le  principe  de  la 
philosophie  c'est  l'amour. 

l'J  maiulenant  quel  est  l'objet  dont  la 
philosophie  est  l'amour?  Quel  est  le 
irrme  vjms  lequel  tend  l'amour  philoso- 
|)lii(|ue? 

C'est  la  Sagesse. 

Mais  qu'est-ce  que  la  Sagesse?  —  C*est 
relie  dont  parle  l'Écriture  sainte  au  livre 
de  la  Sai^rsse.  Un  chrétitiu  n'en  peut  vou- 
loir d'autre. 

i  J'ai  été  créée  dès  l'origine  et  avant 
(  les  siècles,  dit  la  Sagesse ,  et  je  de- 
«  meure  jusqu'au  siècle  à  venir....  Celui 
t  qui  m'a  créée  s'est  reposé  dans  mon  ta- 
i  bernacle.  Ixclcs.  2i.)>  <  La  Sagesse  est 
<  le  miroir  de  la  majoslé  de  Dieu  ,   l'i- 


<  mage  de  sa  bonté...  (Sag.,  viii.)»  i  Elle 
i  est  la  mère  de  l'amour  pur,  enseignant 
i  la  vraie  science.  » 

Ces  paroles  et  les  autres  des  livres  sa- 
pientiaux,  appliquées  par  les  Pères  tantôt 
à  Jésus-Christ  comme  Dieu,  tantôt  à  son 
humanité,  appliquées  par  l'Eglise  i'i  la 
\  ierge  très  pure  .  devenue  mère  de  Dieu, 
sont  commentées  par  saint  Augustin  de  la 
manière  suivante  (l). 

Sans  exclure  aucun  autre  sens,  il  les 
applique  à  la  demeure  céleste  ,  spiri- 
tuelle, appelée  tabernacle  de  Dieu,  dont 
il  est  dit  :  <  h'cce  tahcniiiculuni  Deicutn 
hominibus.  i 

<  A  otre  séjour  ,  ô  mon  Dieu  ,  n'est 
i  donc  rien  de  terrestre  ni  de  semblable 

<  au  ciel  corporel  sensible  :  c'est  quel- 
i  que,  chose  de  tout  spirituel ,  tenant  en 

<  quelque  manière  de  votre  éternité  :  il 
(  est  incorruptible:  vous  l'avez  fait  de 
(  nature  à  subsister  toujours....  C'est  la 
«  Sagesse  créée,  première  de  toutes  les 

<  créatures.  > 

I  La  Sagesse  incréée  est  éternelle  com- 

<  me  vous-même,  ô  Père  tout-puissant  : 

<  elle  vous  est  parfaitement  égale  :  c'est 

<  par  elle  que  vous  avez  créé  le  ciel  et  la 
i  terre  et  tout  ce  qu'ils  renferment  :  c'est 
t  le  seul  souverain  principe  de  toutes 
«  choses  :  en  un  mot,  c'est  votre  Fils  uni- 
«  que  qui  est  la  Sagesse  incréée.  > 

i  Mais  votre  demeure  est  la  Sagesse 
i  créée,  spirituelle  par  sa  nature,  et  de- 
«  venue  lumière  par  la  contemplation 
f  de  la  lumière.  » 

<  Et  celte  Sagesse  créée  est  la  céleste 
(i  Jérusalem  ,  celle  ville  toute  libre  ,  qui 
I  est  notre  mère  commune,  qui  est  et  qui 

<  sera  élernellemenl  votre  ciel  (2).  » 

H  y  a  donc  une  Sagesse  incréée,  le 
Verbe-Dieu  ,  et  comme  intermédiaire  en- 
tre l'esprit  de  l'homme  et  le  \  erbe  divin, 
il  y  a  cette  Sagesse,  Sagesse  créée,  lu- 
mière illuminée,  et  devenue  lumière  par 
la  contemplation  de  la  lumière  :  <  (Jiiw 
conlcnipLalUmc  LiiiiiuiLs  Ltmcii  esL,  t 

De  même  que  dans  la  vie  la  piélé  du 
chrétien  s'adresse  à  Jésus-Christ  pour 
parvenir  au  l*ère  ,  et  s'adresse  à  Marie  , 
ynère  de  Jésus,  pour  parvenir  à  Jésus- 
Christ;  de   même  que  chaque  chrétien 

(1)  lUt'dit.,  rhap.  \i\. 

(•1)  S.  AuQ.,  Uvdil.j  cbap.  XIX  et  xx. 


PAR  M.  L.  BAUTATN. 


135 


n'est  pas  seulement  en  rapport  avec  Dieu 
par  la  prière  et  la  vie  intérieure ,  mais 
surtout  et  d'abord  par  l'Église  notre 
mère  ,  épouse  de  Dieu  :  de  même  l'intel- 
ligence de  l'homme  et  son  amour  pour  la 
céleste  vérité  tend  à  son  terme  extrême, 
la  Sagesse  incréée  ,  par  la  médiation  de 
cette  Sagesse  créée ,  appelée  la  maison  de 
Dieu,  son  temple ,  le  tabernacle  où  Dieu 
se  communique  aux  hommes  (l\ 

Cherchons  quelque  reflet  de  cet  énoncé 
théorique,  fondé  sur  l'Écriture  et  sur  la 
tradition,  dans  l'expérience  de  notre  pro- 
pre cœur  et  dans  la  vie  de  l'humanité. 

Quand  un  homme  est  touché  de  Dieu, 
quand  Dieu  met  au  fond  de  son  cœur  l'a- 
mour du  bien  et  de  la  vérité,  alors  la  mo- 
tion qui  l'inspire  et  le  saisit  dans  les 
mortelles  ténèbres  où  les  hommes  sont 
couchés,  lui  dit  d'abord  :  i  Lève-toi  et 
marche.  >  Et  l'homme  marche  et  tra- 
vaille avec  ardeur  et  joie.  Il  marche  et  il 
croit  à  un  but.  Il  marche  vers  une  patrie 
dont  il  s'est  souvenu.  Qu'il  sache  ou  non 
que  cette  patrie  est  le  ciel  même  et  le  ta- 
bernacle divin  ,  il  marche  vers  un  idéal , 
vers  un  avenir  de  lumière ,  vers  l'idéal 
d'un  monde  dominé  par  le  bien.  Il  mar- 
ciie  vers  une  terre  promise  dont  il  porte 
en  lui  la  promesse  et  dont  il  cherche  la 
réalité.  Il  porte  en  lui  le  reflet  et  l'image 
de  tout  un  monde  de  lumière  et  d'amour: 
il  en  poursuit  le  corps  et  la  substance. 
Tout  homme  tend  vers  un  pareil  monde 
ou  du  moins  tous  s'y  sentent  poussés. 

Is'y  a-t-il  pas  pour  tous  les  hommes 
une  voix  qui  nous  pousse  dans  la  vie  , 
comme  dans  la  science  ,  sans  nous  per- 
mettre d'arrêter  :  une  voix  qui  nous  ex- 
cite par  l'expérience  à  toujours  avancer; 
qui ,  dans  notre  voyage  terrestre,  à  tra- 
vers la  science  ou  la  vie,  nous  porte 
comme  un  voyageur  plein  de  jeunesse  et 
d'avenir  qui  rêve  toujours  dans  le  loin- 
tain une  nature  plus  riche  et  plus  belle. 
<,hielle  est  cette  voix  qui  ne  cesse  de  nous 
dire  ;  <  Il  y  a  mieux ,  il  y  a  mieux  !  i 
Quelle  est  cette  voix?  quel  est  ce  but? 

C'est  la  voix  de  Dieu  même  qui  ne 
cesse  de  porter  chaque  homme  vers  le 
but  de  la  vie  :  qui  pousse  chaque  homme 


(I)  Voyez  Vlntroduclion,  p.  0 ,  et  la  noie  6, 
p.  4S  ,  au  lome  premier  do  lu  Ptycholog^e  expéri- 
mentale. 


et  toute  l'humanité  vers  le  royaume  de 
Dieu ,  vers  sa  sainte  volonté  réalisée  dans 
toutes  les  créatures  en  la  terre  comme  au 
ciel,  vers  le  nom  de  Dieu  glorifié,  vers 
la  sphère  de  lumière  que  pressent  toute 
intelligence  et  dont  tout  cœur  a  senti 
l'attrait. 

Tous  les  hommes  sont  poussés  vers  ce 
but.  Tous  sentent  cette  impulsion  et  cette 
inspiration.  Aucun  homme  ne  travaille- 
rait, l'humilité  cesserait  d'avancer  ,  si  le 
secret  pressentiment  d'un  but  meilleur 
que  le  présent ,  d'un  monde  de  lumière 
et  d'amour  ne  pressait  le  cœur  de  cha- 
que homme. 

Sans  doute  la  plupart  prennent  le 
change.  Bien  peu  vont  jusqu'au  terme 
sous  l'impulsion  reçue  :  bien  peu  préten- 
dent à  l'amour  éternel ,  à  la  beauté  su- 
prême :  bien  peu  résistent  aux  séductions 
partielles  de  repos  et  d'amour  qui  les  ar- 
rêtent et  les  détournent  dans  la  voie  sa- 
crée de  la  vie.  Mais  cependant  chaque 
pas  dans  la  carrière,  dans  la  vie  ou  dans 
la  pensée,  annonce  le  but  suprême  dont 
l'attraction  peut  seule  produire  un  mou- 
vement humain. 

Voilà  des  faits  humains,  des  faits  uni- 
versels. Il  est  un  terme  absolu  ,  positif, 
au  travail  de  la  vie  comme  au  travail  de 
la  pensée. 

La  marche  de  l'humanité,  dirigée  par 
la  Providence,  développe  un  état  dernier 
qui  est  le  but  du  travail  humain.  Aidée 
par  Dieu  qui  lui  donne  la  force  d'agir  et  le 
plan  du  travail ,  qui  la  dégage  du  mal 
par  le  mystère  du  Christ ,  l'humanité  en 
se  développant  et  en  se  purifiant  édifie 
le  temple  de  Dieu  :  elle-même  devient 
ce  temple  saint  en  s'unissant  et  en  se 
conformant  à  la  Vierge  divine,  épouse 
et  mère  de  Dieu ,  temple  de  l'Esprit 
saint. 

Voici  maintenant  le  sens  philosophi- 
que des  données  précédentes  et  leur  ap- 
plication à  l'état  actuel  de  la  science. 

Le  panthéisme  allemand  ,  qui  est  la  pé- 
riode philosophi(|ue  dernière,  se  réduit 

à  ceci  : 

«  La  marche  du  monde  est  le  dévelop- 
pement de  Dieu.  Dieu  cherche  à  obtenir 
pleine  conscience  de  lui-niiMn;'  en  s'.'\- 
posant.  » 

<  Dieu -principe  est  rextrêinc  passé, 
Dieu-terme  est   rcxtrêmc  avenir.  Dieu 


i.3(; 


PSYCHOLOGIE  e\pi:rimentalk, 


siij«H,  Dicii-objrl ,  sont  \cs  deux  pôles  de  |  clltM  rrlablir  dans  \o.  niondo  lo  rovnump 


l'univers.  > 

<  Dieu  se  développant  pour  se  voir  est 
le  foyer  du  monde  :  et  Dieu  développé 
se  possédant  et  se  réflécliissanl  dans  sa 
totalité  est  la  limite ,  le  but,  le  terme  cx- 
tr«'me  du  mouvement  de  l'univers.  > 

(  Dieu  l'ère  est  le  centre  du  moiule  :  le 
monde  est  Fils  de  Dieu  :  riiomme  est  l'Es- 
prit de  Dieu,  j;loritiant  l'un  par  l'autre. 
Et  ces  trois  termes  forment  la  J'rinité 
consubstanlielle.  > 

Kli  bien  !  la  connaissance  cbrétienne  de 
la  Sagesse,  telle  que  l'Écriture  la  décrit, 
répond  au  panthéisme  en  lui  substituant 
la  vérité  dont  il  présente  la  monstrueuse 
image.  Voici  ce  que  la  philosophie  ca- 
tholique répond  au  panthéisme  : 

La  Trinité  consubstantielle  c'est  Dieu  : 
Dieu  absolu,  parfait,  avant  toute  créa- 
ture et  tout  développement. 

Le  but  de  la  marche  du  monde  n'est 
pas  le  développement  de  Dieu. 

Ce  n'est  pas  Dieu  qui  se  réalise ,  c'est 
son  idée  qui  se  manifeste  et  sa  volonté 
qui  se  fait. 

L'idée  de  Dieu  est  le  terme  du  monde  : 
c'est  l'idéal  vers  lequel  marche  l'huma- 
nité, pour  lui  devenir  adéquate  et  obte- 
nir ainsi  conscience  d'elle-même  et  con- 
science de  Dieu. 

L'idée  de  Dieu,  soit  en  elle-même  soit 
dans  sa  réalisation,  est  ce  que  la  tradi- 
tion chrétienne  appelle  :  IVom  glorifie  de 
Dieu,  temple  de  Dieu,  tabernacle  de 
Dieu,  royaume  de  Dieu  ,  Et^lisc  de  Dieu  , 
Epouse  de  Dieu.  Et  c'est  aussi  ce  que 
l'Ecriture  sainte  appelle  «  miroir  sans 
tache  de  la  grandeur  de  Dieu  ,  image  de 
sa  bonté.  > 

Ce  n'est  point  Dieu-objet  en  face  de 
Dieu-sujet  :  ce  n'est  point  Dieu  se  con- 
cevant et  se  réfléchissant  lui-même  dans 
son  iniinie  perfection  :  ceci  se  passe  au- 
dessus  du  monde,  dans  le  sein  de  la  Tri- 
nité. 

Mais  cette  capacité  pour  concevoir  la 
lumière  éternelle  c'est  la  Sagesse  créée 
que  Dieu  daigne  rendre  .  lumière  par  la 

<  contemplation  de  la  lumière,  lumière 

<  illuminée    par  la   lumière   illuminan- 
I  te  >  1,.  » 

Et  l'homme,  poussé  par  Dieu,  doit  en 

(I)  S.  Auj;.,  irc(/if.,cli.  XIX. 


(lu  l^^niphî  divin  ,  la  i^loire  du  nom  divin, 
par  la  marche  et  par  le  tr.iv.iil  ,  par  la 
pensée  et  par  la  vie.  ()ne  s'il  ngil  ainsi 
rjiomme  sera  fait  enfant  de  Dieu. 

Et  ce  développement  du  nom  divin 
dans  l'univers  n'est  pas  le  cours  commun 
du  monde  qui  se  fait  par  la  succession 
des  années  et  des  jours  ,  par  le  passage 
des  générations  sur  la  terre  :  le  nom  di- 
vin se  glorifie  et  se  développe  dans  W. 
monde  par  Jésus-Christ  et  les  hommes 
qui  le  suivent,  à  travers  et  malgré  le 
monde  ,  pour  le  sauver. 

Ainsi  le  panthéisme  s'est  égaré  faute  de 
connaître  la  Sagesse,  objet  d'amour  du 
philosophe  chrétien. 

l^ntrons  dans  quelques  détails  plus 
précis  sur  la  nature  de  l'objet  philoso- 
phique. 

(1  (^)u'est-ce  que  cette  existence  mysté- 

<  rieuse  dont  le  philosophe  se  dit  ama- 

<  teur,  qu'il  recherche  avant  de  la  con- 

<  naître,  dont  il  attend  la  satisfaction  de 

<  son  besoin  foncier,  le  complément  de 
«  sa  vie  ,  la  science ,  la  félicité?  Qu'est-ce 
c  que  la  Sagesse?  qu'est-elle  en  elle- 
i  même?    qu'est-elle    par     rapport     à 

<  l'homme  (1)? 

<  Si  le  mot  de  philosophie  n'est  pas  un 
c  vain  nom,  s'il  implique  la  notion  de 
«  deux  termes,  d'un  sujet  aimant  et  d'un 

<  objet  aimé ,  il  faut  admettre  l'existence 

<  de  cet  objet  distinct  de  l'homme,  non 

<  moi  en  face  de  son  moi ,  mais  en  rap- 
c  port  avec  lui  et  répondant  à  son  besoin 
1   foncier,     à    son    désir.    Or,     ce    que 

<  l'homme  désire  naturellement,  ce  qu'il 
c  veut  instinctivement,   ce  qu'il  recher- 

<  che  et  ce  qui  lui  plaît  toujours,  c'est  le 
I  bien  et  la  vie ,  c'est  ce  qui  porte  le  ca- 
«  raclère  de  la  bonté,  de  la  vérité,  de  la 
I  beauté  ;  et  encore  une  fois,  comment 

<  rechercherait-il  naturellement  le  bon, 

<  le  vrai  et   le  beau,   si  leur  prototype 

<  n'existait  en  puissance  dans  son  irilel- 

<  ligence,  s'il  n'en  portait  le  caractère 
i  sacré  dans  son   Ame.  dnns  son  esprit, 

<  dans    toute  sa    personne?    Si    aucune 

<  beauté  particulière  ne  lui  parait  par- 

<  faite  ou  sans  di-faut  ,  si  aucune  ne  ré- 

<  pond  complètement  à  l'idée  vague  qu'il 
«  a  de  ce  qui  est  beau,  c'cbt  que  lidéal, 

(I)  Iniroducliony  S  <L 


PAR  M.  L.  BAUTAIN. 


137 


<  l'archétype  de  toute  beauté  plane  con- 
(  stamment  devant  lui,  à  savoir,  la  Sa- 
ï  gesse  elle-même  se  réfléchissant  plus 
«  ou  moins  purement ,  quoiqu'à  son 
<i  insu,  dans  son  miroir  intérieur  ou  dans 
i  son  entendement.  » 

C'est  là  l'objet  suprême  vers  lequel  tout 
homme  est  poussé.  La  marche  de  la  vie  et 
le  progrès  de  l'homme  consistent  à  se  dé- 
gager de  tout  autre  objet,  de  toute  autre 
forme,  pour  arriver  au  terme  légitime  de 
l'espérance  humaine. 

Sans  parler  des  créatures  individuelles 
et  des  biens  accidentels  auxquels  le  cœur 
de  l'homme  peut  s'élever,  le  premier 
objet  général  auquel  l'homme  se  trouve 
attaché  quand  il  nait  à  la  vie ,  c'est  le 
monde  physique.  L'homme  y  vit  physi- 
quement et  s'en  nourrit.  {$  21.) 

Le  monde  physique  peut  devenir  objet 
philosophique.  De  là  le  a  sensualisme  _, 
tf  VépicurismCj  le  matérialisme  et  toutes 
«  ces  doctrines  ignobles  et  superficielles 

<  qui  tendent  à  retenir  ou  à  ravaler 
€  l'homme  au  niveau  de  l'animal,  qui  ont 

<  leur  base  dans  la  concupiscence  de  la 
i  chair j  et  leur  terme  dans  la  matière.  i> 
(§22.) 

Mais  l'homme ,  par  le  développement 
des  facultés  de  l'esprit  et  l'influence  de  la 
parole,  s'élève  ordinairement  au-dessus 
du  monde  matériel,  cesse  de  s'identifier 
à  lui,  et  s'en  dégage  assez  pour  le  voir  à 
distance  dans  sa  forme  et  dans  sa  beauté. 
Cela  même  est  le  second  objet  général 
auquel  chaque  homme  s'attache  dans  ses 
années  d'adolescence  ;  c'est  le  second  de- 
gré du  développement  ;  c'est  l'âge  de  la 
poésie  j  de  Vesthétiquc,  de  l'imagination  ; 
c  l'objet,  c'est  la  figure  du  monde,  la 
«  nature  vue  en  spectacle.  > 

Ce  spectacle  de  la  nature  peut  devenir 
objet  philosophique,  et  donne  lieu  à  une 
philosophie  d'imagination,  comme  le 
monde  physique,  aimé  pour  sa  sub- 
stance, donne  lieu  à  une  philosophie  des 
sens.  Ce  degré  philosophique  a  son  fon- 
dement dans  le  besoin  de  f l'homme  de 
voir,  de  contempler  et  d'admirer  la  belle 
nature ,  dans  la  concupiscence  des  yeux. 
•(§2.1.) 

Après  cette  période  ,  la  raison  prend  le 
dessus;  «elle  arrête  la  fougue  de  Tima- 
<  gination  ,  elle  en  lompèrc  le  feu  cl  l'é- 
i  clal;  les  images  loui-à  l'heure  si  scdui- 


€  santés  se  décolorent,    le  désenchanle- 

<  ment  commence,  et  h  peine  l'homme 
c  a-t-il  prêté  une  oreille  attentive  aux 
i  dictées  de  la  raison  qu'il  acquiert  la 

<  conscience  d'un  besoin  nouveau,  plus 
c  noble  et  plus   général  que  les  précé- 

<  dens,  le  besoin  de  l'ordre,  de  la  jus- 
«  tice,  du  beau  moral.  Enfant,  le  sens 

<  des  saveurs,   le  goût  et  le  besoin  de 

<  l'alimentation  physique  dominaient  en 
«  lui;  adolescent,  c'était  le  sens  de  la 
«  vue,  de  la  lumière,  le  besoin  d'images, 

<  de  tableaux,  de  spectacles.  >  L'objet 
auquel  l'esprit  de  l'homme  s'attache 
alors ,  c'est  la  loi^  la  loi  soit  dans  la  na- 
ture, soit  dans  l'ordre  social,  soit  dans 
l'exercice  de  la  raison  et  de  la  parole.  La 
logique ,  l'art  de  la  parole ,  le  droit  so- 
cial, les  préoccupations  politiques  ex- 
clusives, la  science  des  lois  de  la  nature 
répondent  à  ce  degré.  (§  25  et  26.) 

La  loi  et  la  raison  deviennent  objet 
philosophique  ;  c'est  le  degré  du  ratio- 
nalisme.  Dans  ce  degré ,  l'homme  se  con- 
temple opiniâtrement  lui-même ,  et  le 
danger  de  ce  degré ,  c'est  que  «  la  raison 
c  se  persuade  qu'elle  porte  en  elle  la 
(  majeure  absolue,  le  principe  universel 

<  de  la  science,  le  critérium  de  la  vérité, 
€  qu'elle  peut  remonter  par  induction 
(  jusqu'à   l'origine   des   choses,  ou  dé- 

<  duire  de  ses  notions  pures ,  comme  elle 
i  les   appelle,    une   métaphysique  cer- 

<  taine,  une  morale  catégorique,  qu'elle 
«  peut  être  à  elle-même  sa  lumière  et  sa 
i  loi,  se  diriger  par  sa  propre  force  dans 
c  les  voies  de  la  vie,  et  n'obéir  qu'à  elle  ; 
(  philosophie  stérile,  produit  de  la  con- 
«  centration  de  la  volonté  et  de  l'exalla- 
i  tion  de  l'esprit ,  fruit  éphémère  de  Vor- 
i  gucil  de  la  vie.  >  (ii  28.) 

Il  est  à  remarquer  que  beaucoup 
d'hommes  s'arrêtent  au  premier  degré  du 
développement  et  au  premier  objet,  le 
monde  physique. 

D'autres  s'arrêtent  au  second  degré, 
au  second  objet,  à  la  nature  vue  en  spec- 
tacle. 

D'autres  enfin  au  troisième  degré,  ce- 
lui de  la  raison  se  posant  dans  la  loi  lo- 
gique, naturelle  et  sociale,  telle  que  ce 
monde  la  comporte,  telle  qu'elle  est  dans 
la  sphère  de  l'espace  et  du  temps. 

Tant  d'houinn's  s'arrêtent  à  ces  pre- 
miers degrés  que  l'existence  d'un  degré 


138 


PSYCHOLOGIE  E\^[^^\lME^TALE, 


suprriour  tic  (li'vnloppCinenl  n'est  ni  g<^- 
ncraUMiicnt  connue  ni  vulf:jairenient  ad- 
mise. 

Et  crjM'iid.nil  il  est  certain  que  <  l'exer- 

<  cicc   Iff^'ilinie    de   l.i    raison    dans    ia 

<  splière  de  l'espace  et  du  temps  conduit 
(  l'Iioiunie  au  pressentiment  de  quelque 
(  cliose  d'absolu,    d'universel,  qui  doit 

<  faire  ia  base  de  ce  qui   est  relalii  et 

<  continrent.  Ce  pressentiment  naît  dans 

<  son  Ame  quand  la   vérité  l'a  touché  de 

<  son  rayon  divin,  et  alors  le  besoin  de 

<  connaître  se  fait  sentir  ;  alors  aussi  il 
i  lui  faut  des  objets  plus  purs,  plus  no- 
i  blés  et   plus  vrais  que  tout  ce  qu'il  a 

<  connu  jusque  là.  Le  pressentiment  de 
«  la  vérité  lui  donne  une  sorte  de  foi  va- 
«  ^ue  en  l'existence  d'un  monde  supé- 
(  rieur  à  celui   où  il   vit   actuellement, 

<  dun    monde    où    doivent    régner   la 

<  beauté,  la  vérité,  le  bien.  Quel  homme 
i  n'a  pas  trouvé  parfois  dans  son  inté- 
i  rieur,  à  des  époques  sérieuses  et  en 
(  certains    momens   de   recueillement, 

<  les  traces  de  ce  mystérieux  pressen- 
i  tinicnt  et  de  celte  foi  obscure  ?  > 
(5  30.) 

Si  l'homme  éprouve  alors  un  besoin 
intime  auquel  rien  de  périssable,  rien 
de  terrestre  ne  répond,  s'il  a  foi  en  la 
vérité  d'un  monde  supérieur  et  en  la  pos- 
sibilité de  le  connaître  ,  il  faut  admettre 
une  philosophie  qui  corresponde  à  ce 
besoin;  et  l'objet  de  cette  philosophie, 
c'est  la  Sagesse  éternelle,  manifestée 
dans  le  monde  des  intelligences.  (j3I.) 

Mais  ce  degré  que  l'homme  pressent  en 
vertu  de  sa  nature  ,  il  ne  l'atteint  pas  en 
effet  par  lui-même  ou  par  le  cours  natu- 
rel de  son  développement;  l'iaton  l'a 
pressenti  sans  en  atteindre  la  substance. 
L'intelligence  humaine  agissant  parelle- 
m<^me  et  en  tlehors  du  Christianisme, 
s'arrête  h  cet  égard  dans  \es/>ir/tualLsnic, 
Vide  (dis  me,  le  pdtUhcLsnie,  pris  dans  son 
meilleur  sens;  mais  ces  doctrines  qui 
élèvent  l'homme  en  science  spéculative, 
I   le  laissent  dans  l'ignorance  d»'  sa  na- 

<  Inre  foncière  et  de  sa  position  préî- 
«  sente ,  dans  l'ignorance;  de  son  origine, 
c  de  sa  loi ,  de  sa  fin  et  des  moyens  de 

<  l'atteindre.  »  (,3L) 

<  Il  faut  donc  une  doctrine  plus  élevée 
«  et  plus  profonde,  plus  vaste  et  plus 
«  complète  que  telle  dont  nous  venons 


de  parler;  une  doctrine  qui  révèle  à 
l'homme  les  mystères  de  l'Iioiume,  qui 
lui  dise  d'où  il  est  et  ce  qu'il  est  dans 
la  hiérarchie  des  êtres,  dans  l'ordre 
des  existences,  d'où  viennent  les  con- 
tradictions qui  le  divisent  en  lui  même; 
une  doctrine  qui  lui  montre  la  voie 
unique  par  laquelle  il  peut  avancer,  se 
perfectionner,  arriver  à  la  science  de 
la  vérité,  et  par  elle  A  la  vraie  liberté, 
à  la  paix  véritable,  à  la  vie  foncière, 
garant  de  l'immortalité;  une  doctrine 
qui  lui  découvre  les  obstacles  qui  s'op- 
posent à  son  progrès,  les  ressources 
qu'il  porte  en  lui,  et  les  moyens  qui  lui 
sont  offerts  du  dehors  pour  les  sur- 
monter. Or  cette  doctrine  par  excel- 
lence, enseignant  les  plus  hautes  vé- 
rités dont  l'homme  est  capable  en  ce 
monde,  l'initiant  aux  mystères  divins 
par  la  vertu  de  la  parole  divine,  c'est 
celle  du  Christianisme,  par  laquelle  le 
philosophe  devient  en  toute  vérité  dis- 
ciple de  la  Sagesse.)  (532.) 
Ici,  «l'objet,  c'est  la  Sagesse  suprême 
et  ses  lois;  non  plus  la  sagesse  de  la 
chair  ou  des  sens  ,  la  sagesse  de  la  pen- 
sée ou  de  l'esprit  propre ,  la  sagesse  du 
siècle,  du  monde  ou  du  temps,  la  sa- 
gesse humaine  enfin,  mais  la  sagesse 
divine,  idéale  et  prototype  de  toute 
sagesse,  beauté  universelle,  mère  et 
modèle  de  toute  beauté  particulière, 
source  de  toutes  vertus,  et  qui.  à  tous 
les  degrés  du  développement  spirituel 
de  l'homme,  est  toujours,  qu'il  le  sa- 
che ou  qu'il  l'ignore,  l'objet  de  son 
amour  et  le  but  de  ses  recherches  ;  car 
c'est  elle ,  cette  sagesse  originale  et 
primitive,  qui  fait  la  beauté  du  monde 
et  de  la  nature,  la  justice  des  actions 
morales  et  des  lois,  la  vérité  de  l'idée 
et  de  la  science ,  la  beauté  de  la  vertu 
et  de  l'amour  :  c'est  la  îMona.^  des 
déistes,  la  Dias  dvî  l'idéaliste,  la  So- 
j)/iia  des  Grecs,  la  Schwadah  des  In- 
diens, la  Chochtnah  des  Hébreux,  la 
raison  universelle  des  modernes.  » 
{i  33.) 

Cette  idée,  entrevue  par  Platon,  ex- 
posée plus  ou  moins  heureusement  par 
le  néo-platonisme  aidé  des  écritures 
chrétiennes,  très  répandue  dans  la  phi- 
losophie indienne  .  est  développée  pure- 
ment par  nos  livres  sapientiaux,  et  vil 


PAR  M.  L.  BAUTAIN. 


139 


dans  toute  sa  force  et  toute  sa  vérité  dans 
la  tradition  catholique   1). 

On  lit  dans  l'Ecclésiastique  ces  paroles 
fondamentales  :  <  Le  Verbe  de  Dieu  au 
i  plus  haut  des  cieux  est  la  source  de  la 
c  sagesse C'est  le  Très-Haut,  le  Dieu 

<  souveraindominateurquiTa  crééedans 
«  le  Saint-Esprit,  qui  l'a  vue.  qui  l'a 
I  nombrée  et  mesurée,  et  qui  l'a  répan- 
(  due  sur  ses  ouvrages  (2\  » 

«  Remarquons  que  le  texte  sacré 
c  nomme  le  Souverain  dominateur,  son 

<  Verbe  et  l'Esprit ,  comme  auteur  de  la 
c  sagesse,  et  la  sagesse  est  posée  comme 
c  une  existence  objective  en  face  de  son 
I  créateur  ;3).  > 

C'est  là  le  sens  du  long  et  remarquable 
commentaire  de  saint  Augustin,  dont 
nous  n'avons  cité  qu'une  partie  (4\ 

«  Cette  sagesse,  objet  de  l'amour  du 
i  vrai  philosophe,  serait  donc  l'effet  pri- 
i  mitif,  pur  et  universel  de  la  raanifesla- 
«  tion  de  Dieu  extra  se  ;  c'est  elle  que 
*  saint  Paul  désigne  quand  il  dit  que  ce 

<  qui  était  invisible  en  Dieu  est  devenu 
c  visible  depuis  la  création  du  monde. 
«  Ce  n'est  point  l'Être-Dieu  ,  la  substance 
i  Dieu,  Dieu  dans  son  absolue  st-iu-,  qui 
«  serait  devenu  visible  par  la  création  ; 
c  c'est  Vidée  divine  posée  par  la  puis- 
(  sance  divine,  qui  est  devenue  visible  à 
(  toute    créature    intelligente,    faisant 

<  partie  intégrante  de  l'univers  (5).  » 
C'est  là  <  l'idée  vraiment  philosophique 
i  et  mère  de  la  science ,  puisque  son 
i  idéal ,  ou  la  sagesse ,  renferme  tout  ob- 
c  jet  de  science.  » 

Résumons  ce  qui  précède,  et  con- 
cluons tout  ce  travail. 

Le  principe  de  la  philosophie,  c'est 
l'amour.  Sans  amour  pratique  et  vivant, 

(1)  Voyez  la  noleô,  p.  4o. 

(2)  Ecdéi.,  ch.  1,  Y.  3,  9,  10. 

(3)  P*yc*.,p.  49. 

(4)  Médit.,  ch.  xviii ,  iix  ,  xx. 

(5)  Ftych.,f.  .SO. 


la  science  n'est  plus  qu'une  science  de 
tête,  vide  de  substance  et  d'âme,  et 
fausse  par  cela  même. 

L'objet  de  cet  amour,  le  but  ou  terme 
philosophique,  c'est  la  sagesse,  idée  di- 
vine, universelle,  intermédiaire  entre 
l'esprit  de  l'homme  et  Dieu. 

Dans  cet  objet  ou  forme  universelle, 
toutes  les  intelligences  des  hommes 
pourront  s'unir,  se  pénétrer  comme  elles 
seront  pénétrées  de  Dieu;  c'est  là  le  but 
suprême  que  poursuit  en  ce  monde  l'a- 
mour de  la  sagesse  ,  et  qu'il  atteint  dans 
l'éternité. 

La  science  philosophique  ainsi  conçue 
est  le  reflet  du  culte  catholique,  tel  qu'il 
est  pratiqué  par  les  moindres  fidèles. 

Le  panthéisme  moderne  ,  dont  le  prin- 
cipe d'erreur  consiste  à  méconnaître  l'i- 
dée de  la  Sagesse  créée,  idée  de  Dieu  qui 
n'est  pas  Dieu ,  s'est  développé ,  chose  re- 
marquable ,  au  milieu  des  peuples  chré- 
tiens qui  ne  reconnaissent  pas  l'Église  , 
épouse  de  Dieu^  il  a  germé  parmi  les 
peuples  séparés  qui,  de  propos  délibéré, 
refusent  de  penser  à  3Iarie,  épouse  de 
l'Esprit  saint.  C'est  rejeter  l'élément 
passif,  t  lumen  illuminaturn  (l),  i  et  c'est 
absorber  tout  en  Dieu. 

Aussi,  c'est  par  l'Église  et  sa  vertu, 
c'est  par  Marie  et  son  intercession  vi- 
vante, c'est  par  le  grand  mystère  que 
représente  la  Vierge  ,  mère  de  l'Homnie- 
Dieu ,  que  la  philosophie  chrétienne 
triomphera. 

L'abbé  A.  G. 

1)  s.  Aug.,  JfedK.jCh.  xix. 

P.  S.  Nous  répétons  à  la  fin  de  rel  arUcle  ce  que 
nous  avons  déjà  dit  on  insérant  le  premier  ariicle 
de  M.  Tabbé  G.,  c'c*t  que  ce  sonl  ici  ses  opinions 
personnelles  et  non  en  tout  celles  des  directeurs  de 
VI  niv*'riHé.  Il  nous  a  paru  que  nos  abonnes  seraient 
bien  aises  de  Toir  la  doctrine  de  M.  Bautain ,  qui  a 
eu  du  relcDlissement,  exprimée  par  on  de  ses  dis- 
ciple». 


110 


UTlLITt:  DES  LEGl:^DES  l'OPULAlIlE.S. 


UÏILlTi:  DES  Li:(.EM)ES  POPULAIRES. 

LES  MES  DES  SAIMS  DE  LA  IU;i:TA(;NE-AKM()KIQLE  D'ALBEin-LE-GRAM» 

ET  DE  DOM  LOIJLNEAIJ, 

iiocdilccs  par  M.  Mior.vc  de  KIiRDA^LT  (1)  et  par  Tabbc  Tkesvaux  (2). 


1. 


La  science  et  la  litlérature  se  préoc- 
cupent beaucoup  de  la  Bretagne  depuis 
quelques  années;  elles  fouilleront  encore 
long-temps  dans  son  vieux  sol  sans  en 
épuiser  la  mine  féconde.  La  lîretagne  a 
SCS  philologues  qui  sondent  les  mystères 
de  sa  langue  celtique  ,  ses  antiquaires  qui 
explorent  ses  ruines  druidiques  et  chré- 
tiennes, ses  peintres  qui  reproduisent 
ses  sites  et  ses  costumes  varies;  de  jeu- 
nes poètes  révèlent  la  poésie  de  ses  lan- 
diers  et  de  ses  grèves,  Turquety  celle  de 
sa  foi.  Dans  cette  préoccupation  géné- 
rale, on  semblait  oublier  ce  qui  devait, 
ce  semble,  attirer  tout  d'abord  l'atten- 
lion,  les  légendes  écloses  sur  cette  terre 
religieuse.  M.  "Miorac  de  Kerdanet  et 
TabbéTresvaux  réparent  cette  lacune  en 
publiant,  l'un  les  Vies  des  Saints  de  la 
Bretagne-  \rniorique  d'Albert-le-Grand , 
l'autre  le  même  sujet  traité  par  dom  Lo- 
hineau. 

Albert-le-CVrand  rapporte  les  légendes 
breloinies  telles  qu'il  les  a  recueillies; 
professant  un  grand  respect  j)0ur  la  tra- 
dition, il  ne  l'altère  jamais  dans  son  œu- 
vre qui  en  est  un  reflet  fidèle;  son  style, 
(l'une  gracieuse  naïveté,  convient  mer- 
veilleusement à  la  tAche  qu'il  s'impose; 
M.  de  Kerdanet  a  pu  le  surnommer  avec 
vérité  le  Lafontaine  de  la  légende.  Cette 
naïveté  pieuse  a  souvent  quelque  chose 
de  touchant,  comme,  par  exemple,  lors- 
que réclamant  une  prière  jiour  prix  de 
ses  veilles,  il  termine  ainsi  la  préface  de 
son  livre  ;  «Adieu,    ami   lecteur,   priez 


pour  moi.  >  M.  de  Kerdanet  vient  de  réé- 
diter cet  ouvrage,  sans  y  rien  changer, 
mais  en  renrichissant  de  notes  et  d'ob- 
servations savantes  qui  complètent  et 
rectifient  le  texte  d'Albert  le-drand  ; 
elles  expliquent  la  légende  par  Thisloire, 
mais  elles  prouvent  aussi  que  l'histoire 
peut  puiser  dans  la  légende  de  précieux 
documens  dont  elle  n'a  pas  encore  assez 
songé  à  s'enrichir,  et  elles  présentent 
ainsi ,  sous  le  point  de  vue  de  l'utilité  de 
la  légende,  un  aperçu  en  partie  neuf  et 
fécond.  Ainsi,  par  exemple,  la  légende 
bretonne  qui  met  souvent  en  scène  le  roi 
Arthur  pourrait  offrir  des  éclaircisse- 
mens  à  la  question  aujourd'hui  débattue 
des  origines  des  romans  de  la  Table- 
Ronde.  L'abbé  Tresvaux  n'a  pas  travaillé 
dans  le  même  sens  que  M.  de  Kerdanet, 
Voulant  faire  de  la  Vie  des  Saints  de 
Bretagne  un  ouvrage  exclusivement  de 
piété ,  il  a  dû  nécessairement  se  préoccu- 
per davantage  des  vertus  des  Saints  que 
des  légendes  qui  .s'y  rapportent  ;  son  livre 
renferme  plusieurs  vies  nouvelles.  Par  un 
laborieux  travail  il  a  refondu  complète» 
ment  l'œuvre  de  dom  Lobineau,  lui  a 
donné  un  caractère  tranché  en  y  mêlant 
des  méditations  élevées  et  édifiantes. 
Dom  Lobineau  écrit  au  dix-huitième  siè- 
cle, dominé  par  ce  froid  esprit  de  criti- 
(jue  qui  franchissait  alors  jusqu'au  seuil 
des  couvens  ;  il  se  pose  à  un  point  de  vue 
tout  autre  que  celui  d'Albert-le-Grand; 
il  modifie  et  supprime  à  sa  guise,  en  les 
déclarant  plus  nuisibles  qu'utiles,  les  lé- 
gendes traditionnelles  que  ce  dernier 
rapporte  fidèlement  en   en   proclamant 


(1)  Les  Virt  des  Saints  de  la  Bielagne-Àrmori(jHC  ,  par  Alberl-Ie-(irand  ,  ayec  des  noies  el  observa- 
tioDs  historiques  el  critiques ,  par  M.  Miorac  de  Kerdanet.  Chez  Isidore  Pesron  ,  rue  Pavée-Saint-André- 
des-Arts,  iô. 

(2)  Les  Viri  drt  Snin(x  de  Brelngne  et  des.  Prr.^^nnnet  d^iine  rminenic  pirlr  qui  ont  vécu  dam  cette 
province  y  par  dom  Lolmicau  ;  revues  et  auguicntéis  par  l'abbé  Trcsiaux.  thci  MOqui[jnon  junior,  rue 
de&  (jrdndà-.^uguslJQS ,  U ,  (>  ^ol.  m  o"  j  prix  ;  50  fr. 


UTILITÉ  DES  LÉGENDES  POPULAIRES. 


Ui 


Putilité.  Cest  un  mal,  selon  nous,  que 
cette  tendance  critique  destructive  des 
traditions  populaires.  Comme  Albert-le- 
Grand,  nous  croyons  à  l'utilité  de  la  lé- 
gende; nous  ajouterons  ici  quelques 
exemples  et  quelques  observations  en  fa- 
veur de  cette  vérité  encore  contestée  de 
nos  jours. 

Du  reste,  l'opinion  publique  s'est  de- 
puis quelque  temps  singulièrement  mo- 
difiée sur  ce  point  :  il  y  a  peu  d'années, 
la  légende  était  une  superstition ,  aujour- 
d'hui elle  est  une  poésie  ;  la  sanction  pu- 
blique tend  à  faire  encore  un  pas,  à  l'ad- 
mettre comme  une  utilité.  Le  succès  de 
la  p^ie  de  sainte  Elisabeth  de  Hongrie , 
par  le  comte  de  Monlalembert ,  a  surtout 
contribué    à  réhabiliter   la   légende  en 
France,    à  la   faire   considérer   comme 
l'une  des  branches  de  la  poésie.  C'est  une 
poésie  en  effet  ;  au  moyen  âge  c'était  à 
peu  près  la  seule  ;  à  son  état  primitif  elle 
était  la  littérature  du  peuple,  agrandie 
aux  dimensions  du  roman  épique,  celle 
des  classes  élevées.  Une  autre  littérature 
est  venue  remplacer  celle-là    pour   les 
hautes  classes;  mais  il  n'a  pas  surgi  éga- 
lement une   nouvelle   littérature   popu- 
laire, à  moins  que  l'on  ne  veuille  appe- 
ler de  ce  nom  les  romans  de  corps-de- 
garde  ou  la  poésie  d'almanach.  Pourquoi 
donc    vouloir   étouffer  l'antique  poésie 
légendaire  au  sein  des   populations  oii 
elle  subsiste  encore?  Les  affections  déli- 
cates du  cœur,  le  sentiment  en  un  mot, 
fleur  mystérieuse  qui   demande  le  plus 
souvent  pour  éclore  la  lumière  de  l'édu- 
cation, est  généralement  peu  développé 
chez  les  classes  inférieures  ;  en  revanche, 
l'imagination  l'est  à  un  haut  degré,  elle 
réclame  un  aliment,  c'est  la  faculté  do- 
minante du  peuple.  Aussi   c'est  par  elle 
que  les  idées  ont  le  plus  de  prise  sur  son 
esprit.  Voilà  pourquoi  une  littérature  est 
pour   lui   un   besoin  ,  voilà  pourquoi  la 
poésie  légendaire  a  été  et  peut  ôlre  en- 
core pour  lui  d'une  utilité  immense.  On 
n'a  pas  encore  assez  calculé  toute  la  por- 
tée du  rôle  rempli  par  la  légende  dans  la 
régénération  spirilualiste  du  monde  nou- 
veau; l'ensemble  des  légendes  nées  sur 
tous  les  points  de  la  chrétietilé  formerait 
le  poème  complet  du  catholicisme;    il 
n'est   peut-être  pas  une  seule  des  plus 
hautes  ventes  chrétiennes ,  de  ces  vérités 


métaphysiques  et  spiritualistes  d'un  dif- 
ficile accès  même  pour  les  intelligences 
élevées,  qui  n'ait  revêtu  la  forme  à  la 
fois  merveilleuse  et  simple  de  la  légende. 
Apportant  sous  son  vêtement  féerique 
ces  idées  régénératrices,  la  légende  s'as- 
seyait avec  elles  au  foyer  du  pauvre  ;  en 
séduisant  son  imagination,  elle  faisait 
descendre  à  son  insu  des  vérités  dans  son 
cœur,  et  chaque  apparition  de  l'ange  aux 
merveilleux  récits  y  laissait  après  lui, 
comme  font ,  dit-on ,  les  esprits  célestes  , 
une  trace  lumineuse  qui  éclairait  les  ac- 
tions de  sa  vie. 

Dieu  nous  garde  d'avoir  tendance  h  ad- 
mettre cette  opinion  d'oulre-Rhin,  qui 
transforme  en  mythes  les  miracles.  IMais 
cette  erreur,  comme  tant  d'autres,  a  pour 
base  une  vérité  ;  les  miracles  sont  le  plus 
souvent  des  faits  symboliques.  Ainsi,  par 
exemple,  le  fait  de  la  résurrection  du 
Christ  a  pour  sens  caché  la  résurrection 
de  l'âme  à  la  grâce.  En  niant  le  fait  du 
miracle  et  en  laissant  subsister  le  sym- 
bole, on  est  arrivé  à  en  faire  un  mytlie  , 
erreur  qui  n'est  qu'une  vérité  incom- 
plète. Comme  le  dit  Bossuet.  <  Dieu  est 
le  maître  de  disposer  de  ses  créatures, 
soit  pour  les  tenir  sujettes  aux  lois  géné- 
rales qu'il  a  établies,  soit  pour  leur  en 
donner  d'autres  quand  il  juge  qu'il  est 
nécessaire  de  réveiller  par  quelque  coup 
surprenant  le  genre  humain  endormi.  » 
Aussi,  selon  l'observation  de  îM.de  Ker- 
danet,  des  miracles  ont  pu  être  utiles  en 
Bretagne  ,  comme  ils  l'ont  été  dans  toutes 
les  autres  régions  ,  pour  convertir  le  peu- 
ple à  la  foi,  et  ensuite  pour  l'y  mainte- 
nir. Mais  parce  qu'il  est  impossible  de 
démêler  dans  les  légendes  le  vrai  du 
faux,  doit-on  pour  cela  les  supprimer 7 
iSon  ,  sans  doute.  Les  miracles  étant  faits 
et  symboles  sont  à  la  fois  une  manifesta- 
tion de  la  puissance  divine  et  un  ensei- 
gnement; d'où  il  résulte  que  eeu\  que 
rapportent  les  légendes,  lors  même  qu'ils 
ne  sont  pas  un  fait  réel,  sont  encore 
souvent  un  enseignement  utile.  Aussi 
Gerson  disait-il  au  concile  de  Constance  : 
i  L'Église  recjoit  toutes  ces  choses  et  per- 
met de  les  lire,  non  qu'elle  détermine 
(ju'il  soit  de  nécessité  de  salut  de  les 
cioire,  mais  parce  qu'elles  sont  utiles 
pour  inspirer  des  seutiuu'us  de  piété  et 
pour  Cdilier  les  fidèles.  »  C'est  à  ce  point 


f13 


UTILITÉ  DKS  LÉC.ENDES  POPULaIUKS. 


tl»^  vue  d'iililiit'  (jnr  nous  nous  arriMcrons 
plus  particiilM^rrnuMïl  clans  ces  qiiohjue.s 
mois  sur  Ifls  IcjçtMules  biotoniies,  dont 
les  bizarreries  font  souvent  sourire  ceux 
qui  n'en  p(''nèhenl  pas  le  sens  caclu'r. 
Ui^unir  ici  les  léj^endes  les  plus  saillantes 
<|ue  renferme  la  province,  c«^  ne  serait 
pas  donner  une  idée  juste  de  la  ^,'énéra- 
lilt^  des  légendes  qu'elle  contient;  pour 
plus  d'inipartialilé.  nous  nous  ])ornerons 
h  donner  queU|iu's  unes  de  celles  que 
renferme,  dans  un  rayon  d'une  lieue,  le 
coin  do  terre  que  nous  habitons.  C'est 
assez  dire  que  nous  choisissons  au  ha- 
sard les  premières  qui  nous  tombent 
sous  la  main  ;  penl  être  suniront-elles 
pour  inspirer  à  quelques  étrangers  le  dé- 
sir de  lire  l'œuvre  de  doni  Lobineau  et 
d'Albert-le-Grand,  à  quckpies  compa- 
triotes la  pensée  d'intciroger  quelquefois 
la  mémoire  plus  savante  encore  de  nos 
vieux  conteurs  bretons. 


II. 


La  plupart  des  contrées  de  Bretagne 
possèdent  dans  quelque  vieille  chapelle 
le  tombeau  de  quelque  saint  national, 
source  féconde  d'où  la  légende  locale  ré- 
pand h  ]>leincs  mains  ses  merveilles  dans 
tons  les  alentours.  11  en  est  ainsi  dans  la 
presqu'île  de  Rhuis,  étroit  promontoire 
qui  s'avance  dans  l'Atlantique,  en  for- 
mant par  sa  cole-nord  le  golfe  du  ^lor- 
bihan.  Vers  rexlrémité  de  cette  pres- 
qu'île, que  les  vieux  chroniqueurs  nom- 
ment le  paradis  terrestre  de  la  Bretagne, 
saint  (iildas-le-Badonique  construisit  un 
monastère  au  sixième  siècle;  là,  dans 
une  église  romane  attenant  à  une  abbaye 
en  ruines.  Ton  voit  encore  aujourd'hui 
son  tombeau  et  ceux  de  trois  autres 
saints  gallois  ou  bretons.  Par  une  parti- 
cularité assez  remarquable,  ces  saints 
chrétiens  ont  pour  mausolée  des  dolmen 
druidi(piesj  il  y  a  peu  d'années,  l'on  y 
voyait  encore  le  tombeau  d'un  cin(|ui(  uie 
saint  bieton  :  mais  le  conseil  de  faijri(|ue 
jugeant  qu'il  déparait  son  église,  l'a  lait 
employer  dans  la  construction  d'une  mu- 
raille. Des  tombeaux  qui  renferment  ces 
reliques  vénérées  émanent  les  légendes 
populaires  (|ui  peuplent  eu  foulo  le 
p.«ys. 

A  peine  a-l-ou  fait  quchjucs  pur>  30us 


la  c^te  qui  borde  les  ruines  du  vieux  cou- 
vent d(î  saint  (iildas,  (jue  l'on  icnconlre 
une  source  miraculeuse  (jue  le  saint,  se- 
lon la  tradition,  lit  jaillir  sous  le  pied  de 
son  cheval  en  franchissant  d'un  bond 
l'espace  qui  sépare  le  rivage  d'une  lie 
voisine.  On  attribuait  à  celte  fontaine  la 
vcilu  de  guérir  de  plusieurs  maux,  entre 
autres  de  la  rage,  que  les  Bretons  appel- 
lent ciroug  saint  GueLLas  (mal  de  saint 
(rildas).  H  y  a  peu  d'années,  à  la  fêle  du 
saint,  on  se  rendait  processionnellement 
à  cette  fontaine ,  dont  les  eaux  depuis 
douze  siècles  ont  sans  doute  opéré  bien 
des  cures  salutaires,  ne  fut-ce  que  par 
l'action  puissante  de  l'imagination  rassu- 
rée, seul  remède  humain  à  ce  mal  terri- 
ble fréquent  sur  nos  grèves.  Le  peuple 
marchait  quelque  temps  sur  les  galets 
du  rivage,  sa  grande  voix  se  mêlait  à  la 
grande  voix  de  l'Océan;  puis,  gravissant 
les  énormes  rochers  du  Grand-Mont,  il 
parvenait  à  la  source  vénérée  qui  coule 
jusqu'à  la  mer  par  les  fissures  du  roc,  en 
faisant  naître  sur  son  passage  des  venures 
de  mousse  de  diverses  couleurs  qui  lui 
donnent  l'aspect  des  plus  beaux  mar- 
bres. Ce  pardon  n'existe  plus;  on  ne  voit 
plus  le  jour  de  saint Gildas  la  procession 
se  dérouler  sur  la  plage.  Cette  suppres- 
sion, comme  tant  d'autres  que  l'on  opère 
chaque  jour  dans  les  mœurs  antiques  de 
notre  pays,  est-elle  un  bien?  Il  ne  nous 
appartient  pas  de  le  décider;  seulement, 
nous  ferons  observer  qu'en  supprimant 
ces  coutumes ,  en  effaçant  des  mœurs 
bretonnes  leur  poésie,  on  supprime 
quelque  chose  de  bien  plus  important 
encore,  des  prières.  Ces  coutumes,  il  est 
vrai ,  ne  sont  pas  toutes  fondées  sur  des 
faits  réels;  mais  la  plupart  s'appuient 
sur  des  faits  possibles,  et  toutes  publient 
une  grande  et  salutaire  idée,  la  plus  mo- 
ralisante que  l'on  puisse  jeter  au  sein  des 
populations,  la  croyance  à  la  domination 
sur  la  nature  dont  l'homme  s'investit  par 
la  sainteté. 

rius  loin,  sur  la  même  côte,  au  fond 
d'une  baie  sablonneuse  où  la  lame  vient 
mourir  sans  obstacle,  un  vieux  château 
élève  ses  six  tours  démantelées;  là  vit 
encore  le  souvenir  de  saint  (îildas,  et  la 
h'gende  fait  un  enseignement  de  ces  rui- 
ms  en  y  plaeant  la  scène  d'une  histoire 
Iraditlonncllc  tout-à-lail  analogue  à  celle 


UTILITÉ  DES  LÉGEISDES  POPULAIRES. 


143 


de  Barbe  bleue.  Peut-être  ne  lira-t-on  pas 
sans  quelque  intérêt  la  légende  qui  sans 
cloute  a  donné  naissance  au  conte;  on 
sait  quelle  influence  les  récits  populaires 
de  la  Bretagne-Armorique  ont  exercé  sur 
les  idées  du  moyen  âge,  qui  leur  a  em- 
prunté le  sujet  de  son  plus  beau  cycle 
épique. 

III. 

Le  comte  Comorre  s'était  épris  d'une 
iriolente  passion  pour  Triline,  princesse 
d'une  merveilleuse  beauté,  fille  de  Gué- 
rok,  comte  de  Vannes.  Mais  sa  réputa- 
tion de  cruauté  semblait  être  un  invinci- 
ble obstacle  à  cette  union;  il  avait  déjà 
contracté  plusieurs  alliances  illustres .  et 
personne  n'ignorait  qu'il  égorgeait  ses 
femmes  dès  qu'il  les  savait  enceintes. 
Comorre  employa  Pcntremise  de  saint 
Gildas,  qui,  dans  Pespoir  d'éteindre  la 
guerre  qui  divisait  les  deux  princes,  lui 
obtint  la  main  de  Trifine,  en  répondant 
au  père ,  au  nom  du  ciel,  de  la  vi?  de  sa 
fille,  f  Cependant,   dit  Albert-le-Grand, 

<  se  firent  les  préparatifs  des  noces.  Co- 
f  morre  se  rendit  à  Vannes,  et  épousa  «;a 
i  dame  dans  le  chasteau  de  Vannes,  et 

<  l'emmena  avec  soy  dans  ses  terres  (1) , 
i  la  traitant  assez  respectueusement  jus- 

<  qu'à  ce  qu'il  sentit  qu'elle  fust  grosse; 

<  car  alors  il  commença  de  la  regarder 
i  de  travers.  Ce  qu'apercevant  la  pauvre 

<  dame,  et  craignant  la  fureur  de  ce 
i  cruel  meurtrier,  résolut  de  se  retii-rr  h 
i  Vannes,  vers  son  père,  pour  y  accou- 
«  cher,  et  puis  après  s'estre  délivrée  de 
I  son  fruit  s'en  revenir   vers  son  mary. 

<  Cette  résolution  prise,  elle  lit  d'un 
I  bon  matin  équiper  sa  haquenée,  et 
i  avec  peu  de  train  sortit  avant  jour  du 
«  chasteau,  et  tira  le  grand  galop  vers 
«  Vannes.  Le  comte,  à  son  réveil,  ne  la 
«  trouvant  pas  près  de  soy,  l'appelle,  et 

<  la  fait  chercher  partout;  mais  ne  se 
«  pouvant  trouver,  il  se  doute  de   l'af- 

<  faire  ,  se  lève  ,  s'acouslre  pronte- 
t  ment,  prend  la  botte  ,  monte  à  cheval, 

(1)  La  légende  ne  dési{;nc  pas  lo  cbàloau  de  Co- 
morre,  mais  semble  le  placer  ailleurs  que  dans  la 
presqu'ilo  de  Rhuis.  I.cs  gens  dupa)?  >oyant  sous 
leurs  yeux  los  ruines  d'un  chàlcau  féodal .  ont  cru 
naturellement  qu'il  atait  été  le  théâtre  de  celte  lé- 
gende. Je  rapporte  la  croyance  populaire. 


la  suit  à  pointe  d'ospron  ,  et  enfin  l'at- 
irape  à  l'entrée  d'un  manoir,  hors  les 
faubourgs  de  Vannes.  Elle,  se  voyant 
découverte ,  descend  de  sa  haquenée, 
et .  toute  éperdue  de  crainte .  se  va  ca- 
cher parmy  les  halliers,  en  un  petit 
bocage,  là  auprès:  mais  son  mary  la 
chercha  si  bien  qu'il  la  trouva.  Lors 
la  pauvre  dame  se  jette  à  genoux  de- 
vant luy.  les  maina  levées  au  ciel,  les 
joues  baignées  de  larmes,  luy  crie 
mercy;  mais  le  cruel  bourreau  ne  tint 
compte  de  ses  larmes,  l'empoigne  par 
les  cheveux,  luy  desserre  un  grand 
coup  d'épée  sur  le  col ,  et  lui  avasie  la 
teste  de  dessus  les  espaules,  et,  lais- 
sant le  corps  sur  la  place,  s'en  re- 
tourne chez  soy. 

c  Le  triste  père,  tout  éploré,  alla  voir 
le  corps  de  sa  chère  fille,  lequel  il  lit 
apporter  en  ville,  et  le  garder  couché 
sur  un  lict  funèbre  dressé  en  ia  grande 
salle  du  chasteau  de  la  flotte,  défen- 
dant de  Penterrer  jusqu'à  son  retour. 
11  prit  la  poste,  se  jeta  aux  pieds  de 
saint  Gildas,  luy  raconta  toute  Paffaire 
comme  elle  estoit  advenue,  et  le 
somma  de  luy  tenir  promesse  luy  ren- 
dant sa  fille  en  vie.  Saint  Gildas  le 
consola,  luy  promit  de  recommander 
celle  affaire  aux  prières  de  ses  reli- 
gieux: puis,  ayant  pris  sa  réfection, 
partirent  de  compagnie  tirant  vers 
Vannes.  Mais  avant  que  d'y  arriver, 
saint  Gildas  s'escarla  vers  le  cliaste.iu 
où  denieuroit  Comorre,  lequel  avoit 
fait  lever  les  ponts  et  baissé  toutes  les 
portes,  se  doutant  bien  que  le  saint 
abbé  viendroit  le  reprendre  de  sa 
cruauté  et  perfidie.  Le  saint  »»stant  ar- 
rivé au  bord  du  fossez.  conunençi  à 
crier  à  la  sentinelle  et  demander  en- 
trée: mais  le  guet  avoit  ordre  de  ne 
rien  répondre.  Ce  que  voyant  le  saint 
abbé,  et  qu'il  ne  gaignoil  rien,  il  lil 
une  promenade  tout  à  l'entour  du 
chasteau  par  dehors,  sur  la  contres- 
carpe des  fossez  :  puis,  les  genoux  on 
terre,  pria  Dieu  qu'il  luy  plust  cliaslicr 
la  dureté  et  obstination  de  ce  déloyal. 
Sa  prière  achevée  ,  il  prit  une  poignée 
dépoussière,  la  jeta  contre  le  chas- 
teau, lequel  tomba  tout  à  l'instant  et 
blessa  grièvement  le  comte  Comorre; 
puis  saint   Gildas    vint   retiouver   le 


in 


UTILITÉ  DIÙS  J.i:(;EiM3KS  POPULAiriRS. 


I  coiiiU"  (iiKToU.  ot  poiii  suivirent  leur 
(   chemin. 

«  Estant  anivri  \  annrs,  il  nionladans 

<  hi  salU^  où  cstoil  j;isant  h;  corps,  prùs 

<  (lu(|iicl  se  mit  à  genoux,  et  exhorta  tout 
«   le  peu[)le  la  pri^stMit  a   prier  Uieu  as- 

somhlcment  avec  luv.  La  pricre  linit;, 
il  N.ipprocha  du  cori)s,  et  prenant  la 
leste ,  la  luy  mist  sur  le  col ,  et  parlant 
i\  la  (lefuiicle,  lu\  dil  tout  haut  :  Trititie, 
au  nom  île  Dieu  loul  puissant,  Père, 
Fils  et  Saint-Esprit,  je  te  commandes 
que  tu  te  lèves  sur  bout ,  et  me  diesoù 
tu  as  esté.  A  celte  voix,  la  dame  res- 
suscita, et  dit  devant  tout  le  peuple, 
qu'après  la  séparation  de  son  ûme  d'a- 
i  vec  son  corps,  les  anges  l'avoient  ravie 

<  el  cstoient  tout  presls  de  la  placer  au 
«  paradis  parmy  les  saints;  mais  qu'aus- 
«  sitost  que  saint  ('^ildas  l'eust  appelée, 
i  son  Ame  s'cstoit  réunie  à  son  corps.  » 

L'on  voit  que  la  légende  jette  une 
teinte  mystique  sur  le  caractère  trop  mé- 
lodramatique du  conte,  et  qu'ici,  comme 
ailleurs,  elle  renferme  en  elle  plus  d'un 
enseignement  religieux.  Une  simple  invo- 
cation donnant  à  une  poignée  de  pous- 
sière la  force  de  renverser  une  forteresse, 
n'est-ce  pas  un  récit  bien  propre  à  don- 
ner l'idée  de  la  puissance  de  la  prière  au 
paysan  qui  passe  fous  ses  ruines.  —  Lon- 
geant moi-même  un  jour  les  douves  de 
cette  vieille  demeure  féodale,  un  paysan 
breton,  que  je  ne  fais  pas  intervenir  ici, 
je  vous  prie  de  ci  oire  ,  ])0ur  l'inlérèt  du 
récit,  m'apprit  une  simple  histoire  qui 
semblait  faire  une  vive  impression  sur 
lui  en  lui  rappelant  la  brièveté  de  la  vie. 
La  duchesse  Anne  .  me  disait-iî ,  voulait 
faire  paver  en  pièces  d'or  ce  château. 
En  faisant  niveler  le  terrain  à  cet  effet, 
<dle  aperçut  une  taupe  sans  mouvement, 
et  s'étonnait  beaucoup  de  ne  pouvoir  la 
réveiller.  Par  un  raffinement  de  com- 
plaisance, ses  courtisans  avaient  empê- 
ché l'idée  de  la  mort  d'arriver  jusqu'à 
elle,  pour  qu'elle  ne  vînt  pas  troubler 
son  bonheur  d'ici-bas.  Les  ouvriers  la  lui 
expliciuèrent.  Dès  lors,  renonçant  à  son 
projet,  elle  versa  dans  le  sein  des  pauvres 
l'or  qu'cMh^  voulait  employer  à  orner  sa 
demeure  d'un  jour,  alin  de  s'acquérir  un 
titre  à  celle  de  l'éternité. 

l.ncore  un  souvcîriir  avant  de  (|uilter  ce 
Mouxmaaoir.  Du  haut  du  donjon  à  moi- 


tié (h'nioli,  ou  voit  un  promontoire  par 
deL^i  la  mer.  A  l'horizon  du  golle.  vers 
son  extrémité,  est  une  chapelle  abandon- 
née que  la  distance  empêche  d'apeice- 
voir.  J.'un  des  saints  dont  les  reliques  re- 
posent dans  l'abbaye  de  saint  (.ildas,  se 
consacra  longtemps  en  ce  lieu  h  la  vie 
éiémiliciue.  On  raconte  sur  la  construc- 
tion de  celte  chapelle  des  choses  mer- 
veilleuses. Là  les  jeunes  (illes  viennent 
en  secret  prier  le  ciel  de  bénir  leurs 
amours:  par  une  coutume  bizarre,  elles 
y  apportent  des  épingles  en  offrande 
lorsqu'elles  désirent  voir  le  mariagevenir 
consacrer  leurs  affections.  Sans  doute, 
la  naïveté  de  ces  jeunes  lilles  nous  fait 
d'abord  sourire;  mais  en  y  rélléchissanl, 
ne  trouve-l-on  pas  quelque  chose  de  tou- 
chant et  d'éminemment  utile  dans  ces 
simples  amours  mis  sous  la  protection 
d'un  saint  ?  L'intention  ne  communique- 
t-elle  pas  aux  moindres  faits  le  caractère 
de  l'invocation?  Une  épingle  donnée  en 
offrande  peut  être  une  aussi  belle  prière 
qu'une  parole  fervente.  Comparez  cette 
jeune  lille  de  nos  falaises,  guidée  par  la 
légende ,  venant  mettre  ses  plus  chères 
affections  sous  la  protection  du  ciel,  à 
l'ouvrière  de  nos  villes  s'ornant  l'imagi- 
nation des  œuvres  de  V.  de  Kock,  et  ju- 
gez (juelle  est  la  plus  poétique  et  la  plus 
salutaire  de  la  littérature  populaire  d'au- 
jourd'hui et  de  celle  d'autrefois. 

IjCs  légendes  bretonnes  ne  se  conten- 
tent pas  de  converser  avec  le  paysan  dans 
les  ruines  qui  bordent  ses  champs;  sur 
les  rochers  de  ses  grèves  elles  poursui- 
vent le  marin  sur  les  floLs;  elles  avaient 
inventé  les  scènes  maritimes  bien  avant 
nos  romanciers  modernes.  Sans  quitter 
ces  vieilles  tourelles  sur  lesquelles  je 
vous  ai  fait  monter,  vous  pourriez  aper- 
cevoir de  lourds  chasse-marc  es  bretons 
louvoyant  au  large  en  grand  nombre; 
soyez  sûrs  qu'en  passant  en  vue  de  terre, 
conteurs  de  leur  naturel,  les  matelots  de 
Téciuipage  rediront  souvent  les  histoires 
traditionnelles  que  ces  côtes  leur  rappel- 
lent ;  ils  se  raconteront,  par  exemple, 
(jue  saint  G  ildas  un  jour  naviijua  aussi 
sur  ces  mers  d'une  façon  étrange  ;  et 
celte  anecdote.  quel(|ue  bizarre  qu'elle 
puisse  paraître,  les  fera  ressouvenir  que 
la  foi  est  toute  puissante  dans  le  péril. 
i   Le   diable,   dil  Albcrl-ic-Grand ,  por- 


UTILITE  DES  LÉGENDES  POPULAIRES. 


Ui 


tant  envie  au  saint  et  à  ses  religieux, 
les  inquiétoit  de  spectres  et  de  fantos- 
mes,    ne  les  laissnn!:  aucunement  en 
paix.  Mais  voyant  qu'il  ne  profitoit  rien 
à  cause  de  la   diligence  que  le  saint 
abbé  porloit  à  garantir  ses  raoynes  de 
ses  embnsches,  il  résolut  de  jouer  d'un 
autre   ressort  et    de   perdre    le   saint 
pour  plus  aisément  venir  à  bout  des  au- 
tres :  pour  à  quoi  parvenir  il  depescha 
à  Blaret  quatre  démons  accousîez  en 
moynes  qui  se  disoient   religieux  de 
saint  Philibert  (avec  lequel  saint  Gil- 
das  avoit  contracté  une  estroitte  amitié 
lorsqu'il  alla  en  Hybernie).  lequel,  di- 
soient-iis,  estoit  nouvellement  décédé, 
et  qu'on  ne  fesoit  que  l'attendre  pour 
l'inhumer  :    partant   le  suplioient   de 
s'embarquer  hâtivement  dans  un  ves- 
seau  qu'ils  avoient  ammené.  Le  saint 
abbé  alla  à  l'église  faire  sa  prière,  et 
sceut  par  révélation  qui  estaient  ces 
faux  moynes:   néanmoins   il  le  dissi- 
mula pour  lors,  et  ayant  pris  le  livre 
des  évengiles  qu'il  avoit  escrit  de  sa 
propre  main,  il  le  mit  reverement  dans 
une  petite  caisse  qu'il  cacha  en  son 
sein  au  desceu  de  ces  faux  moynes,  prit 
son  bréviaire,  son  chapeau,  son  man- 
teau et  son  bourdon,   et  s'embarqua, 
et  les  ancres  levées  .  les  voiles  tendues, 
le  vesseau  s'élargit  en  pleine  mer;  de 
sorte  que ,  sur  l'heure  de  prime,  ils  se 
trouvèrent  avoir  perdu  terre  de  veiie 
de  toutes  parts.  Alors  saint  (Vildas  dit  : 
Or  ça,  frères,  que  l'un  de  nous  tienne 
le  gouvernail,   et  les  autres  disent  les 
primes,  et  pour  plus  hâtivement  nous 
en  acquitter,   baissons   la   vergue   du 
grand  mast.  Ces  faux  frères  lui  répli- 
quèrent   :  Si   vous  retardez   tant  soit 
peu  notre  course,  vous  n'arriverez  pas 
à  temps  au  monastère.  IS'importe,  re- 
pond saint  (lildas.  ne  manquons  pour 
cela   de   rendre    nos   devoirs   à   Dieu. 
Alors  l'un  d'eux  se  mettant  en  colère 
contre  le  saint,  luy  dit  brusquement  : 
Ah!  que  lu  nous  romps  la  teste   avec 
les  primes.  Saint  Gildas  voyant  qu'il 
ne  gaignoit  rien,  commença  le Dcus  in 
luijuloriiuiï ,  s'estaut  jellé  a  gtMUUix,  et 
tout  î\  rinstant  la  baniue  disparut  et 
tout  son  attirail,  ri  les  quatre  moynes, 
et  le  saint  se  Iro  iva  seul  sur  les  vagues 
de  la  mei-. 


<  Se  voyant  dans  ce  danger,  il  se  re- 
i  commanda  à  Dieu  et  acheva  ses  pri- 
(  mes  :  puis,  ayant  osté  son  manteau  ou 
;  froc,  se  mit  dessus,  et  en  attacha  le 
(  bout  à   son  bourdon  pour  cueillir  le 

<  vent,   s'en  servant  de  voile,  et  cingla 

<  en  cette  sorte  jusques  à  la  cos.e  d'Hy- 
f  bernie.  > 

Dans  une  autre  scène  de  mer,  relative 
à  saint  Bieuzi.  ce  ne  sont  plus  des  dé- 
mons .  mais  bien  des  anges  qui  forment 
un  équipage  surnaturel.  C'était  un  di- 
manche, le  saint  disait  la  grard'messe  à 
ses  paroissiens  assemblés  :  il  entend  tout- 
à-coup  un  tumulte  dans  l'église  ;  c'est  un 
seigneur  qui  perce  la  foule:  il  vient 
trouver  le  saint  prêtre  à  l'autel ,  et  le 
prie  d'interrompre  l'office  divin  pour  se 
rendre  en  toute  hâte  à  son  manoir.  Sans 
doute  il  craint  pour  la  vie  d'une  épouse, 
d'une  til!e  chérie  ;  vous  n'y  êtes  pas  ;  l'un 
de  ses  chiens  est  atteint  de  la  rage:  il 
veut  que  le  saint  vienne  le  guérir  par  un 
miracle.  Sur  son  refus  formel,  il  lui  as- 
sène sur  la  tète  un  grand  coup  de  son 
épée.  qui  l'enlr'ouvre  et  y  reste  enfoncée. 
Le  meurtrier  s'enfuit  effraye  de  son 
crime;  mais  le  saint  breton,  sans  s'en 
émouvoir,  le  glaive  enfoncé  dans  sa  plaie 
qui  ruisselle,  continue  à  offrir  avec  re- 
cueillement le  sacrifice  de  la  croix.... 
L'office  achevé,  il  se  dirige  expirant  vers 
la  côte  de  l'aden.  Là,  sur  la  grève,  il 
trouve  un  vaisseau  mystérieux:  les  mate- 
lots sont  des  anges,  qui  le  conduisent 
jusqu'aux  pieds  de  saint  Gildas  pour  re- 
cevoir sa  dernière  bénédiction  et  mou- 
rir. 

Quelquefois  aussi  l'influence  de  ces 
traditions  religieuses  enfle  les  voiles  des 
navires  de  nos  côtes  pour  les  guider  vers 
quelque  pèlerinage  célèbre.  Si.  par  exem- 
ple, vous  vous  trouviez,  à  un  certain 
jour  de  l'année,  sur  les  grèves  du  Mor- 
biiian,  le  golfe  aux  trois  cents  îlots, 
vous  pourriez  voiries  habitansde  ce  petit 
archipel  breton  dirigeant  processionnel- 
lemeiit  vers  sainle  Anne  leur  flolille  pa- 
voisée,  en  chantnnt  sur  les  vaguas  un 
cantique  guerrier  en  souvenir  de  l'abor- 
dage d'un  vais«;eau  sarrasin  par  un  na- 
vire do  gurrre  monté  par  des  l'raiiçais  et 
des  Bretons.  Les  Français  furent  tués  jus- 
qu'au dernier;  mais  les  r.retous,  ayant 
lait  un  vœu  à  la  mère  de  la  \  icrge,  cou- 


140 


UTILITÉ  DES  LKGENDES  POPULAlIiES. 


lurent  à  riix  seuls  \c  vaisseau  int;créanl, 
sans  qu'aucun  d'eux  fùl  blessé;  et  chaque 
aniu'c  U»s  marins  du  f^olfe  exiU'uUMit  lidc- 
lenienl  le  vœu  tle  celle  procession  ma- 
rine ,  faite  il  y  a  des  sii>cles  par  leurs  an- 
c^lres. 

iSoiis  sommes  loin  d'avoir  raj^porlé 
toutes  les  légendes  iiuii  i  eiileiiue  un  hori- 
zon rétréci;  leur  accumulation  sur  ce 
point  si  borné  lait  ju^jer  de  leur  multipli- 
cité, (le  que  nous  en  avons  cité  peut  faire 
entrevoir  leur  caractère  distinctif.  Les 
légendes  de  la  Ureta^jne  sont  loin  de  ren- 
fermer toutes  les  richesses  poétiques  des 
légendes  chrétiennes  de  l'Orient  •  mais 
elles  présentent  de  remarquables  exem- 
ples d'énergiques  vertus,  un  caractère 
tranché  d'utilité  pratique.  La  croix  de 
granit  de  ses  sentiers,  le  men-liir  de  ses 
landes,  un  rescif ,  une  ruine  isolée,  sont 
pour  le  paysan,  pour  le  marin  breton, 
autant  de  pajçes  éloquentes  où  ils  relisent 
sans  cesse  ces  simples  poésies  qui  culti- 
vent leur  esprit  en  édiliaut  leurs  ûmes, 
gravent  dans  leur  cœur  les  vérités  les 
plus  hautes,  les  principes  les  plus  purs, 
tout  en  nattant  les  caprices  de  leur  ima- 
gination. 

Deux  grands  hommes  ont  vécu  dans 
ces  lieux  dont  nous  avons  rapporté  quel- 
(jues  légendes  :  saint  Gildas,  auteur  des 
livres  précieux  de  Kxcidio  BriLlaniœ  et 
yicris  corrcclio  j  qui  eurent  une  grande 
influence  sur  son  époque,  et  Pierre  Abai- 
lard, furent  également  abbés  du  monastère 
de  saint  (iildas  de  Rliuis.  Le  souvenir  du 
philosophe ,  et  même  de  l'amant  célèbre, 
s'est  complètement  effacé  de  la  mémoire 
du  peuple  ;  la  vie  du  saint  est  écrite  dans 
ses  traditions  en  caractères  inelïaetibles, 
et  même  nous  avons  vu  les  nombreuscis 
p()j)ulations  protestantes  du  |)ays  de 
thalles,  chez  lesquelles  il  passa,  il  y  a 
douze  siècles ,  en  faisant  le  bien,  s'iricli- 
ner  de  respect  à  sou  nom.  C'est  (pie  la 
gloire  du  saint  est  la  seule  gloire  com- 
plète d'ici-bas;  l'homme  illustie  n'est 
connu  (|U(;  de  cette  petite  portion  du 
genre  humain  que  l'on  nomme  la  classe 


lellréiî  ;  le  saint,  lui  seul,  recueille  l'ad- 
miration de  l'humanité  tout  entière.  Ce- 
pendant nous  lisions  dernièrement  dans 
les  Lcllrcs  d'un  voyci^cui-,  d'un  illustre 
pseudonyme,  le  regret  éloquemment  ex- 
primé de  voir  la  gloire  délaisser  toujours 
hi  vertu  pour  ne  s'attacher  qu'au  génie, 
bien  des  lecteurs  sans  doute  se  sont 
laissé  aller  à  admettre  cette  pensée,  sé- 
duils  par  le  style  prestigieux  qui  l'ex- 
prime, sans  songer  qu'elle  ne  pouvait 
avoir  de  réalité  dans  l'époque  catholique. 
Un  saint,  en  effet,  dans  son  acception 
humaine,  n'est-ce  pas  l'homme  devenu  h 
jamais  célèbre  par  la  vertu?  L'apothéose 
de  l'homme  orgueilleusement  puissant 
n'cst-elle  pas  remplacée  dans  le  monde 
nouveau  par  la  canonisation  du  chrétien 
humblement  vertueux?  Comment  donc 
peut-on  déplorer  de  voir  la  vertu  rester 
élernelleracnt  dans  l'ombre  après  que  le 
Christianisme  l'a  entourée  de  tant  de  lu- 
mineuses auréoles? 

IM.  JMiorac  de  Kerdanet  et  31.  l'abbé 
Tresvaux  ont  fait  une  œuvre  éminem- 
ment utile  en  rééditant  les  ouvrages  épui- 
sés d'Albert-le-Grand  et  de  dom  Lobi- 
neau ,  et  en  les  enrichissant,  l'un,  d'ob- 
servations savantes,  l'autre  d'éloquentes 
méditations.  Un  complément  nécessaire 
à  leurs  travaux,  c'eut  été  une  traduction 
bretonne  de  ces  légendes.  Un  grand 
nombre  de  nos  paysans  savent  lire,  mais 
seulement  leur  vieux  langage  celtique. 
Un  jeune  prêtre  de  talent  travaillait  à 
cette  bonne  œuvre  lorsque  la  mort  est 
venue  l'interrompre.  Espérons  que  sa 
pensée  trouvera  un  continuateur  j  l'œu- 
vre en  est  digne.  Ou  a  coutume  de  ren- 
fermer dans  des  chAsses  d'argent  les  os- 
semens  de  saints,  qui,  promenés  au  mi- 
lieu des  populations,  sont  quelquefois  un 
remède  à  des  maux  physiques  ;  un  livre 
dans  lequel  on  a  recueilli  leurs  vertus 
n'est-il  p.is  comme  une  chîksse  précieuse 
renfermant  leurs  reliques  morales,  qui 
peuvent  aushi  guérir  bien  des  plaies  de 
rame? 

Jllks  de  Euanciibvillk. 


HISTOIRE  DE  L'EMPIRE  DE  CONSTA^TI^^0PLE. 


147 


CMtîon^  i^(  (A  M^mài  i>^  Ci^î^toîtc  i^c  fvan«- 


DE   LA   CONQUESTE  DE  CONSTANTINOBLE, 

PAR  JOFFROI  Di:  VILLEHARDOLIN  ET  HENRI  DE  YALENCIENXES. 

Édilion  faite  sur  des  manuscrits  nouvellement  reconnus  et  accompagnée  de  notes  et  commentaires 

par  M.  Paulin  Paris,  membre  de  l'Inslitul. 


Le  plus  féodal  el  le  plus  chevaleresque 
de  nos  chroniqueurs  nationaux,  Joli'roy 
de  V'illehardouin  el  Froissard  ,  sont,  des 
écrivains  du  moyen  âge  ,  ceux  qui  se  sont 
fait  la  meilleure  part  dans  l'admiration 
des  étrangers.  Le  premier  fut  le  père  de 
noire  liistoire  en  langue  française,  en  ce 
sens  qu'il  a  composé  en  français  la  pre- 
mière chronique  importante  dont  nous 
ayons  conservé  l'original.  Le  second  est 
connu  par  ses  merveilleux  récits  de 
prouesses ,  de  nobles  faits  d'armes  et  de 
vie  de  châteaux  ,  par  l'abandon  inimita- 
ble de  son  style  conteur  et  la  richesse  in- 
épuisable de  son  coloris.  jMais  ce  n'est 
point  là  ce  qui  leur  a  mérité  à  chacun  la 
faveur  particulière  dont  nous  parlons. 
S'ils  l'ont  obtenue  l'un  et  l'autre  à  deux 
siècles  d'intervalle  ,  c'est  par  d'autres 
motifs  j  c'est  parce  qu'ils  ont  eu  l'heu- 
reuse idée  d'écrire  nos  annales  au  mo- 
ment même  et  sur  les  lieux  où  elles  se 
confondaient  avec  les  annales  des  peu- 
ples voisins.  De  là  l'intérêt  général  qu'ils 
ont  su  donner  à  leurs  ouvrages,  et  la 
préférence  dont  ils  ont  toujours  été  l'ob- 
jet de  la  part  des  étrangers. 

Par  les  mêmes  moyens  que  Froissard 
se  rendit  cher  à  l'Angleterre  à  la  lin  du 
quatorzième  siècle,  au  commencement 
du  treizième  Yillehardouin  n'avait  p:is 
moins  bien  mérité  de  l'aristocratie  véni- 
tienne. Aussi  la  sérénissime  et  dominante 
république  n'oublia  point  la  RcLution  de 
lu  prise  de  Cunstanlinople  en  1204,  par 
les  barons  français  réunis  à  ses  vaillans 
soldats.  Après  avoir  partagé  avec  la 
France  la  gloire  de  celle  aventureuse  ex- 
pédition, il  ne  lui  restait  plus  qu'à  s'as- 
socier à  la  renommée  littéraire  du  chro- 
niqueur français  vn  essayant  de  publier 
la  première  édilion  do  son  ouvrage. 


C'est  ce  que  fit  le  sénat  de  Venise  en 
1573,  après  que  François  Contarini,  son 
envoyé  dans  les  Pays-Bas,  eut  découvert 
un  manuscrit  du  seigneur  Joffroy  de 
VïUehardouin  y  mareschal  de  Champa- 
gne et  de  Ronianic.  Mais  les  difficultés 
de  celte  première  publication  lui  ayant 
bientôt  paru  insurmontables,  il  se  vit 
forcé  de  l'abandonner  ,  et  ia  copie  du 
précieux  manuscrit  resta  déposée  dans 
les  archives  de  Saint-!Marc.  En  1585, 
Blaize  de  Vigenère  ,  gentilhomme  bour- 
bonnais attaché  au  duc  de  jNevers,  fil  ini 
primer  à  Paris,  pour  la  première  fois, 
celte  relation  de  la  prise  de  Constanti- 
nople.  Le  vituix  langage  du  chroniqueur 
y  était  accompagné  d'une  traduction  mo- 
derne généralement  hdèle.  et  de  courtes 
oijoervations  historiques  dont  le  savant 
Du  Gange  devait  profiter  soixante-douze 
ans  plus  lard.  INIais  d'abord  une  seconde 
édilion  de  Yillehardouin  parut  à  L}ou 
eu  IGOl  ,  avec  une  épître  au  roi  liés 
chrétien  Henri  IV.  Grâce  à  ces  dvxw  édi- 
tions et  au  mouvement  réorganisateur 
imprimé  parce  sagemouaicpie,  la  science 
de  l'histoire  nationale  s'éclaira  d'un  jour 
tout  nouveau,  et  avec  elle  l'iiisloire  do 
l'Europe  chrétienne  au  moyen  Age. 

La  narration  de  Villehardoniu  parut 
un  foyer  de  lumières  où  cliaciui  pouvait 
prendre  la  clarté  qui  lui  manquait.  Paul 
Kamusio,  iils  du  fameux  auteur  des  na- 
vigations, y  puis»  largjMneiit  pour  les  an- 
nales de  l'Italie,  el  le  jésuite  d'Oulreruan 
pour  celles  de  la  province  de  Flandre. 
Ce  dernier,  dans  sa  CoustantinopoU^ 
bel^ica ,  poursuivit  au-delà  des  limites 
du  vieil  hiîitorien  le  récit  des  exploits  et 
de  la  domination  des  l'rançais  dans  la 
GrèocLnlin  parut  le  travail  de  Du  Gange, 
(jui  lit  oublier  lous  ses  devanciers  en  re- 


148 


HISTOmi-  DE  L'KMinRE  DK  CONSTAMTrPfOPLE. 


produisant  leurs nirilleurs  coninientairos 
ri  j()if,'iiaul  i»  Irurs  (h'couvertes  les  rcîsul- 
l.ils  «  (11*  sou  ardtnL-;  patience  el  de  sou 
ailuiirahle  sai;acitr  dans  la  reehercluî  et 
dans  remploi  de  tous  les  monuniens  iné- 
dits ou  peu  connus  (I).  » 

<  Ce  (|ue  Ion  doit  le  plus  louer  dans 
son  édition  de  Villeliardoniu  ,  dit  !M.  1\ 
Paris,  c'est  l'érudition  avec  laquelle  l'au- 
teur compulse  et  met  en  usaj^e  les  écri- 
>aius  du  r>ns  l.mi)ir(\  La  collection  dite 
la  byzantine  s'imprimait  alors  à  l'impri- 
merie royale  :  V Histoire  de  l'empire  de 
Con.stantinople  dut  naturellement  en  for- 
mer l'une  des  parties.  Mais  si  les  secours 
fournis  par  Aicétas  ,  Acropolis,  ÎSicé- 
phore  (Vrégoras  et  quelques  autres,  suf- 
fisaient bien  pour  attester  jusqu'à  l'évi- 
dence la  bonne  foi,  la  sincérité,  le  bon 
sens  de  Villebardouin  ,  il  fallait  d'autres 
secours  pour  résoudre  avec  la  dernière 
précision  les  problèmes  topograpbiques; 
les  difticultés  que  présentaient  la  lecture 
des  noms  propres  et  la  nécessité  de  rat- 
tacher aux  personnages  cités  les  indica- 
tions historiques  que  d'autres  documens 
pouvaient  fournir.  C'est  là,  il  faut  en 
convenir,  la  partie  faible  du  travail  de 
Du  Cange  ;  la  topographie  du  vieux  chro- 
niqueur est  généralement  assez  mal  éclai- 
rée ;  les  autorités  byzantines  n'y  sont  pas 
toujours  invoquées  à  propos ,  et  les  mo- 
numens  historicjues  de  l'Occident  lou- 


(l)  I.o  plan  et  rélonduc  du  travail  de  Du  Can[;e 
sont  ind.qut'S  par  le  litre  sous  li-qucl  il  le  lit  paraî- 
tre. O  fui  son  premier  ouvrage,  et  il  avait  plus  de 
quarante  ans  quand  il  Tacheva  :  «;  Uiiloire  de  rcm- 
pire  de  Constanlinople  sous  les  empereurs  français, 
dlTist'e  en  deux  parties,  dont  la  première  contieDl 
l  histoiri:  de  la  cooiiiiesle  de  la  ville  do  Constanli- 
nople par  les  Français  et  les  Vénitiens;  érrite  par 
Geoffroy  do  Villebardouin,  revue  et  corrigée  en 
ct'Ste  (■dition  nut  le  Msc.  de  la  Bibliothèque  du  Roi, 
et  illustrée  d'observations  bistoritiups  el  d'un  glos- 
saire pour  les  termes  de  l'auteur  à  présent  hors  d'u- 
sage; avec  la  suite  de  cette  histoire  jusqucs  en  l'an 
1210,  lirée  de  Phisloire  de  France  Msc.  de  IMiillips 
Mouskes,  chanoine  et  depuis  évè(iue  de  Tournay. 
La  seconde  contient  une  histoire  générale  de  ce  que 
les  Français  el  les  Latins  ont  fait  do  plus  mémora- 
ble dans  l'empire  de  C.  I*.  depuis  (lu'ds  s'en  renili- 
rent  uiailres  ,  jusques  à  ce  que  les  Turcs  s'en  mmiI 
emparez;  justitiées  par  les  écrivains  du  temps  et  p. ir 
plusieurs  chroni(|ue5  ,  chartes  et  autre»  pièce*  non 
encore  publiées.  -  -  l'.iri-. ,  de  Pimprimeric  royale, 
msi.  i>  1  vol.  io-f' doûoipa-cs. 


jours  patiemment  étiuliés,  ne  comblent 
pas  le  défaut  de  bonnes  cartes  que  notre 
savant  critique  ne  pouvait  ,  plus  (jue  les 
contemporains,  consulter  comme  nous 
en  avons  aujourd'hui  la  commodité. 
Ajoutons  qu'au  début  de  sa  grande  course 
littéraire  Du  Cange  n'avait  pas  l'immense 
lecture  qui  lui  fut  nécessaire  pour  coui- 
poser  son  admirable  Glossariuni  ad 
scriptores  mcdicv  et  infinnr  Ldtinitdli.s.  > 
Tout  ce  qui  manquait  à  Du  Cange, 
INI.  Paulin  Paris  l'a  eu  à  sa  disposition, 
l'-t  d'abord  Du  Cange  lui  même,  avec  tous 
les  fruits  de  son  érudition  :  puis  l'édition 
mieux  élaborée  de  Yillehardouin ,  pu- 
bliée en  1822  par  D.  Brial ,  dans  le  Re- 
cueil des  historiens  de  France  ;  enfin  la 
découverte  de  deux  manuscrits  nouveaux 
et  tous  les  secours  de  la  science  mo- 
derne. C'est  ainsi  qu'il  a  profité  du  per- 
fectionnement des  cartes  géographiques 
pour  l'indication  des  lieux  et  la  concor- 
dance de  leurs  noms  anciens  et  nou- 
veaux: car  une  des  grandes  difficultés 
du  texte  de  Yillehardouin ,  que  n'a- 
vait pu  résoudre  aucune  édition  anté- 
rieure, était  dans  l'intelligence  de  sa  to- 
pographie. Le  chroniqueur  champenois, 
comme  tous  ses  contemporains  d'Occi- 
dent, ignorant  le  grec  ancien  et  mo- 
derne, avait  écrit  en  roman  les  noms  de 
lieux  et  de  personnes  comme  il  les  avait 
entendu  prononcer  ,  et  nullement  d'a- 
près l'orthographe  des  textes  qu'il  ne 
pouvait  lire.  De  là  le  bizarre  travestisse- 
ment qui  rendait  méconnaissable  la  plu- 
part de  ces  noms.  Ainsi  la  ville  de  ISicée 
était  appelée  la  Aif/uc ;  Larisse  tlevenait 
Larche  ;  et  l'Euripe,  Aégrepont ,  qui  fut 
aussi  le  nouveau  nom  de  file  d'Eubée. 
Mais  que  ce  ne  soil  point  là  un  objet  de 
reproche  pour  notre  historien  ;  car  les 
Grecs  dénaturaient  bien  mieux  encore 
les  appellations  latines  ou  romanes.  La 
meilleure  excuse  des  uns  el  des  autres 
est  la  différence  des  intonations  dans  la 
langiu;  de  ces  divers  écrivains.  Ouoi  qu'il 
en  soit,  dans  la  thronicpiede  Villebar- 
douin. l'obscurité  qui  régnait  dans  l'in- 
dication des  lieux  avait  encore  été  aug- 
mentée par  les  fautes  des  mauvais  co- 
pistes ;ce  qui  rendait  presque  impossibles 
à  suivre  les  niouvi^mens  militaires  et  la 
marche  des  croisés;  mais  grûce  au  se- 
cours des   doux  nouveaux  textes  manu- 


HISTOIRE  DE  L'EMPIRE  DE  CONSTANTINOPLE. 


crits,  la  plupart  des  doutes  ont  élé  levés, 

t  l'intérêt  de  la  conquête  a  redoublé 
comme  la  clarté  de  son  récit.  D'un  autre 
côté  ces  leçons,  échappées  jusqu'à  pré- 
sent aux  recherches  des  érudits,  et  pré- 
férables à  toutes  celles  qu'ils  avaient  em- 
ployées ,  a  rendu  à  Villehardouin  la 
clarté  et  l'élégance  qu'on  lui  refusait  et 
tout  ce  qui  constitue  son  rare  mérite 
d'écrivain.  En  un  mot,  justice  a  été  faite 
de  tous  les  reproches  qu'on  lui  avait 
adressés  ,  et  toutefois  non  sans  quelques 
motifs,  avant  la  découverte  des  manu- 
scrits en  question  ,  qui  seule  a  permis  de 
rectiiier  les  incorrections  des  manuscrits 
précédens.  Or,  l'importance  de  ces  recti- 
fications s'étend  à  toute  Thistoire  litté- 
raire du  moyen  âge, mais  particulièrement 
aux  origines  de  la  langue  française  et  à  la 
question  toujours  pendante  des  rapports 
de  la  langue  d'oc  et  de  la  langue  d'oïl.  On 
sent  dès  lors  combien  de  systèmes  auront 
à  se  modifier,  et  combien  la  philologie, 
qui  a  raisonné  sur  un  textefaulif  de  Ville- 
hardouin, doit  pécher  par  les  fondemens! 

Pour  détruire  les  erreurs  accumulées 
sur  cette  partie  de  la  science,  il  n'y  avait 
plus  qu'à  les  expliquer  et  à  raconter  leur 
histoire.  C'est  ce  qu'a  fait  M.  Paulin 
Paris. 

€  Tout  nous  force,  dit-il,  à  reconnaître 
dans  le  n.  9644  (celui  qui  sert  de  base 
aux  accusations  portées  contre  le  père 
de  notre  histoire  en  langue  vulgaire)  un 
manuscrit  enluminé,  exécuté,  et  sans 
doute  long-temps  conservé  dans  la  ville 
de  Venise.  Cela  prouvé,  il  ne  faut  pas 
s'étonner  d'en  trouver  le  style  infecté 
des  suites  d'une  prononciation  mauvaise 
et  inexpérimentée.  Comme  tous  les  an- 
ciens textes  français  copiés  en  Italie,  ce- 
lui de  notre  chroniqueur  a  subi  de  cruel- 
les atteintes.  De  là  des  bévues,  des  fautes 
étranges  de  style,  des  négligences  impar- 
donnables, dont  on  a  jusqu'à  présent  fait 
retomber  la  faute  sur  l'historien  (1),  tan- 
dis qu'il  n'eu  fallait  accuser  que  les  habi- 
tudes de  langage  d'un  copiste  du  quator- 
zième siècle.  » 

Mais  enliu  un  texte  plus  ancien  et  plus 

(I)  Villehardouin  non  scripsil  lingua    Parisiens  t 

sed  Turonensi ;  nain  habeo  libros  velusliori's  lin;;ua 

Pariàiensi  ({ui  nielins  loijuiinlur;   sod   uianna  diffo- 

reniia  in  >irinis  eliani  quoad  lingaas.(.S'ra//j/<r(fn((,) 

TOMK   YIU.    —    N^^    iî.    U\yj. 


149 

correct  permet  de  revenir  aujourd'hui 
sur  un  premier  jugement  qu'on  avait  cru 
sans  appel.  Villehardouin  n'est  plus  res- 
ponsable des  fautes  de  ceux  qui  nous 
avaient  transmis  son  ouvrage;  il  faut 
donc  lire  son  livre  dans  son  livre  même, 
c'est-à-dire  dans  le  texte  publié  par 
M.  Paulin  Paris.  C'est  là  désormais  qu'il 
faut  étudier  et  l'histoire  et  l'historien. 
L'œuvre  et  l'auteur  sont  également  di- 
gnes d'intérêt.  Mais  combien  celui  ci  mé- 
rite une  étude  approfondie  pour  tant 
de  qualités  précieuses  qui  le  distinguent. 
Comme  il  sait  disposer  habilement  les 
faits  et  enchaîner  rapidement  leur  récit  ! 
et  puis  quelle  netteté  de  style!  quelle 
harmonieuse  précision!  Au  courage  che- 
valeresque dont  il  donna  tant  de  preuves 
signalées,  Villehardouin  réunissait  l'é- 
loquence de  l'orateur  et  l'expérience  de 
l'homme  d'État;  comme  il  eut  la  plus 
grande  part  à  toutes  les  négociations,  et 
qu'il  fut  à  toutes  les  grandes  affaires  mi- 
litaires, on  a  de  la  peine  à  comprendre 
qu'il  ait  eu  le  temps  de  décrire  l'expédi- 
tion romanesque  que  son  récit  nous  fait 
si  bien  connaître.  Quoi  qu'il  en  soit,  on 
peut  dire  que  son  livre  est  un  modèle  de 
candeur  et  de  véracité.  Obligé  de  parler 
souvent  de  lui,  il  le  fait  toujours  sans  af- 
fectation et  avec  une  modestie  que  l'on 
ne  saurait  trop  recommander  à  ceux  qui 
doivent  capter  la  bienveillance  de  la  pos- 
térité et  l'intéresser  toujours  à  leur  pro- 
pre gloire. 

Enfin  nous  ne  saurions  mieux  justifier 
l'importance  de  la  publication  de  IM.  P. 
Paris  qu'en  citant  encore  une  lois  ses  pro- 
pres paroles  sur  le  caractère  de  la  chro- 
nique en  question  et  sur  la  comparaison 
de  son  auteur  avec  le  sire  de  Joinville,  le 
second  fondateur  de  notre  histoire  en  lan- 
gue vulgaire. 

<  Le  sire  de  Joinville  écrivit  un  siècle 
après  Villehardouin  :  il  est  naïf  et  loyal  ; 
il  sait  bien  tout  ce  qu'il  raconte,  et  il  ra- 
conte tout  ce  qu'il  sait  sans  Iropd'ordr»* 
et  sans  aucune  espèce  d  art.  Passioiinj- 
pour  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  ,  de  grand, 
de  religieux  dans  les  personnages  qu  il  a 
connus,  il  ne  remonte  pas  à  la  cause  d(  s 
cul  reprises,  il  n'en  discute  pas  les  nio}  eus 
d'exécution.  C'est  le  fidèle  retentissement 
d'une  foule  de  sons  qui  jadis  avaient 
frappé  sou  oreille.  Mais  il  c^t  facile  de 

10 


150 


TNSTITUTIOMS  ClIAniTARLES. 


icconnailrr  que  \o  l»on  stMtdchal  avait 
recM  df  la  nalure  les  vertus  du  chtivalitr 
plulùt  que  les  taleiis  de  i'(k'rivain.  Tout 
«Ml  lui  nous  cliarme  aujouicl'hui  dans  son 
stylr ,  les  dt^fauls  aussi  bien  que  les  qua- 
lités; mais  comment  un  di^'ne  serviteur 
tli^  s.iinl  Louis,  nous  racontant,  la  larme 
encore  dans  les  yeux,  tout  ce  que  son 
cœur  avait  j^ardé  du  saint  roi,  aurait-il 
j»u  ne  pas  nous  intéresser  !  Joinville  d'ail- 
ieurs  était  l'expression  fidèle  de  la  che- 
levarie  au  treizième  siècle.  H  aimait  son 
Dieu,  son  pays,  son  cliAteau,  ses  com- 
paj^uons  de  ^nierre  et  de  cour.  INous  re- 
trouvons tout  cela  dans  son  livre,  et  nous 
ne  désirons  pas  y  trouver  autre  chose. 
Mais  bien  des  critiques,  en  plaçant  .loin- 
ville  en  rep;ard  de  A  illeliardouin,ont  cru 
devoir  accorder  sur  tous  les  points  l'a- 
vanla;,'c  au  premier,  ^ous  sommes  d'un 
avis  entièrement  opposé  ;  car  le  récit  de 
\  illehardouin  nous  semble  une  œuvre 
réellement  digne  des  plus  beaux  mor- 
ceaux historiques  de  l'antiquité  grecque 
et  romaine.  Jamais  homme  de  guerre  et 
de  conseil  n'écrivit  avec  plus  de  préci- 
sion .  de  clarté,  d'intérêt  et  de  sincérité, 
la  relation  d'une  jurande  conquête  et  de 
tous  ses  résultats.  Chez  lui  pas  un  mot, 
pas  une  pensée  que  le  goût  le  plus  déli- 
cat ou  la  raison  la  plus  haute  ne  doive 
avouer.  Depuis  le  moment  solennel  du 
tournoi  d'Aicri-sur-Aisne ,  nous  demeu- 
rons enchaînés  par  la  sympathie  la  plus 
vive  à  la  suite  des  croisés,  et  dans  les 
diflicultés  sans  nombre  dont  leur  enthou- 
siasme chevaleresque  pouvait  seul  triom- 
pher. Cependant  Joffroy  de  Villehar- 
douin,  en  nous  inspirant  tant  d'admira- 
tion pour  ses  compagnons  d'armes,  n'a 
jfimais  pour  but  de  nous  amener  à  de  pa- 


reils sentimcns  ;  il  blâme  ,  il  loue,  il  dis- 
cute. Attaché  de  cœur  au  parti  de  ceux 
(|ui  désiraient  poursuivre  l'expédition,  il 
ne  déverse  pas  l'injure  ou  les  reproches 
sur  ceux  qui  vouloient  L'osl  di'pecicr; 
d'un  seul  mot  il  exprime  le  blûme  et  d'un 
seul  la  louange.  Kt  puis  quelle  exactitude 
dans  les  détails  importans  !  Quel  vivant 
tableau  du  siège  et  de  la  prise  de  Cou 
stantinople,  de  l'élection  de  l'empereur, 
de  la  déroute  d'Andrinople!  .le  ne  crains 
donc  pas  de  le  dire,  quand  on  rassem- 
blera en  faisceau  les  diverses  qualités  qui 
brillent  dans  le  récit  de  la  conquête  de 
Couslantinople,  on  sera  forcé  de  placer 
le  plus  ancien  de  nos  historiens  au  rang 
des  Thucydide  et  des  Xénophon,  des  Cé- 
sar et  des  Polybe.  » 

L'intérêt  qu'inspire  la  chronique  de 
Villebardouin  domine  trop  celle  de  son 
continuateur,  Henri  de  Valenciennes , 
pour  qu'il  convienne  de  nous  arrêter  à  un 
aussi  faible  accessoire.  Quant  h  la  carte 
topographique  destinée  à  faciliter  l'in- 
telligence du  uiareschaL  de  Champagne 
et  de  Iiofiiaiiie,  elle  a  été  exécutée  avec 
une  netteté  remarquable  par  M.  Gom- 
bauld,  attaché  au  dépôt  de  la  guerre.  A 
côté  des  noms  de  lieux  consacrés  par  le 
chroniqueur  du  moyen  âge,  elle  repro- 
duit avec  soin  les  appellations  delà  géo- 
graphie ancienne  ou  bien  celles  de  la 
géographie  moderne,  selon  l'intérêt  qui 
peut  en  résulter  pour  la  plus  grande 
clarté  du  récit;  n'oublions  pas  enfin  que 
M.  P.  Paris  a  soumis  ce  dernier  travail  à 
VoinniscLcnce  de  RL  Hase,  le  Du  Cauge 
(le  notre  époque  ,  et  qu'une  pareille  ap- 
probation justifie  à  l'avance  tout  ce  qu'on 
était  en  droit  d'exiger  du  savant  éditeur. 

PiAIMOiNU  TmoMAnS^  . 


LNSTITLTIOiNS  CIIAUITABLES,  —  I.ÉGISLATION. 


^ou«;  avons  souvent  entendu  reprocher 
aux  r.illioliques  <le  vouloir  concentrer 
dans  les  mains  de  la  religion  le  mono- 
pole d«  la  charité.  H  faut  s'entendre  sur 
<•(»  point.  Les  cnlholKjues  applaudissent 
.'i  Ions  ceux  qui  font  le  bien  avec  des 
caurs  purs  et  des  iutcnlions  droites; 
mais  ils  pcirrnt  q»u*,  lorsqu'il  s'agit  de 


soulager  rinforlune,  de  venir  en  aide  A 
l'humanilé  souffrante,  la  religion  et  les 
dévoueuiens  (ju  elle  iusi.)ire  ont  une  puis- 
sance d'efficacité  à  huiuelle  rien  n'est 
comparable.  S'il  était  besoin  d'un  nouvel 
exemple  à  l'appui  de  cette  vérité,  con- 
l'uMuée  par  l'expérience  des  siècles,  nous 
reuipruntei  ions   à  un  dopumcnl  remar- 


INSTITUTIONS  CHARITABLES. 


151 


quable  qui  est  sous  nos  yeux;  nous  vou- 
lons parler  d'une  pétition  adressée  aux 
Chambres  par  la  Commission  administra- 
tive des  hospices  de  INancy. 

L'ancienne  capitale  de  la  Lorraine  pos- 
sède trois  établisseDiens  charitables, 
ayant  chacun  sa  destination  spéciale,  et 
recevant  Jes  malades,  les  vieillards,  les 
enfans  trouvés  ou  orphelins.  Dépouillés 
de  leurs  biens  par  la  révolution,  ces 
trois  hospices  se  trouvaient  réduits  à  la 
situation  la  plus  précaire;  et  pour  pour- 
voir à  rinsuffisance  de  leurs  revenus,  la 
ville  était  obligée  de  prélever  annuelle- 
ment une  somme  considérable  sur  ses 
deniers  communaux.  Il  est  certain  que, 
de  17%  à  la  hn  de  1818,  toutes  les  tenta- 
tives d'améliorations  ou  de  réformes  res- 
tèrent ù  peu  près  sans  résultat.  Gênée 
par  les  exigences  et  les  entraves  de  ce 
système  de  régie  ou  d'économat j,  qu'on 
veut  imposer  maintenant  comme  une  rè- 
gle absolue,  la  Commission  administra- 
tive d'alors  s'efforçait  en  vain  de  surmon- 
ter les  difficultés  qui  l'environnaient;  et 
les  choses  empirèrent  à  tel  point,  qu'un 
déficit  de  22, CUO  francs  fut  constaté. 

La  position  n'était  pas  tenable;  il  était 
nécessaire  d'entrer  sans  retard  dans  de 
nouvelles  voies.  Pour  cela,  la  Commis- 
sion administrative  eut  recours  aux  sœurs 
de  Saint-Charles,  congrégation  précieuse 
que  la  contrée  était  habituée  à  vénérer 
et  ù  bénir  :  un  traité  par  abonncmenL  fut 
conclu  avec  ces  dames  le  0  novembre 
1818.  Nous  devons  ici,  on  le  conçoit, 
nous  abstenir  des  détails.  Qu'il  nous  suf- 
lise  donc  de  dire  que,  moyennant  des 
pFLX  de  journée  de  beaucoup  inférieurs 
aux  chiffres  du  revient  des  vingt  années 
précédentes,  les  sœurs  de  Saiat-Charles 
se  chargèrent  d'administrer  trois  mai- 
sons importantes,  qui  avaient  assuré- 
ment grand  besoin  de  leur  esprit  d'or- 
dre, de  leur  sage  et  habile  direcliou. 
l'ius  tard,  les  dames  de  Saint-Charles  re- 
connurent qu'elles  pouvaient  supporter 
une  réduction  encore  sur  les  pjix,  et 
elles  s'y  soumirent  avec  cette  abnégation 
dont  elles  avaient  déjà  donné  tant  de 
preuves. 

La  gestion  des  sœurs  porta  bientôt  ses 
fruits,  et  dépassa  toutes  les  espérances 
qu'on  en  avait  conçues;  Wiboiincnicntrc- 
para  les  malheurs  do  Vécontjnun.  Depuis 


cette  époque,  les  hospices  ont  vu  s'effec- 
tuer une  énorme  diminution  dans  leurs 
dépenses:  on  na  plus  eu  recours  aux 
emprunts;  le  déficit,  légué  par  le  passé, 
a  été  comblé  ;  le  mobilier  a  été  renou- 
velé ;  les  bâtimens  ont  été  augmentés  ; 
enfin  la  ville  de  Nancy  a  pu  borner  à  8  ou 
10,000  francs  sa  subvention  annuelle,  qui 
s'élevait  autrefois  à  27,  à  30, quelquefois 
même  à  36,000  francs. 

Et  remarquez  que  l'économie  n'a  pas 
été  le  seul  avantage  du  nouveau  système. 
Jamais  les  pauvres  n'avaient  été  reçus  en 
si  grand  nombre,  ni  si  bien  traités  sous 
aucun  rapport;  jamais  établissemens  de 
ce  genre  ne  furent  si  admirablement  te- 
nus. Les  hospices  de  Nancy  ont  la  répu- 
tation méritée  d'être  des  hospicei-niodif- 
les  ;  on  vient  de  loin  pour  eu  faire  un 
objet  d'observations  et  d'études,  <  les  re- 
i  gardant  avec  raison,  disent  les  pétK 
i  tionnaires,  comme  l'exemple  de  la 
.  perfection  relative,  comme  la  meil- 
t  leure  solution  réalisée  qui  existe  d'un 
I  grand     problème    philanthropique    : 

<  Moyennant  le  chiffre  le  plus  modique 

<  oïL  la  dépense  puisse  descendre ^  pro^ 
»  curer  à  l'humanité  ffialheureuse  la  plus 
i  grande  somme  de  soulagement  piijsi-* 
i  que  et  moral  possible.  > 

En  présence  de  succès  pareils,  faut-il 
s'étonner  de  l'approbation  si  entière  et 
si  énergique  donnée  par  les  conseils  mu- 
nicipaux et  les  préfets  de  toutes  les  épo- 
ques au  traité  passé  avec  les  sœurs?  Faut- 
il  s'étonner  de  la  reconnaissance  et  d# 
l'attachement  voués  aux  religieuses  de 
Saint-Charles  par  les  habitans  de  Nancy? 
La  vérité  est  que  ichose  rare  de  uotr^^ 
temps)  justice  complète  est  rendue  aux 
hospitalières  ;  et  ou  l'avouera  ,  dans  le 
suffrage  constant  des  autorités  locales, 
témoins  et  juges  des  faits,  dans  la  sym- 
pathie universelle  de  la  population,  il  y 
a  bien  de  quoi  consoler  ces  femmes  res- 
pectables du  mauvais  vouloir  d'un  ins- 
pecteur, envoyé  de  Paris,  dont  ie  rap- 
port se  trouve,  du  reste,  réfuté  avec  au- 
tant de  verve  que  de  logique,  à  la  suite 
de  la  pétition  ijui  nous  occupe. 

L'abonne/nciu ,  couclu.  en  181^,  a  clé 
renouvelé  plusieurs  fcis.  Le  bail  aujour- 
d'hui en  cours  d'exécution  est  le 
si.xitfaie.  et  devait  durer  juscju'iMi  1814. 

Mais  \oï\d  quesurvitiil  uu^  luslrucltuu 


162 


INSTITUTIONS  CHARITABLES. 


niinistt^riellp,  on  date  du  20  novembre 
1S3G,  qui  prescrit  l'ori^janisation  et  le  v6- 
gime  lies  l'cononuits  dans  tous  les  li()s()i- 
ces,  et  interdit  ee  système  (Vabouncmctit 
amidhle,  qui  peut  cependant,  on  doit  en 
convenir,  avoir  d'assez  heureuses  const^- 
quences.  Nous  n'avons  certes  pas  besoin 
de  rechercher  à  quel  ordre  d'idt^es  admi- 
nistratives se  rattache  la  mesure  dont 
nous  parlons;  il  n'est  que  trop  facile  d'y 
reconnaître  cet  esprit  exclusif  d'une  cen- 
tralisation qui,  sans  tenir  compte  des 
lieux  ni  des  circonstances  ,  veut  que  rien 
n'échappe  à  la  règle  inilexible  et  uni- 
forme qu'elle  établit,  d'une  centralisa- 
tion qui  prodigue  les  emplois  et  les  sa- 
laires ,  et  mérite  si  souvent  le  reproche 
de  multiplier  à  l'infini  les  rouages  dis- 
pendieux et  inutiles. 

Ainsi,  on  veut  bien  encore  accepter  les 
sœurs  comme  infirmières  ;  on  veut  bien 
les  laisser  au  chevet  des  malades  ;  mais 
on  ne  veut  pas  qu'elles  puissent  jamais 
être  chargées  par  les  commissions  admi- 
nistratives de  la  gestion  intérieure  des 
hospices.  Il  y  en  a  qui,  comme  celles  de 
Nancy,  ont  prouvé  ,  par  une  pratique  de 
beaucoup  d'années  et  par  d'incroyables 
succès,  une  éminente  capacité  ménagère. 
JN'importe,  l'exclusion  va  les  atteindre. 
On  pense  rencontrer  chez  des  économes 
civils  plus  de  lumières,  et  apparemment 
aussi  plus  de  désintéressement  et  d'abné- 
gation personnelle  ! 

La  circulaire  du  20  novembre  devait 
porter  le  trouble  au  sein  d'une  foule  d'é- 
tablissemens  de  bienfaisance.  Comme  il 
était  naturel  de  s'y  attendre,  des  plaintes 
n'ont  pas  tardé  à  se  produire  ;  des  récla- 
mations sont  venues  de  toutes  parts,-  et, 
à  dater  de  ce  moment,  l'administration 
centrale  s'est  vue  obligée  (pour  rappeler 
des  paroles  prononcées  à  la  chambre  des 
pairs)  de  soutenir  une  véritable  lutte  con- 
tre les  administrations  charitables. 

Placée  dans  des  conditions  spéciales, 
la  commission  des  hospices  de  Nancy 
croyait  n'avoir  rien  à  craindre,  du  moins 
pour  le  présent.  Elle  ne  doutait  pas  que. 
l'exécution  de  la  mesure,  objet  d'une  si 
vive  réproi)ati()n  ,  ne  fût,  en  tout  cas. 
suspendue  ,  (juanl  à  elle,  jusqu'au  terme 
lixé  pour  la  durée  de  Vabonnenient  con- 
clu avec  les  sœurs;  car  il  lui  semblait 
impossible  qu'un  eût  la  pensée  de  don- 


ner h  la  circulaire  un  effet  rétroactif, 
et  de  briser  un  contrat  librement  formé. 
Naine  espérance!  deux  letfifîs  ministé- 
rielles ,  dont  la  dernière  est  du  10  juillet 
18.'{<S.  annoncèrent  que  l'économat  devait 
êlr(^  organisé  dans  les  hospices  de  Nancy 
comme  dans  les  autres.  Seulement  ,  et  à 
titre  de  délai  de  faveur,  on  consentit  ^ 
ajourner  cette  organisation  jusqu'au  l»-'' 
janvier  1840. 

Un  tel  résultat  dut  surprendre  au  plus 
haut  degré  la  commission  administra- 
tive, qui  avait  fait  tout  ce  qui  était  en 
elle  pour  éclairer  la  religion  de  M.  le 
ministre  de  l'intérieur.  M.  le  ministre 
avait  eu  notamment  sous  les  yeux  une  ré- 
cente délibération  du  conseil  municipal, 
qui  se  termine  en  ces  termes  :   «  En  ré- 

<  sumé ,  le  conseil ,  fjui  n'est  dans  cette 
<i  circonstance  que  L'organe  de  la  popu- 
i  lation  entière  de  la  ville ,  déclare   à 

<  V unanimité  et  avec  le  sentiment  d'une 

<  profonde  conviction,  qu'il  regarderait 

<  comme  finfstf.  tout  changement  dans 
«  le  mode  actuellement  suivi  par  l'admi- 
c  nistration  des  hospices  de  Nancy.  » 
Yoilà  ce  que  pensent,  ce  que  proclament 
les  élus  de  la  cité,  ses  représentans  lé- 
gaux. Tout  changement  leur  paraîtrait 
funeste;  et  on  avouera  que  le  mot  n'a 
rien  d'exagéré,  lorsqu'on  saura  que  pour 
subvenir  ,  à  Nancy,  aux  dépenses  qu'en- 
traîne Véconomat,  pour  pourvoir  au  trai- 
tement de  l'économe  et  à  celui  des  em- 
ployés, il  faudrait  supprimer  nécessaire- 
ment quarante-cinq  lits  de  malades/ 

C'est  à  la  suite  des  circonstances  que 
nous  venons  d'indiquer,  que  la  commis- 
sion administrative  des  hospices  de 
Nancy  s'est  déterminée  à  s'adresser  aux 
chambres  j  elle  a  demandé,  par  une  pé- 
tition ,  1°  qu'on  respectAt  le  contrat  sy- 
nallagmatique  régulièrement  passé  avec 
les  sœurs,  et  en  plein  cours  d'exécution  ; 
2"  qu'il  lui  fût  permis  de  renouveler  ce 
contrat  à  l'avenir,  de  préférence  ù  un 
régime  dî* économat  qui,  à  raison  des  frais 
qu'il  comporte,  aurait  pour  conséquence 
immédiate  de  diminuer  d'une  manière 
déplorable  les  ressources  des  trois  hos- 
pices, (hi'on  adopte,  si  l'on  veut,  Véco- 
tioniat  comme  règle  géiu'rale,  disent  les 
pétitionnaires;  mais  que  ce  ne  soit  pas 
uîie  règle  sans  exceptions. 

.Nous  voudrions  qu'il  nous  fût  possible 


INSTITUTIONS  CHARITABLES. 


153 


de  reproduire  ici  une  discussion  forte 
de  choses ,  où  la  dialectique  la  plus  ri- 
goureuse s'allie  à  un  style  toujours  clair 
et  élégant.  La  pétition  des  hospices  de 
Nancy  est  un  travail  important  et  com- 
plet qui  mérite  de  survivre  à  la  circon- 
stance. Aucun  argument  n'est  omis ,  et 
chaque  objection  est  réfutée.  Il  y  en  a 
une  qu'on  était  allé  puiser  dans  un  arti- 
cle d'une  vieille  loi  du  16  messidor  an  7, 
article  qui  veut  que  tout  marché  pour 
fournitures  d'alimens  ou,  autres  objets 
nécessaires  aux  hospices  civils  soit  ad- 
jugé au  rabais j  et  après  affiches ^  dans 
une  séance  publique  de  la  commission. 
Mais  cet  article,  dirigé  contre  l'avidité 
des  spéculateurs,  a  été  promulgué  à  une 
époque  où  l'on  ne  pouvait  pas  avoir  en 
vue  le  concours  des  congrégations  reli- 
gieuses, qui  étaient  encore  supprimées  ; 
et  il  est  tombé  depuis  dans  une  désué- 
tude notoire.  Ajoutons  qu'en  le  suppo- 
sant môme  en  vigueur ,  il  faudrait  dire 
que  c'est  une  disposition  purement  ré- 
glementaire y  souvent  modifiée  par  des 
ordonnances,  et  quelquefois  par  de  sim- 
ples instructions . 

Malgré  de  vives  instances,  la  chambre 
des  députés  a  passé  à  l'ordre  du  jour;  il 
est  juste  de  dire  que  cette  décision  n'a  été 
été  prise  qu'à  une  très  faible  majorité. 

Après  un  débat  animé,  où  la  cause  des 
hospices  a  été  défendue  avec  conscience 
et  talent,  la  chambre  des  pairs  a  ren- 
voyé la  pétition  de  Nancy  et  plusieurs 
autres  semblables  à  M.  le  ministre  de 
l'intérieur.  Nous  avons  remarqué ,  au 
nombre  des  opinions  émises  à  la  tribune, 
un  discours  de  M.  le  marquis  de  Barthé- 
lémy ,  discours  sul)stantiel ,  nourri  de 
faits,  plein  de  logique  et  de  précision. 
M.  de  Barthélémy  part  de  ce  principe  si 
simple  et  si  vrai ,  que  V intérêt  des  pau- 
vres est  la  loi  suprême  lorsqu'il  s'agit  de 
l'administration  du  bien  des  pain'res ,  et 
il  se  demande  si  l'intérêt  des  pauvres  de 
Nancy  réclame  le  maintien  de  Tordre  de 
choses  actuellement  établi.  L'affirmative 
ne  lui  paraît  pas  douteuse.  <  Les  hospices 
(  prospèrent,  dit  il,  et  leurs  dettes  sont 

<  payées  ;  les  subventions  de  la  ville  ont 
«  été  réduites  de  plus  des  deux   tiers,  et 

<  cependant  le  nombre  des  pauvres  ad- 

<  mis  dans  les  maisons  charitables  s'est 

<  accru;  de  nouveaux  bAlimens  ont  été 


construits,  et  tous  ces  bienfaits  sont 
le  fruit  de  la  bonne  gestion  économi- 
que des  religieuses  ,  qui  a  permis  de 
porter  à  65  c.  pour  les  malades  ,  45  c. 
pour  les  vieillards  ,  28  c.  pour  les  or- 
phelins, les  prix  de  journée  qui  avaient 
été,  en  moyenne,  dans  les  vingt  années 
qui  avaient  précédé  leur  administra- 
tion, de  1  fr.  2  c.  pour  les  malades, 
77  c.  pour  les  vieillards,  et  55  c.  2[3 
pour  les  orphelins.  Il  convient  d'ajou- 
ter que  ces  dames  ont  joui  de  produits 
divers  qui  augmentent  leurs  prix  de 
journée  de  4  c.  environ  en  moyenne. 
<  L'utilité  de  leur  administration  a  été 
tellement  sentie  par  le  conseil  munici- 
pal de  Nancy  que,  dans  sa  première  dé- 
libération relative  à  cet  objet,  il  a  re- 
mercié la  commission  administrative 
de  l'immense  bienfait  qu'elle  avait 
procuré  à  la  population:  et  que,  dans 
ses  dernières  délibérations,  ce  conseil, 
totalement  renouvelé  depuis  1830,  qua- 
lifie de  funeste  la  décision  ministérielle 
qui  annullele  traité.  Les  préfets,  qui  se 
sont  succédé  à  Nancy  depuis  1818,  ont 
tous  applaudi  au  mode  de  gestion  des 
hospices.  Aucune  plainte,  chose  bien 
rare,  n'a  môme  retenti  dans  la  presse 
locale  sur  cette  gestion.  Nous  devons 
donc  la  considérer  comme  parfaite- 
ment utile  aux  pauvres. 
î  Si  elle  présente,  à  un  haut  degré,  ce 
caractère  ,  serait-il  prudent  de  la  dé- 
truire, pour  la  reconstituer  ensuite,  si 
on  venait  à  reconnaître  que  le  régime 
des  économats ,  bon  peut-ôtre  dans  un 
grand  nombre  de  localités,  est  suscep- 
tible de  recevoir  des  exceptions?  > 
Plus  loin  ,  le  judicieux  orateur  s'ex- 
prime ainsi,  au  sujet  des  économats: 
•t  Le  régime  exclusif  des  économats  offre 
«  de  grands  inconvéniens.  11  est  funeste 
«t  dans  les  petits  hospices  ,  où  le  traitc- 
«  ment  de  l'économe  absorbe  la  plus 
«  claire  partie  des  ressources;  quelque- 
«  fois. dans lesgraiidesvilleselles-mômcs, 
«  un  autre  système  pourrait  ôtre  pré- 
«  féré.  On  a  vu  les  hospices  de  Bordeaux 
«  fleurir  à  roinbre  du  régime  dit  paier- 
ie iiel  ou  de  ^'cstion  économique.  Lu  seul 
«  trésorier  général  y  existait  pour  tous 
«  1rs  hospices.  Ce  trésorier,  responsable 
«  envers  l'administration  .  justiciable  de 
K  la  cour  dc5  comptes,  était  en  rapport 


151 


mSTlTUTTONS  CIIAIU  lAlîLlvS. 


*  avrc  Irj;  «i.imcs  suju^rinure  et  (^ronome 
«  do  chnijuc  nni^on,  cliarg(''(vs  drs  (h^- 
«  tails  du  s(M'vic(\  Il  pourrait  paraître 
«  sans  iiiconvr^niiMit ,  et  peul-rlro  nn^'uif^ 
«  nvantaiircux.  de  ne  pas  dt^tiuirtMiu  rô- 
K  f»inie  qui ,  d.ins  bien  des  local  ilés,  pour- 
«  rail  pr^srntor  de  hons  nVsuItnts.  Kn 
«  matière  de  philanthropie  et  de  ciiarité 
(c  publique,  on  ne  saurait  quelquefois, 
<f  sans  craindre  d'affaiblir  ou  de  tarir 
«  les  sources  do  la  bienfaisance,  contra- 
«  rieret  amoindrir  I  action  des  personnes 
«  honorables  chariçi^es  de  dispenser  les 
"  secours.  On  peut  contester  sur  ce  point 
«  Tutilité  d'un  régime  uniforme  ,  qui  ne 
«  s'approprie  pas  toujours  au  caractère 
«  du  peuple  ,  aux  besoins  et  aux  habitu- 
«  des  de  chaque  localité.  L'année  der- 
«  nière  la  chambre i'aparfaitementsenti, 
«  lorsque,  délibérant  sur  le  projet  de  loi 
«  relatif  aux  aliénés,  elle  a  autorisé  les 
«  départemens  h  traiter  à  forfait  avec  les 
«  établissomens  privés  pour  lé  place- 
«  ment  de  leurs  malades.  J'eus  l'hon- 
«  neur,  dans  le  cours  de  la  discussion, 
t  de  parler  à  la  chambre  du  bel  élablis- 
«  sèment  de  ÎVJaréville,  prés  Nancy,  tenu 
«  par  les  dames  de  Saint-Charles,  et  dans 

•  lequel  les  aliénés  de  la  Meurthe  et  des 
«  départemens  voisins  sont  admis  au 
w  nombre  de  6v50 ,  et,  h  la  complète  sa- 
t'  lisfaction  des  préfets  et  des  conseils- 
«  généraux,  moyennant  le  modique  prix 
«  de  70  à  76  c.  par  jour.  » 

On  voit  que  M.  le  marquis  de  Bar- 
thélémy n'est  pas  de  ceux  qui  seraient 
disposés  à  tout  sacrifier  à  une  vaine  pen- 
sée d'uniforniitc,  <  l'eu   importe,  dit-il, 

<  en  iinissant.  que  le  bien  ne  se  fasse  pas 

<  partout  de  la  même  manière ,  pourvu 

<  qu'il  soit  fait,  sous  le  juste  contrôle 

<  et  sous  la  sage  tutelle  de  l'adminislra- 

<  lion,  par  des  mains  pures  et  éclairées. 

<  Laissons  cours,  dans  notre  patrie,  à 
«  tous  les  nobles  sentimens;  et  lorsque 
«  Témulation  enfante  parmi  nous  tant 
«  de  grandes  choses,  ne  privons  pas  la 
i  chariié  do  son  puissant  secours.  » 

Des  ci  ta  lions  et  aient  la  meilleure  preuve 
k  l'appui  de  notre  opinion  sur  le  discours 
de  Al.  de  Harlhélemv.  INous  n'ajouterons 
qu'une  chose;  c'est  (ju'il  est  à  souhaiter 
i|ue  cet  honorable  pair  monte  plus  sou- 
vent ta  la  tribune.  Les  (|uestious  de  liberté 
reJif^icuse  trouveront  en  lui  un  défcnseui 


zélé,  et  ayant  rinielligence  de  la  position 
actuelle.  Sa  pince  est  désormais  mar(|uée 
à  côté  de  M.  de  Montaleuibertet  de  quel- 
ques autres  défenseurs  des  doctrines  ca- 
tholiques. 

La  question  s'est  bientôt  reproduite, 
par  une  autre  voie,  à  la  Chambre  des 
Députés.  I\l.  de  Golbéry  et  deux  de  ses 
collègues  ont  déposé  une  proposition 
conrtie  en  ces  ternies  :  i  Les  commis- 
«  sions  administratives  des  hospices  pour- 
«  ront  confier,  de  gré  h  gré,  la  fourniture 
4  des  alimens  et  autres  objets  nécessaires 

<  à  ces  établissemens.  aux  congrégations 

<  de  femmes  reconnues  par  le  décret  du 

<  18  février  1809  ,   sans  qu'il  soit  besoin 

<  de  recom-ir  aux  formes  prescrites  p<ir 
»  la  loi  du  IG  messidor  an  vti  et  par 
t  l'ordonnance  du  'M  octobre  1821.  Néan- 
«  moins,  ces  marchés  seront  soumis  à 
r  l'approbation  du  préfet,  qui  prendra 
c  l'avis  des  conseils  municipaux.  >  On 
av?.it  objecté  aux  pétitionnaires  de  Nailcy 
la  loi  de  messidor.  Les  honorables  au- 
teurs de  la  proposition  supposent  cette 
loi  encore  existante,  et  ils  en  deman- 
dent l'abrog-ition  en  ce  qui  touche  les 
communautés  hospitalières.  Quoi  de  plus 
sage,  du  reste,  que  ce  qu'ils  réclament? 
Ouoi  de  plus  propre  à  concilier  tous  les 
intérf'ts?  Tci,  il  n'y  a  pas  même  de  pré- 
texte aux  déclamations,  il  ne  s'agit  pas 
de  Créer  un  privilège  ni  un  monopole 
au  profit  des  congrégations  religieuses; 
il  s'agit  d'accorder  une  juste  latitude, 
une  intelligente  liberté  d'option  aux  com- 
missions administratives  ;  et,  comme  si 
ce  n'était  pas  assez  de  la  conhance  qu'ins- 
pirent les  tuteurs  des  pauvres,  on  exige  , 
pour  surcroît  de  garanties,  l'assentiment 
des  autorités  locales. 

Eloqucmment  appuyée  par  M.  Henne- 
quin  ,  qui  ne  manque  jamais  h  la  défense 
fie  ce  qui  est  bon  et  vrai,  la  proposition  a 
été  pri'^e  en  considération  par  la  ("hambre. 
Alnis.  nous  l'avouerons,  c'est  avec  un  péni- 
ble sentiment  de  surprise  que  nous  avons 
entendu  la  commission  conclure  au  rejet. 
Tout  en  rendant  justice  aux  convictions 
catholiques  du  rapporteur  (M.  de  Carné), 
nous  ne  lui  dissiunilerons  pas  que  ses 
raisons  nous  Ont  paru  fort  peu  probantes. 
La  coinmi<sion.  dont  il  a  été  l'organe, 
semble  recoimaitrc  les  inconvéniens  de 
Vi'œnofnai jtn  tant  du  moins  que  sys- 


DISTRIBUTIOiN  DES  PRIX  DU  COLLÈGE  DE  JUILLY. 


155 


fème  exclusif  et  absolu.  Pourquoi  donc 
refuse-t-elle  aux  administrations  chari- 
lables  le  droit  d'apprécier  et  de  choisir, 
selon  les  lieux  et  les  circonstances? 

Quoi  qu'il  en  soit ,  la  proposition  de 
M.  de  Golbéry  resie  dans  sa  vérité,  et 
elle  sera  discutée  à  la  session  prochaine. 


Espérons  que  cette  discussion  amènera 
un  résultat  tel  que  doivent  le  désirer  les 
amis  des  pauvres,  et  qu'on  n'interdira 
aux  pieuses  lilles  de  saint  >  incent-de- 
Paul  ou  de  saint  Charles  aucun  genre 
de  dévouement,  aucune  occasion  de  sa- 
crifices. R.  DE  Bellevxl. 


DISTRIBUTION  DES  PRIX  DU  COLLÈGE  DE  JUILLY. 


La  solennité  ordinaire  de  la  distribu- 
tion des  prix  du  collège  de  Juilly  a  eu 
lieu  le  19  août ,  sous  la  présidence  de 
monseigneur  l'évêque  de  i\Ieaux.  On  sait 
quels  souvenirs  d'étude  et  de  science 
s'attachent  à  cette  maison.  Quoique  la 
position  qu'occupent  les  propriétaires 
et  directeurs  actuels ,  MM.  de  Scorbiac 
et  de  Salinis  ,  dans  notre  journal ,  nous 
interdise  des  éloges,  il  nous  sera  per- 
mis cependant  de  dire  que  Juilly  n'est 
point  déchu  entre  leurs  mains,  et  que 
c'est  encore  un  des  premiers  établisse- 
mens  pour  le  choix  et  le  progrès  des 
éludes.  C'est  aussi  là  que  tous  les  ans  les 
chefs  des  établissemens  de  la  province 
viennent  prendre  des  exemples  et  des 
renseignemens  que  s'empressent  de  leur 
donner  les  directeurs  actuels  avec  une 
politesse  toute  fraternelle. 

La  séance  a  été  ouverte  par  le  discours 
suivant,  prononcé  par  M.  Léon  Roré  : 

Messieurs, 

Tout  est  dit  sur  les  avantages,  sur  la 
nécessité  des  études  historiques.  Aussi 
n'est-ce  point  pour  un  pareil  sujet  que  je 
viens  solliciter  une  attention  disputée 
par  la  plus  vive ,  la  plus  douce  et  la  plus 
légitime  impatience.  Chargé  de  l'honneur 
de  porter  la  parole  devant  une  assemblée 
choisie  et  imposante  ,  je  vais,  sans  es- 
poir de  la  remplir,  tenter  celte  tAche 
difficile  en  vous  soumettant  quelques 
brèves  considérations  sur  l'esprit  de  l'his- 
toire, ou,  pour  parler  plus  rigoureuse- 
ment, sur  la  philosophie  de  l'histoire, 
qui  forme  h  Juilly  robjel  d'un  enseigne- 
ment spécial. 

L'ouvrage  le  plus  parfait  que  l'on  pos- 
sède sur  cotte  waUèrc,  c'e^l  el  ce  sera 


sans  doute  encore  long-temps  le  Discours 
deBossuelsur l'Histoire  universelle.  Qu'il 
me  soit  permis  de  commencer  par  mettre 
sous  la  sauve-garde  de  ce  génie  souve- 
rain des  idées  qui  n'ambitionnent  d'autre 
mérite  que  d'être  reconnues  pour  appri- 
ses à  son  école.  Le  souvenir  de  Rossuet, 
comme  Taigle,  son  emblème,  plane  sur 
le  monde  entier:  mais  il  appartient  spé- 
cialement au  diocèse  dont  Juilly  fait 
partie,  et  rien  en  ce  jour  ne  pouvait  nous 
le  rendre  plus  cher  ni  plus  auguste  que 
la  présence  de  celui  (1)  que  la  voix  de 
Rome,  d'accord  avec  des  vœux  unani- 
mes, a  choisi  pour  neuvième  successeur 
du  plus  illustre  de  nos  évoques. 

On  parle  beaucoup  aujourd'hui  ,  Mes- 
sieurs, de  philosophie  de  l'histoire.  Cette 
préoccupation  des  esprits  correspond 
évidemment  à  un  besoin  de  notre  épo- 
que ;  et,  en  effet,  dans  un  temps  où 
l'activité  scientifique  embrasse  tous  les 
objets  de  la  pensée  ,  il  est  bien  naturel 
que  l'on  demande  à  l'histoire  ,  éclairée 
par  la  philosophie,  ses  plus  hautes  in- 
structions. 

Qu'est-ce  donc  que  la  philosophie  de 
l'histoire  ?  Est-ce  une  science  à  part  ? 
est-ce  une  science  positive  ? 

Sans  prétendre  donner  une  délinilion 
complète,  on  peul  dire  que  la  philoso- 
phie de  l'histoire  est  la  connaissante 
certaine  des  principales  lois  qui  prési- 
dent i'i  la  vie  morale  et  au  développement 
de  l'hunianilé. 

^  ous  l'ave/,  tous  reconnu.  Messieurs, 
dès  que  vous  avez  pu  systématiser  vos 
éludes,  il  faut  à  l'histoire  universelle  un 
point  culminant  d'où  elle  voie  se  dérou- 
lai) Mgr  AUou,  sacré  à  Meaus.  le  '23  a>ril  1830. 


i:)G 


DISTRIBUTION  DES  PIUX  i)U  COLLÈGE  DE  JUILLY. 


Irr,  d'où  elle  saisisse  l'ensemble  des  faits. 
Ce  point  de  vue  gt^néral  lui  est  aussi  ut^- 
cessaire  tiuf  If,  sont  aux  niatliruiatiqutvs 
les  axiouies  d'où  dt'Toulent  leurs  lliéo- 
rèuics.  Aulrciuenl,  l'histoire  uiiiversolle 
devient  une  simple  chronique,  ou  plutôt 
une  masse  confuse  d'accidens  racont(Vs 
les  uns  à  la  suite  des  autres,  sans  liaison 
rt^elle,  sans  conclusion  définitive;  elle 
niaïuque  à  sa  principale  oblij^ation,  qui 
est  de  ramener  l'analyse  à  la  synthèse, 
la  variété  à  l'unité.  Mais  en  m(}me  temps 
il  faut  que  la  notion  des  principes  par 
lesquels  elle  prétend  expliquer  le  cours 
des  choses  soit  exacte,  soit  inébranlable; 
car  à  quoi  bon  de  vagues  hypothèses, 
d'incertaines  spéculations  sur  le  point  le 
plus  grave  de  la  science  et  de  la  vie,  sur 
notre  destinée  à  nous  tous  membres  de 
la  grande  famille  humaine  ? 

11  est  clair,  dès  le  premier  coup  d'œil , 
j)Our  tout  esprit  non  prévenu  ,  que  le 
monde  moral ,  pas  plus  que  le  monde 
physique,  n'est  à  lui-même  son  unique 
mobile  et  sa  dernière  raison.  Au-dessus 
de  l'humanité  prise  en  masse,  comme 
au-dessus  de  chacun  de  nous,  règne  une 
▼olonlé,  une  force  supérieure.  Malgré 
leur  liberté  incontestable  et  leur  activité 
que  rien  n'arrête  ,  les  hommes  .  à  eux 
seuls,  ne  font  point,  ne  mènent  ])oint 
les  événemens.  A  grand'peine  l'individu 
peut-il  se  diriger  lui-même  dans  la  voie 
qu'il  a  choisie  ;  sa  volonté  est  courte, 
faible  ,  incertaine  ;  ses  vues  sont  chan- 
geantes ,  ses  moyens  d'action  toujours 
plusou  moins  limités  ;  il  heurte  à  chaque 
instant  contre  des  obstacles.  Comment 
condtiirail-il  le  monde,  lui,  l'aveugle, 
fjtii  ne  sait  si  souvent  où  il  pose  ses  pro- 
pres pas'i'Encore  moins  attri!)uerez-vous 
h  une  collection  d'êtres  borni's  et  fra- 
giles une  impulsion  .  une  direction  pour 
Inqnelle  ils  ne  se  sont  jamais  entendus 
ni  no  s'entendront  jamais,  et  qu'arrête- 
raient, d'ailleurs,  mille  difficultés  insur- 
montables, lors  même  qu'une  idée  et  une 
volonté  communes  les  auraient  réunis. 

L'humatiilé.  encore  une  fei<;,  n'est  donc 
point  ù  ell«;-même  sa  dernière  loi.  son 
suprême  arbitre.  Deux  <''lémens  se  mêlent 
ici  sans  se  conloudre,  et  restent  distincts 
en  agissant  simultanément  :  l'un,  inhé- 
rent à  riioinuie  .  tVsl-adire  ,  sa  libie 
acti>ilé.  le  déploiement  facultatif  de  ses 


forces  dans  la  sphère  qui  leur  est  assi- 
gnée; l'autre,  indépendant  de  tout,  élevé 
au-dessus  de  tout,  lequel  ordonne,  dis- 
pose, en  un  mot,  goitverne  en  dernier  res- 
sort. Oui,  Messieurs,  une  puissance  sou- 
veraine ,  plus  forte  que  tous  les  hommes 
ensemble ,  sans  cependant  toucher  à  la 
liberté  d'ini  seul,  pousse  irrésistiblement 
les  sociétés  vers  le  but  qu'elle  a  marqué, 
les  maintient  dans  lem-  orbite  tracé  d'a- 
vance, et  de  temps  à  autre,  par  de  sou- 
daines péripéties,  dont  nous  sommes 
toujours  les  instrumens  volontaires  sans 
toujours  les  comprendre,  renouvelle, 
po\ir  ainsi  dire  de  ses  propres  mains,  la 
face  de  la  terre. 

Cette  puissance  souveraine,  l'antiquité 
la  nommait  le  Destin,  le  monde  moderne 
l'appelle  la  Providence.  Eh  bien  !  la  phi- 
losophie de  l'histoire ,  prise  dans  sa  plus 
grande  généralité,  est  à  la  fois  la  con- 
naissance spéculative  et  la  preuve  par 
les  faits  de  l'action  de  la  Providence  sur 
le  monde  :  en  d'autres  termes,  de  l'action 
de  Jésus-Christ  ,  le  Hoi  éternel  des  siè- 
cles {\)  ,  à  qui  toute  puissance  a  été  don- 
née aux  deux  et  sur  la  terre  (2).  Point 
de  milieu  :  ou  l'on  remontera  jusqu'à  ce 
principe  ,  jusqu'à  cette  source  unique 
des  lois  du  monde  moral,  ou  bien  un 
scepticisme  impénétrable  enveloppera 
comme  un  triple  voile  les  premières,  les 
plus  importantes  questions  sur  l'origine, 
la  nature  et  la  destination  du  genre  hu- 
main. 

La  science  réduite  à  ses  seules  forces 
ne  sait  où  attacher  le  premier  anneau  de 
la  chaîne  des  faits.  Car  il  n'y  a  pour  les 
commencemens  du  monde  qu'un  point 
d'appui,  un  seul  qui  n'ait  pas  été  ren- 
versé: la  Genèse.  On  a  suffisamment  es- 
sayé de  s'en  passer  dans  le  dernier  siècle, 
et  même  de  le  ba'tre  en  ruines  ;  mais 
dans  le  nôtre  on  est  forcé  d'y  revenir, 
parce  q»ie  hors  de  là  l'on  ne  trouve  que 
du  sable  mouvant  pour  asseoir  l'édifice. 
Et  en  vérité  ,  si  la  passion  n'expliquait 
tout,  ne  serait  ce  pas  une  chose  inexpli- 
cable (jue  l'on  ait  voulu  rejeter  le  plus 
ancien  ,  le  plus  authentique  des  histo- 
riens, le  seul  (|ui  nous  offre  un  récit  rai- 
sonnable de   la  naissance  du   genre  hu- 

(I)  Timolh.,!  .  17. 
{'!)  S.  Malt.;  XXIII.  i'ô. 


DISTRIBUTION  DES  PHIX  DU  COLLÈGE  DE  JUILLY. 


157 


main  et  de  ses  premiers  pas  ;  que  l'on  ait 
voulu  le  rejeter  uniquement  parce  que, 
en  tête  de  toutes  choses  i!  a  placé  Dieu? 
]Mais,  en  y  regardant  de  près,  on  le  com- 
prend sans  peine.  C'est  que  l'ancien  et  le 
nouveauTestament  sont  indissolublement 
liés  ,  et  qu'il  n'est  pas  possible  d'admet- 
tre le  Dieu-Créateur  de  la  Genèse  sans 
être  poussé  par  la  logique  et  parles  faits 
jusqu'aux  pieds  du  Dieu  Sauveur  de  l'É- 
vangile. La  création,  en  effet,  telle  qu'elle 
est  racontée  par  Moïse,  la  chute  de  l'hu- 
manité entière  dans  la  personne  du  pre- 
mier homme,  et  la  rédemption  par  Jésus- 
Christ  ,  voilà  les  trois  données  néces 
saires  ,  les  trois  grands  faits  générateurs 
de  la  marche  du  monde  ,  en  dehors  des- 
quels il  ne  reste  plus  qu'une  inexplicable 
comédie  dont  nous  serions  à  la  fois  les 
tristes  spectateurs  et  les  acteurs  encore 
plus  malheureux.  <  Otez  Jésus-Christ  du 
«  centre  de  l'histoire  ,  a  dit  Frédéric 
i  Schlegel ,  et  vous  la  dissolvez,  vous  lui 
«  enlevez  son  lien,  son  ciment  intérieur, 
i  lequel  n'est  autre  que  la  divine  per. 
I  sonne  du  Messie  qui  a  apparu  au  point 
i  d'intersection  des  temps  anciens  et  des 
«  temps  modernes La  foi   en  Jésus- 

<  Christ,  continue  le  même  auteur,  voilà 
«  le  fondement  et  la   clé  de   voûte  du 

<  monde  entier  :  sans  elle  l'histoire  uni- 
I  verselle  est  une  énigme  sans  mot ,  un 
I  labyrinthe  sans  issue,  un  vaste  amas  de 
I  décombres  et  de  fragmens  d'un  édifice 
«  inachevé,  une  tragédie  sans  dénoue- 
«  ment  (1).  » 

Vous  le  savez,  Messieurs,  l'ardente  ac- 
tivité intellectuelle  qui  anime  la  généra- 
lion  présente,  s'est  particulièrement  por- 
tée sur  l'histoire.  On  ne  saurait  trop 
applaudir  à  cette  heureuse  direction.  De 
tous  côtés  il  se  prépare  entre  les  grands 
faits  historiques  miouxcompriset  les  lois 
fondamentales  de  rhumnnilé  expliquées 
par  le  christianisme  ,  qui  seul  les  expli- 
que ;  il  se  prépnrc,  disons  nous,  une  ma- 
gnifique harmonie,  dont  on  entend  déjà 
les  préludes.  C'est  là  .  on  peut  le  procla- 
mer hardiment,  un  des  points  \cs  plus 
iniportans  de  l'espèce  de  vérification 
scientifique  de  l'Église,  destinée  à  éclai- 
rer notre  siècle.  Mais  aussi,  reconnais- 
sons-le bien  ,  celle  autres  proniul^.Uiou 

(I)  Philosophie  dei  Gcschich(e  ,  2'"  Band  ,  s.  ♦». 


de  la  bonne  nouvelle ,  ménagée  par  l'a- 
mour infini  de  la  Providence,  n'appor- 
tera ,  comme  la  première,  la  paix  qu'aux 
hommes  de  bonne  volonté.  C'est  la  vo- 
lonté qui  ouvre  ou  ferme,  même  à  Dieu, 
la  porte  de  notre  âme. 

Quoi  qu'il  en  soit  ,  Messieurs,  une  al- 
liance intime,  une  alliance  offensive  et 
défensive  doit  se  former  de  nos  jours  en- 
tre la  vraie  philosophie  et  la  véritable 
histoire.  De  cette  union  résultera  l'en- 
semble de  preuves  le  plus  puissant  que 
la  science  ait  à  opposer  à  l'erreur.  De 
même  que  l'unique  sagesse  réelle  se 
trouve  dans  la  religion  chrétienne ,  de 
même  aussi  la  seule  connaissance  ,  la 
seule  raison  complète  des  faits,  le  chris- 
tianisme étant  lui-même  un  fait ,  le  fait 
par  excellence,  auquel  tout  se  rapporte 
et  tout  est  subordonné.  En  un  mot.  Mes- 
sieurs, de  nos  jours  comme  au  dix-sep- 
tième siècle  ,  la  philosophie  de  l'histoire 
n'a  définitivement  d'autre  méthode  à 
suivre  que  celle  de  Bossuet.  en  rattachant 
les  nouvelles  acquisitions  de  la  science  à 
son  immortel  ouvrage,  qiii  n'a  rien  perdu 
de  sa  grandeur  ni  de  sa  force,  parce  qu'il 
est  immense,  parce  qu'il  est  indestructi- 
ble comme  la  religion  sur  laquelle  il  en 
a  dessiné  le  plan.  Et  pour  nous  appuyer 
encore  une  fois  de  l'aulorité  de  ce  grand 
évêque  ,  nous  citerons  ,  en  finissant ,  les 
simples  et  admirables  paroles  de  sa  let- 
tre à  Innocent  XI  ,  où  il  exposait  lui- 
même,  avant  de  l'avoir  réalisée,  l'idée 
fondamentale  de  son  discours  sur  l'his- 
toire universelle. 

i  Nous  avons  cru  ,  dit  il,  devoir  tra- 
<  vaillcr....  à  une  histoire  universelle  qui 
«  eût  deux  parties  ,  dont  la  première 
comprît  depuis  l'origine  du  monde 
jusqu'à  la  chute  de  l'ancien  empire  ro- 
main et  au  commencement  de  Charle- 
ma'^ne,  et  la  seconde  depuis  ce  nouvel 
ompire...  Dans  cet  ouvrage  on  voit  pa- 
raître la  religion  toujours  ferme  et  in- 
ébranlable depuis  le  commencement 
du  monde  ;  le  rapport  des  deux  testa- 
mens  lui  donne  cette  force  ,  et  l'Evan- 
«^ile  ,  qu'on  voit  s'élever  sur  les  fonde- 
iixms  de  la  loi,  inoutre  une  solidité 
qu'on  reconnaît  aisément  tHre  à  toute 
(•preuve.  Ou  voit  la  vérité  toujours  vic- 
torieiiM^,  les  hérésies  renversée"; .  l'K- 
gliio  fondée  sur  la  pierre  les  abattre 


i:icS 


nULLETlNS  lUnLlOGllAriIIQUES. 


par  le  seul  poiilr>  d  une  aulorilé  si  bien  ' 
cUiblio,   et  salTennir  avec  le  (euips, 
pendant   (ju'oii  voit,  au  contraire,  les  i 
empires  1rs  plus  Horissans,  non  senle- 
nieul  s  alïaihlir  par  la  suile  tics  années, 
mais  encore  se  di^faire  ninluellement  i 
et  loinher   les  uns  sur  les  autres.  ISous  ' 
luouirons  d'où  vient  d'un  côté  une  si 
lerine  consi.stunco,  et  de  Taulre  un  <îtat 
totijours  cliancclaril  et  des  ruines  in- 
t^vilables.  Cette  recheicbe  nous  en^'age 
à  expliquer  en  peu  de  mots  les  lois  et 
les  coutumes  des  Éf^ypliens,  des  Assy- 
riens et  des  Tersts;  celles  des  (irecs, 
celles  des  Iiomains  et  celles  des  temps 
suivans  ;  ce  (|ue   cbaquc   nation  a  eu 
dans   les  siennes  qui  ait  été  fatal  aux 
autres  et  à  elle-même  ,  et  les  exemples 
que  leurs  progrès  ou  leur  dccadence 
ont  donnés  anx   siècles  futurs.   Ainsi 
nous    tirons  deux   fruits  de   riiisloire 
nniverselle  :    le   premier  est  de  faire 
voir  tout  ensemble  l'aulorilé  et  la  sain- 
teté de  la  u'lif,'ion  par  sa  propre  stabi- 
lité et  sa  durée  perpétuelle,  le  second 
est  que  ,  connaissant  ce  qui  a  causé  la 
ruine  de  chaque  empire,  nous  pouvons, 
sur  leur  exemple,  trouver  les  moyens 
de  soutenir  les  états  si  fragiles  de  leur 
nature,  sans  toutefois  oublier  que  ces 


(  soutiens  même  sont  sujets  h  la  loi  com- 
(  mune  de  la  moilalitt;,  qui  est  attachée 
t  aux  choses  humaines,  et  qu'il  faut  por- 
<  ter  plus  haut  ses  espérances.   » 

M.  l'abbé  de  iScorbiac  a  pris  ensuite 
la  parole ,  et  ,  après  des  remercie- 
meus  adressés  à  Monseigneur  l'évèque  de 
IMeaux  ,  il  a  exposé  dans  lui  discours 
clair  et  précis  l'esprit  et  la  méthode  qui 
président  anx  éludes  et  à  la  direction  de 
la  maison.  Mgr.  l'évèque  de  Meaux  a 
aussi  adressé  aux  élèves  une  allocution 
où  il  leur  a  témoigné  tout  l'intérêt  qu'il 
porte  à  une  maison  qui  est  depuis  si 
long-temps  un  des  honneurs  de  son  dio- 
cèse. La  distribution  des  prix  a  eu  lieu 
ensuite,  et  enfin  la  séance  a  été  terminée 
par  quelques  paroles  éloquentes  et  cha- 
leureuses de  M.  Berryer  ,  qui  était  mêlé 
à  la  foule  en  qualité  d'ancien  élève,  et 
qui  a  dû  obéir  à  la  demande  que  lui  à 
faite  iMgr.  révê(|ue. 

Les  élèves  dont  les  noms  nous  ont  le 
plus  frappé  sont  :  MIM.  Guiringaud,  de 
Lavaur  ,  de  Mylhon  ,  Talengal,  Lacar- 
rière,  Ilamel,  de  Sèze,  François,  de  Mont- 
calm,  de  Sanois,  d'Agoult,  d'Espaux,  de 
Tardif,  d'Eslutl-d'Assay  ,  de  Choiseul , 
de  la  bourdonnaye,  etc.,  etc. 


lUiLLETlNS  lîIBLIOGUArilIQUES. 


HISTOIRE  KT  OUVRAGES  DE  UICCRS  Mf/FEL, 

on  Méinnirrs  pour  servît  h  l'hisloiro  ccrlôsiasli- 
ijoe  «lu  (loiizi«*mr:  sit'cle  ,  par  M.  lo  inarcpiis  clc 
FoRTiA  n'IJRBAN.  —  Pari»,  1851),  rlips  l'auteur, 
riii-  de  La  lloclicfoucauld  ,  12.  —  l'rix  (J  Ir. 

^uut  seront  brcfii  propos  de  l'aultur,  qui  n'a  pas 
besoin  de  nos  cloyc»  ,  cl  nous  làcbtrons  d'rtrr 
coiuplel  en  [xju  de  inola  dauà  l'appn-ciulion  de  son 
ourriigo. 

M.  le  niarfiuis  de  Forlia  est  le  dernier  dêliris  vi- 
tant  de  cette  noMesse  littéraire  du  dix-^uitlème 
siècle,  dont  on  a  «outenl  «IjnnI»'  les  abus,  iîiai-< 
dont  il  n'a  jamais  offert  que  les  (lualiiés  prérieuses. 
Apres  «Totr  yut  àa  loncuo  carrière  à  l'élude  et 
ëux  progrès  des  iciCDccft  hi»ig(iquc«.    apivs  avoir 


pul)lié  le  PfotU'cl  Art  de  vérifier  lea  l)atrs  pl  les 
Annales  du  llainaut  do  Jacques  de  GuyRe(l),  il 
consacre  en  ce  moment  sa  noitle  fortuno  à  l'édition 
dispendieuse  des  anciens  llincrnira  comparés  en- 
tre eux  cl  reclifiés  ou  roinplélés  par  le»  dérouvertes 
modernes.  Les  avantagea  que  la  thronoloijie  et 
Ibisloire  ont  retirés  de  la  publicalion  des  deux  pre- 
miers ouvrages,  la  géograpliie  les  retrouvera  daos 
I«  dernier  dont  la  publication  ne  peut  se  faire  long- 
leinps  attendre.  En  aUendant  l'apparition  de  ce 
î^rand  travail,  nous  allons  rendre  compte  du  volume 
que  M.  de  Fortia  a  consacré  à  Hugues  Mét^l.  C'est 
un  complément  de  riiisloire  liiiéniire  de  France  si 

(1)  Voir  le   compte  rendu  de  ces  Annales  dans 
t  /»it(TH<<l  Catholique  de  juin  1W8,  X.  f,  f.  475. 


BULLETINS  lîlIÎLlOGKAPHK^UES. 


159 


bien  commencée  par  lés  bénédictins,  et  continuée 
aujourd'hui  par  l'Académie  des  Inscriptions  et  Bel- 
les-Lettres. 

C'est  au  tome  ix  de  celte  collection  qu'il  faut  se 
reporter  pour  apprécier  la  publication  des  lettres  de 
Hugues  Métel ,  chanoine  de  Toul ,  né  en  lOCO.  L'é- 
dilion  de  ces  lettres ,  enrichies  d'analyses  histori- 
ques et  de  notes  rritiques ,  redresse  plusieurs  er- 
reurs échappées  à  dom  Calmel ,  entre  autres  celle 
qui  confond  Hugues  de  Toul  avec  Huges  Mélel, 
auquel  le  même  bénédictin  attribue  à  tort  la  com- 
position du  poème  de  Garin  le  Loherain,  que 
M.  P.  Paris  a  restitué  aux  études  modernes  sur  le 
moyen  âge.  Plusieurs  rectifications  de  ce  genre 
dues  à  M.  de  Forlia  acquièrent  une  certaine  valeur, 
et  il  importe  d'en  tenir  compte  si  l'on  veut  don- 
ner à  nos  annales  littéraires  l'exactitude  qui  en  fait 
toujours  le  meilleur  prix. 

Mais  ce  qui  nous  intéressé  le  plus  dans  ces  lettres, 
d'ailleurs  assez  bizarres  et  souvent  de  fort  mauvais 
goût,  ce  sont  les  détails  de  mœurs  qui  nous  initient 
dans  l'intelligence  du  douzième  siècle.  Plusieurs 
faces  de  cette  époque  ,  inaperçues  ou  trop  légère- 
ment dessinées,  prennent  une  physionomie  plus 
distincte  après  la  lecture  des  lettres  de  Hugues 
Métel.  Car  celui-ci ,  en  rapport  avec  tous  les  clercs 
éminens  de  son  siècle,  contemporain  de  saint  Ber- 
nard ,  do  Pierre-leVénérable  cl  d'Innocent  II ,  d'A- 
beilard  et  de  la  célèbre  abbesse  du  Paraclel,  reflète 
plus  ou  moins  ces  grandes  figures  et  nous  en  révèle 
des  particularités  qui  sans  lui  seraient  restées  in- 
connues. Quelques-unes  même  ne  firent  pas  beau- 
coup d'honneur  à  sa  vanité,  comme  le  témoigne  la 
lettre  restée  sans  réponse  qu'il  écrivit  à  Héioise. 

La  réputation  d'Hcloise  s'était  répandue  dans  tout 
le  royaume,  et  saint  Bernard,  comme  Pierre-le-Vé- 
nérable ,  abbé  de  Cluny  ,  l'avaient  honorée  de  leur 
correspondance  et  de  leur  profonde  estime.  Hugues 
Métel ,  sans  doute  en  qualité  d'adversaire  d'Abci- 
lard,  crut  pouvoir  établir  des  relations  littéraires 
avec  l'abbesse  du  Paraclel ,  dont  il  s'était  déclaré 
zélé  partisan.  Il  lui  écrivit  une  lettre  pleine  des 
éloges  de  son  savoir  cl  de  sa  vertu,  et  après  l'avoir 
exhortée  ù  persévérer  dans  la  voie  du  salut,  il  lui  dit 
son  nom  cl  sa  patrie  ,  ce  qui  prouve  que  c'était  la 
première  fois  qu'il  se  faisait  connaître  à  elle,  et  alors 
pour  lui  faire  voir  cju'il  n'était  pas  indigne  de  son 
estime,  il  l'entretient  des  diffèrens  genres  de  sciences 
auxquels  il  s'était  livré  avant  sa  propre  conversion  , 
et  des  progrès  considérables  que  ,  selon  lui  ,  il  y 
avait  faits.  Après  tous  ces  éloges  que  Hugues  Mélel 
semble  avoir  pris  plaisir  à  partager  équitablcmcnl 
entre  lui-même  et  Héloïse ,  le  chanoine  de  Toul,  ne 
recevant  pas  de  réponse,  écrivit  do  nouveau  force 
romplimens  flalleurs  où  il  se  préoccupe  également 
de  Iui-m6me,  et  donne  à  Héloïse  Pétymologie  du 
nom  de  sa  ville  natale,  dérivée,  selon  lui,  de  Tul- 
lus,  l'un  des  généraux  do  César,  mais  selon  d'au- 
tres, de  Tullus  Hostilius,  roi  do  Rome.  Les  souve- 
nirs do  la  civilisation  romaine  cho/.  les  loltros  du 
moyen  Age  leur  fournissent  souvent  les  otymologios 
les  plus  amu&antcs.  Mais  un  «au  quç  flaion  lut  même 


n'était  pas  très  fort  sur  celle  branche  des  connais- 
sances humaines.  Ce  n'est  donc  pas  une  objection 
à  faire  contre  la  réalité  de  la  science  au  douzième 
siècle;  Hugues  de  Toul,  il  est  vrai,  ne  nous  en 
montre  que  le  côté  factice  ;  il  a  le  clinquant  de  son 
époque  ,  mais  à  côté  se  trouve  l'or  pur  et  k>  trésors 
de  richesses  intellectuelles  qui  se  répandaient  de  la 
France  sur  toute  la  chrétienté  avec  l'éloquence  de 
saint  Bernard.  Les  œuvres  de  Hugues  Métel  portent 
sans  doute  avec  elles  quelques  traits  lumineux,  mais 
elles  serviront  bien  mieux  encore  à  faire  apprécier 
les  ombres  du  tableau.  On  sait  que  M.  le  comte  de 
Montalemberl  en  prépare  depuis  long-temps  les 
couleurs  ,  et  que  le  jour  de  son  exposition  sera  un 
beau  jour  pour  la  science  catholique. 

Saint  Bernard  fut  pour  la  défense  et  la  propaga- 
tion des  dogmes  de  l'Église  ce  que  Godefroy  de 
Bouillon  avait  été  pour  lu  prépondérance  de  ses 
droits  politiques.  Ce  que  celui-ci  avait  fait  par  Té- 
pée ,  l'autre  le  fit  par  la  parole  ;  et  tous  deux  ,  l'un 
dans  la  milice  ecclésiastique,  l'autre  dans  la  milice 
séculière,  furent  d'incomparables  modèles  de  cheva- 
lerie. Celui-ci  fonde  le  royaume  de  Jérusalem,  et 
l'autre  organise  ses  plus  intrépides  défenseurs  dans 
ces  fameilx  templiers  bardén,  comme  îl  le  disait  lui- 
mèttte ,  de  fer  an  dehors  el  de  foi  au  dedan». 

Mais  en  attendant  cette  admirable  vie  de  saint 
Bernard,  achevons  de  faire  connaître  à  nos  lecteurs 
comment  les  œuvres  de  Hugues  Mélel  intéressent 
l'histoire  de  la  science  au  moyen  âge.  Voici  com- 
ment; sur  la  fin  de  ses  jours,  il  raconte  lui-même 
l'histoire  de  ses  éludes  : 

«  Jeune,  autrefois  ,  dil-il ,  j'ai  combattu  sous  les 
enseignes  d'Aristoie  avec  avantage  :  peux  avec  les- 
quels j'entrais  en  lice  ne  manquaient  guère  de  suc- 
comber aux  argumcns  captieux  que  je  leur  propo- 
sais ,  à  moins  d'èlre  extrêmement  sur  leurs  gardes. 
Me  renconlrai-je  avec  des  grammairiens  ;'  la  manière 
dont  j'expliquais  les  règles  de  la  bille  èloculiun 
leur  apprenait  que  je  n'étais  pas  étranger  à  leur  art. 
Parmi  les  rhéteurs  ,  je  m'escrimais  de  mémo  sur  les 
figures  de  la  rhétorique.  Je  faieiais  auMîi  ma  partie 
avec  les  musiciens;  je  calculais  dans  la  compagnie 
des  arithméticiens;  je  mesurais  la  icrrc  avec  les  gèo- 
mètres;  je  m'élevais  aux  cieux  avec  losastronomos, 
j'en  parcourais  la  ta^te  étendue  des  yeux  oi  de 
l'esprit,  j'observais  les  muuveuiens  dcsa6lres,ie 
suivais  les  sept  planètes  dans  leurs  courses  irrégu- 
liéres  autour  du  zodiaque....  Aulicfuis  jo  disputais 
sur  la  nature  et  les  proprieiét  do  l'Jnio...  .Autrefois 
je  faisais  en  esprit  lo  tour  du  monde,  ayant  même 
pénétré  jusqu'à  la  zone  lorrido  on  je  plaçnis  dos 
habilans...  Je  pouvais  en  me  tenant  sur  un  seul 
pied  composer  jui>(|u'à  mille  vers;  je  pouvais  fjire 
des  f  liants  rinios  do  toute  espèce  ;  j'étais  un  élal  de 
dicter  à  trois  copistes  h  ta  foiii  sans  me  troubler... 
Ce  que  je  pouvais  faire  alors  ,  je  ne  lo  puis  mainte- 
nant. » 

La  force  d'esprit  qui  nianquail  à  Hugues  Mélel 
d.ins  un  ;'igo  avancé  ,  M.  de  Forlia  la  ron.sorvo  en- 
core el  y  joint  toute  la  facilité  do  la  louneise  après 
une  carrière  ausji  longue  qu  honorable  i  «l  c'«st  en 


100 


lUJLLETlNvS  IUfU.I()('.I\APHIQUES. 


nltcndanl  qti'il  noti<  donne  son  éiliiion  drf  Avrirns 
Itinéraim  ,  cHic  nous  .ivons  cru  devoir  sipnalcr  à 
nos  Ipclour»  lo  nouvravi  scrricc  qu'il  \ienl  de  rendre 
aux  éliitles  histori(|iies.  R.   T. 


ARCniVFS     CURIEUSES     DE     l'HISTOlRE     DE 
FRA>CE  ,  par  F.  Da^jok  ;  '2'  série,  toini'  viil  (1). 

La  moitié  de  ee  Tolunie  est  remplie  par  Phisloire 
de  la  vie  du  prinre  de  C.ondé,  ou\race  de  Pierre 
Coste  ,  un  des  IraTsilleurs  les  plus  consciencieux  el 
les  plus  inraligables  du  dix-sepli.Wne  siècle;  les  dé- 
tails nu  ine  niinuiieux  dans  lesquels  enlre  cet  écri- 
vain ,  presque  conieriiporain  ,  rendent  son  récit  très 
important  malgré  sa  froideur.  Les  autres  pièces  qui 
suivent  sont  :  la  relation  véritable  du  combat  du 
faubourg  v^ainl-Antoinc  ;  la  relation  «le  la  mort  de 
Monaldesclii  ,  par  le  pire  Lebel  ;  la  lettre  de  lla- 
thieu  MoDireuil ,  contenant  la  relation  du  mariage 
de  Louis  \IV;  les  mémoires  de  Louis  XIV;  et  enlin 
les  portraits  de  la  cour,  un  des  documens  les  plus 
rares  et  les  moins  connus,  (|ui  forme  comme  une 
introduction  familière  à  Tbistoire  de  ce  grand  règne, 
en  faisant  connaître  les  principaux  personnages  de 
la  rour  au  trmps  où  Lonis  XIV  commença  de  diri- 
ger lui-même  son  gouvernement.  E.  D. 


ANNAL!  PELLE  SCIENZE  RELIGIOSE  corapilali 
dalP  ab.  Ant.  De  Luca  in  Roma  ,  via  dellc  Con- 
verlile  al  corso  ,  n"  20.  —  IS  paoH  pour  G  mois. 

IV"  22.  —  Janvier  et  février. 

I.  Manuel  de  Vllittnire  du  Moyen  Age  ,  Af^n\% 
la  décadence  de  Pempiro  d'Occident  jusqu'à  la  mort 
de  Charlemagne,  de  Modher,  par  le  marcpiis  Antici. 

II.  Histnire  de  fa  Philoêophie  aUemamlc,  depuis 
I.eibnitz  jusqu'à  Ilégel  ,  par  le  baron  Berchou  de 
Penhoen  (4'  art.) ,  par  L.  Bonelli. 

III.  Vie  du  jeune  Égyptien  Àbulcher  Bitcarrah  , 
élève  du  collège  l'rbain  de  la  Propagande,  par  le 
P.  Bresciani. 

IV.  Origines  bibliques,  ou  Rcrhercbes  sur  l'his- 
toire primitive,  par  Carie  Tilitone  Beke  (l'f  art.) , 
par  le  P.  Oliviéri. 

V.  La  Primauté  du  Souverain  Pnnlifr  prouvée 
par  «les  documens  tirés  de  Phistoire  d'Arménie  ,  par 
Ed.  Ilormuz. 

VI.  PrTlectinnes  hist.  erclesiaslicœ ,  itc,  par 
Z.-B.  Palma  ;  Pauli  del  signore,  Instilutiones  Ms- 
toricœ  eccletiasticœ  oovi  T.  cum  nolis  Vicenlii  Tiz- 
zani  (2' art.),  par  Bini. 

Appendice.  —  Séance  de  l'Académie  de  la  Reli- 
gion. —  Le  caiboliri^me  à  rCniveriitc  d'Oxford. 
—  Le  focinianismf  en  Angleterre.  —  Le  catholi- 
cisme el  le   système  pénitentiaire.   —  Progrès  du 

(Il  Paris,  chez  Blancbcl ,  rue  Saini-lhuradS-du- 
LouTrc  ,  26. 


rationalisme  et  do  l'impiété  en  Allemagne.  —  Té- 
moigniigo  des  Pères  arméniens  sur  la  confession  , 
rcxlrème-onction  ,  le  ruilo  dos  saints  ,  le  purga- 
toire ,  etc.  —  Nécrologie.  —  Missionnaire  martyr  , 
Fra.  (îuadagni.  —  Bibliographie  de  Pllalie ,  la 
France  ,  etc. 

N«  25.  —  Mars  el  avril. 

I.  Sur  la  Vie  de  Jésus  du  doct.  Slraosa  (t*^'  art.) , 
par  l'abbé  de  Luca. 

II.  Origines  bibliques,  ou  Recherches  sur  l'his- 
toire primitive,  par  Carie  Tilstone  Beke  (2' art.), 
par  le  P.  Oliviéri. 

III.  Principes  de  la  Philosophie  de  l'Histoire, 
de  M.  l'abbé  Frère. 

IV.  Sur  le  projet  d'une  nouvelle  Bible  polyglotte, 
par  G.  Brunati. 

V.  Sur  la  Gloire  que  les  martyrs  ont  procurée  d 
Rome  ,  par  Pianciani. 

VI.  Sur  Vhisloire  de  la  Chute  de  l'Empire  romain 
de  M.  de  Sismondi ,  par  Pianciani. 

Appendice.  —  Décrets  do  la  congrégation  de  l'In- 
dex. —  Nécrologie  de  M.  le  curé  Culla.  —  Biblio- 
graphie. 

W"   25.  —  Mai  et  juin. 

I.  La  Vie  de  Jésus  examinée  sous  le  rapport  cri- 
tique, par  le  D.  Strauss  '^2*'  art.),  traduit  de  l'anglais 
par  Tabbo  L.  Luca. 

III.  Essai  sur  la  Cosmogonie  égyptienne,  par 
le  P.  Pianciani ,  de  la  compag.  de  Jésas. 

III.  OKuvres  posthumes  du  Rév.  Richard  P. 
Froude,  de  PUniversilé  d'Oxford,  par  le  D.  Wise- 
man. 

IV.  Dissertation  sur  Véloquence  sacrée  du  P.An- 
tonio Anienoro,  par  Louis  Marchelti. 

Appendice.  —  Nécrologie  el  notices  bibliogra- 
phiques. 

N"  2o.  — Juillet  et  août. 

I.  Méthode  philosophiro-lhenlngique  ,  ou  Théo- 
rèmes sur  la  certitude  en  logique  et  en  morale  con- 
tre le  rationalisme  ou  l'individiialismo  philosophi- 
que et  ibèologique ,  ouvrage  du  professeur  I).  Ni- 
colo  Daneri ,  par  F.  B. 

II.  La  veuve  Woolfray  contre  le  vicaire  de  Caris- 
brooke ,  ou  de  la  Prière  pour  les  morts  ;  ouvrage  du 
docteur  Lingard  ,  par  G.  Mazio  dclle  C.  di  J. 

III.  Biographie  de  Fra  Paiilo  Sarpi ,  théologien 
et  consultour  d'état  de  la  république  de  Venise,  ou- 
Arage  de  A.  Bianchi  Giovini .  par  J.-B.  Palma. 

Appendice.  —  Allocution  de  sa  sainteté  Grégoire 

XVI  dans  le  consistoire  du  »  juillet  IC'i).  —  Notices 

scientifiques   religieuses  de  Ronio,  de  Naples,  etc. 

Notices    bibliographiques    do     l'Italie ,    do    la 

France ,  etc. 


BULLETINS  BIBLIOGRAPPUQUES. 


161 


NOUVELLE  GRAMMAIRE  FRANÇAISE  SLMPLI- 

FIÉE  ,  élémentaire  et  complète  ,  ou  l'art  d'appren- 
dre et  d'enseigner  la  grammaire  française,  conte- 
nant des  méthodes  et  des  parties  entièrement  nou- 
Telles ,  des  exercices  gradués  d'analyses  ,  un  précis 
de  la  philosophie  des  langues  ,  une  théorie  de  la 
conjugaison  qui  offre  en  quelques  pages  la  lexigra- 
phie  de  tous  les  verbes  français  tant  réguliers  qu'ir- 
réguliers,  par  M.  (Jlevras,  auteur  d'un  nouveau 
Cours  de  Géographie  ancienne  et  moderne  compa- 
rée*,  ouvrage  adopté  par  rUniversité.  1  toI.  in-12; 
à  Paris  ,  chez  Belin-Mandar,  rue  Christine  ,  n"  a. 
Prix  :  1  fr. 

C'est  avec  satisfaction  que  nous  avons  parcouru 
la  grammaire  de  M.  Queyras;  elle  nous  a  paru  rédi- 
gée avec  sagesse  ,  et  remarquable  surtout  par  la 
clarté  des  régies,  le  nouvel  ordre  qui  a  été  établi 
entre  elles,  les  exemples  qui  les  confirment  ou  les 
éclaircissent  ;  elle  peut  remplacer  avec  avantage 
l'incomplet  abrégé  de  Lhomond ,  et  même  celle  de 
MM.  Noèl  et  Cbapsal. 


DANTE  ET  LA  PHILOSOPHIE  CATHOLIQUE  AU 
XIII«  SIÈCLE ,  par  A.  F.  Oz\nam  ,  docteur  en 
droit,  docteur  ès-leltres.  —  1  vol.  in-8'  de  plus 
de  400  pages.  Prix  :  o  fr.  îiO.  Paris ,  Debécourt  ; 
Périsse.  Lyon,  Périsse  ;  Giberlon  et  lirun. 

But  de  l'ouvrage  :  faire  connaître  Dante  comme 
représentant  la  grande  école  catholique  du  treizième 
siècle,  par  conséquent  établir  l'orthodoxie  de  ce 
beau  génie  que  l'hérésie  et  le  rationalisme  ont  voulu 
nous  disputer.  —  Faire  connaître  la  philosophie  des 
grands  docteurs  dont  il  fut  le  représentant.  —  Une 
série  d'extraits  de  saint  Bunaventure,  de  saint  Tho- 
mas ,  d'Albert-le-Grand  et  de  Roger  Bacon,  traduits 
et  rassemblés  de  manière  à  former  un  tableau  com- 
plet de  leur  doctrine  et  à  faciliter  l'intelligence  de 
leurs  ouvra^jes. 

Tel  est  le  plan  réalisé  dans  cet  ouvrage  parM.Oza- 
uam. 


LA  BIBLE.  —  LES  PÈRES  DE  L  ÉGLISE.   —   LA 
RAISON  DD  CHRISTIANISME. 

Voilà  en  trois  ouvrages  une  belle  succession  de 
Tails  et  d'idées  !  C'est  l'histoire  complète  de  la  vérité 
révélée  depuis  la  création  du  monde  jusqu'à  nos 
jours.  L'Aniien-Toslument  contient  la  rcvclalion 
d'Adam  et  la  révélation  de  Moïse  ,  lo  dogme  de  l'u- 
nité de  Diou  conservé  par  les  patriarches  et  par  les 
grands-prètrcs  de  Tanciennc  loi.  Le  Nouveau-Tes- 
tanient  nous  offre  la  continuation  el  le  coinplcniont 
de  la  révélation  dans  la  mission  de  J.-C.  sur  la  terre. 
L'Évangile  est  substitué  à  la  loi  de  Moiso,  et  le 
puntificat  de  Pierre  et  do  ses  surcesseurs  aux 
grauds-prétros  de  Jérusalem.  H  y  a  un  ordre  nou- 
veau, UQ  nouvel  eobei^joeuienl,  uais  il  u'y  a  qu'une 


tradition  et  qu'une  histoire.  Ainsi  ce  litre  double, 
qu'on  appelle  la  Bible,  porte  la  trace  de  plusieurs 
époques  el  de  plusieurs  mains;  mais  il  n'a  évidem- 
ment qu'un  esprit  et  qo'un  auteur. 

Le  christianisme  s'établit  sous  la  miraculeuse  in- 
lluence  et  par  le  témoignage  des  apôtres.  Les  vérités 
de  la  religion  révélée  sont  enseignées  par  toute  la 
terre  connue.  Aux  apôtres  succèdent  comme  insti- 
teurs  du  genre  humain  les  Pèreà  de  l  Église ,  les 
plus  grands  génies  des  premiers  temps  de  l'ère  chré- 
tienne, dont  le  consentement  unanime  forme  la  plus 
grande  autorité  humaine  en  faveur  des  dogmes  con- 
tre rhérésie.  La  souveraineté  de  la  loi  de  J.-C.  est 
fondée;  les  Pères  en  sont  les  interprètes  dans  les 
conciles  ,  dans  leurs  écrits,  afin  qu'elle  se  conserve 
pure  el  inaltérable,  et  que  les  faux  systèmes  et  les 
erreurs  ne  puissent  prévaloir  contre  ces  augustes 
témoignages  placés  près  du  berceau  du  christia- 
nisme. 

Cependant  après  quinze  siècles  d'unité  el  de 
triomphes,  une  déplorable  scission  démembre  l'E- 
glise universelle.  La  divinité  de  Jésus-Christ  ne  cesse 
pas  d'être  reconnue,  mais  l'orgueil  et  l'esprit  de 
révolte  entraînent  de  hardis  novateurs,  l'hérésie  el 
le  schisme  s'introduisent  dans  la  chrétienté ,  les 
sectes  engendrent  les  sectes;  el,  selon  la  loi  qui 
condamne  à  la  confusion  toute  œuvre  de  la  raison 
individuelle  ,  le  protestantisme  enfante  la  philoso- 
phie du  dix-huitième  siècle.  Les  partisans  des  er- 
reurs de  Luther  et  de  Calvin  ,  les  Juifs  opiniâtres 
dans  leur  aveuglement  sont  attaqués  à  leur  tour  ; 
c'est  la  divinité  de  Jésus-Christ,  c'est  l'àme,  c'est 
Dieu  lui-même  qui  sont  contestés  et  niés  par  les 
déistes,  les  panthéistes,  les  matérialistes  et  les 
athées. 

Dieu  permit  alors  que ,  comme  au  temps  des  con  - 
troverses  avec  les  philosophes  de  l'antiquité  el  des 
persécutions  sous  les  empereurs  romains,  il  s'èlevii 
des  génies  supérieurs  pour  rendre  hommage  en  fa- 
veur de  la  vérité  et  confondre  l'erreur.  L'élévation 
de  ces  hommes  de  lumière  bien  au-iiessus  des  dé- 
tracteurs de  la  mission  de  Jèsus-Christ ,  el  des  ma- 
térialistes et  des  athées,  est  un  signe  évident  de  la 
protection  divine  el  do  la  volonté  suprême  qui  veut 
maintenir  ce  qu'elle  a  établi.  Quand  des  intelligences 
telles  que  Nev^ton  ,  Bacon  ,  Leibnitz  ,  Euler,  Coper- 
nic, Descaries,  Mallebranche,  Pascal,  ErsWioe.  etc., 
déclarent  que  le  christianisme  satisfait  leur  raison  , 
que  la  mission  divine  du  fils  de  Marie  leur  est  dé- 
montrée, que  les  preuves  de  la  révélation  sont 
aussi  ôvidcnles  pour  eux  que  les  vérités  de  la  phy- 
sique el  des  mathématiques;  l'orgueil  est  humilié  , 
l'erreur  est  confondue;  on  croit  voir  les  archanges 
du  Très  Haut  clM!.>anl  devant  eux  les  anges  ré- 
voltés. 

Tels  sont  les  trésors  de  la  sageMe  divine  el  de  la 
sagesse  humaine  que  M.  de  Genoude  a  mis  en  lu- 
mii-ro.  pour  comprendre  sou  plan,  il  faut  envi>ai;er, 
comme  il  l'a  fait ,  l'éUl  des  esprits  ,  faibles  et  dés- 
armés devant  les  objections  ,  l'ignorance,  chei  les 
^Miis  du  monde  ,  des  >ainles  Écritures  ,  des  ouvra- 
ges dci  Perci  et  des  yriodi  IciuoiuQJg^i  oblenus  tu 


iri 


RîT[,ij-:TrNS  r.TnLiof.nAPTiTQURs. 


fdvoiir  do  la  vraie  rcliijion  par  île»  lioiniius  l«'s  plui 
^ininens  ilanii  la  srienre. 

La  raussp  pliilosophit'  cl  l'inrr^iliilil^  en  a>ai»'nl 
protilé  pour  falsilier  el  altérer  les  lexle^  ,  .supposer 
(les  faits  et  des  opinions  ,  suppriintr  dans  les  au- 
teurs ro  qui  «'tail  favorablu  A  la  reli;',"i(»n  ,  conslruiro 
lout  un  «■'(lifice  d'illusions  el  ilc  iiioiisonjje»  pour  y 
enlern>er  la  crédule  ignoranre  du  sioclo, 

(lo  plan  n'a  que  Irop  bien  réussi.  M.  de  (Jonouile 
a  entrepris  de  le  renverser  en  réunissant  dans  un 
seul  foyer  tons  les  rayons  do  lumière  épar>  «lan»  les 
livres,  en  présentant  dans  notre  langue,  devenue 
universelle  ,  dans  cette  lan(^ue  dont  la  philosophie 
du  dix-luiiliéme  siècle  s'était  fait  un  instrument  si 
puissant,  toutes  les  vérités  ,  toutes  les  preuves  do  la 
reli[;ion. 

C'est  dans  cet  esprit  el  dans  ce  but  ((u'il  a  traduit 
la  Bible,  jusiiuclà  défigurée  par  Tliérésie  el  Pincré- 
dulilé  ,  ou  déshonorée  par  des  traductions  serviles 
el  sans  dijîuilé  ,  dans  un  langage  pou  digne  de  la 
majesté  des  livres  saint».  Se  pénétrant  du  génie  des 
temps  anciens  ,  il  a  transporté  l'ancien  et  le  nou- 
veau Testament  dans  une  verbion  fidèle  ,  mais  élé- 
gante ,  pure  el  poétique.  Le  clergé  et  les  gens  du 
monde  ont  accueilli  avec  une  faveur  marquée  ce 
travail  qui  a  ou  ([uatre  éditions  cl  un  grand  nombre 
de  réimpressions  dans  tous  les  formats.  La  qua- 
trième édition  in-4>,  dont  deux  volumes  ont  paru  , 
est  plus  particulièrement  destinée  au  clergé.  Elle 
renferme  le  texte  de  la  Vuli-ate  ,  avec  la  traduction 
en  regard  et  les  commentaires  des  plus  savans  in- 
terprètes de  l'Écriture.  Les  différences  du  texte  hè- 
Lreu  el  des  Septante  sont  indiquées  au  bas  des  pa- 
ges. La  Bible  a  été  enfin  traduite  non  seulement 
d'une  manière  digne  d'elle  ,  mais  encore  do  telle 
sorte  qu'il  n'y  aura  plus  lieu  désormais  à  ces  auda- 
cieuses dcliguralions  par  lesquelles  rimpièlo  égarait 
la  faiblosbO. 

Los  Pères  avaient  été  souvent  les  objets  de  pa- 
reilles fraudes.  Leurs  écrits  épars  dans  les  biblio- 
thèques et  restés  pour  un  cerlain  nombre  sans  corps 
do  traduction  ,  se  prêtaient  à  ces  inlitlelités  ;  on  leur 
faisait  dire  ce  qu'ils  n'avaient  jamais  exprimé,  ou 
bien  ,  au  moyen  de  passages  tronciués  «i  séparés  de 
Tonsemble,  on  présentait  leur  penî,ée  sou.  un  faux 
jour,  .\in3i  ont  agi  les  Ijuteurs  d'Iiérèsio  en  atta- 
(luanl  certains  dogmes  ,  el  ceux  do  rmcrèdulilè  on 
attaquant  la  religion  tout  entière.  M.  de  Genoude  a 
pr»  >idé  à  la  traduction   de  ces  immortels  ouvrages. 

Il  entrait  dans  le  plan  de  M.  de  fienoude  do  mon- 
trer que  les  dogme»  professés  el  conservés  par  TK- 
glise  cailiolique  sout  ceux  qui  ont  été  professés  et 
enseignés  par  les  coopératours  et  les  disciples  im- 
médiats dos  apôtres;  que  ce  sont  les  Pères  des  pre- 
miers siècles  qui  ont  formé  en  corps  do  science 
la  vèrilè  catholique;  que,  depuis  IB()0  ans,  rien 
n'en  a  été  retranché  ,  rien  n'y  a  été  ajouté  ,  el  que 
par  conséquent  la  foi  p<it  restée  aussi  î'uro  qu'elle  h; 
fut  à  sa  source. 

L'auleur  a  donr  réuni  les  écrils  dos  Pères  dos 
deux  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne  ol  «l  en  a 
publié  en  fraoçai»  »"«  traduction  élégante  €i  lidèlç. 


iMusieurs  sont  enllèroracnt  nouveaux  dans  notre 
langue,  surtout  parmi  les  Pères  qui  avaient  écrit 
dans  ridiomo  groc. 

1.0-^  cin(|  volumes  qui  ont  été  publiés  coropronneni 
saint  Ignace,  saint  Polycarpc,  saint  Justin,  Talien, 
Athénagore,  saint  Théophile,  Hormias,  saint  Iré- 
neo,  Minucius  Félix,  saint  (.Uémenl  d'Aluxandrie. 
L'autour  a  dû  so  borner  pour  le  moment  aux  deux 
premiers  siècles  de  rE'jli&e.  Celle  tâche  sufiisuil  ù 
son  but,  qui  était  de  montrer  cl  de  faire  loucher  les 
premières  assises  dos  fundemens  de  U  foi.  Kspèrona 
que  des  circonstances  plus  favorables  aux  grandes 
entreprises  lui  permettront  de  compléter  celle  œu- 
vre. Toutefois  le  clergé  ol  les  hommes  d'études  sé- 
rieuses possètlonl  dans  cette  collection  la  parlio  ta 
plus  précieuse  des  trésors  de  la  foi  cailioli(jue.  Ajou- 
tons que  cette  traduction  est  accompagnée  dhin  dis- 
cours préliminaire,  de  tableaux  historiques  sur  les 
premiers  siècles  de  TKglise  et  de  notices  sur  les 
Pères,  dont  l'ensemble  offre  le  tableau  complet  des 
conquêtes  et  de  rétablissement  du  christianisme. 

Il  appartient  à  M.  de  (ienoude  ;  dans  la  Rnigon 
du  Christianisme,  une  grande  el  noble  pensée. Tous 
ces  beaux  témoignages  qu'il  a  réunis  ressemblent  à 
une  armée  brillante  el  régulière  opposée  à  la  troupe 
obscure  el  confuse  des  sophistes.  C'est  véritable- 
ment un  trait  de  lumière  que  l'idée  de  rassembler 
ainsi  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  cminent  dans  la  phi- 
losophie, les  sciences  physiques  et  mathématiques  , 
la  litlôraturo,  la  jurisprudence  et  la  politique,  pour 
confondre  l'erreur  et  le  scepticisme.  Rien  n'est  plus 
frappant  pour  l'esprit,  rien  n'est  plus  décisif  pour 
la  raison  que  celte  proclamation  de  la  vérité  du 
christianisme  par  tout  ce  dont  le  monde  intelligent 
eslime  les  œuvres,  admire  le  génie,  honore  les  ver- 
tus. II  n'esl  pas  un  porc  de  famille  qui  ne  puisse 
prévenir  ou  dissiper  les  doutes  de  son  flis  en  lui 
donnant  ce  livre  à  lire.  Indépendamment  do  la  force 
de  la  logique,  de  la  puissance  du  raisonnement, 
Porgucil  de  l'homme  est  abattu  par  l'éclat  do  tous 
(OS  noms ,  el  la  raison  se  soumet  avec  plus  de  do- 
cilité à  ce  que  tant  d'esprits  élevés  ont  admis  après 
examen. 

Pou  d'ouvrages  ont  eu  un  pareil  succès.  La  pre- 
mière édition,  quoi(|ue  très  volumineuse  ,  a  été  ra- 
piclement  épuisée.  Dans  riiitèrèt  do  la  religion , 
lU.  do  Gonoudo  a  resserré  celte  publication  en  trois 
volumes  compacts,  pour  en  rendre  l'acquisition  plus 
facile.  Cette  secomle  édition  n'a  pas  été  moins  re- 
cherchée que  la  preiiiièro.  Les  plus  heureux  effets 
ont  suivi  celle  imporianio  publication.  On  peut  dire 
littéralement  que  la  lumière  s'est  faite,  car  la  philo- 
sophie du  (lix-huilièine  .<.iecle  l'avait  soi{',nousemenl 
cachée  jus(|ues-là  ;  dans  des  œuvres  publiées  comme 
complètes,  les  traducteurs  et  éditeurs  avaient  omis 
à  dessein  les  témoignages  favorables  au  christia- 
nisme. Au»si  les  atla(|ues  contre  le  culholicti>me 
sont-ellei  devenues  plus  rares  cl  moins  hardies; 
Ifs  conversions  ont  elé  bien  plus  nombreuses  ,  et 
rauroro  de  meilleurs  jours  a  lui  pour  la  religion. 

Lu  Bible,  /e.s  Pirei,  la  liaison  du  Chritlidnisiiief 
voilà  rhl»loirr,  la  duclrine  et  la  llKéralure  de  la  lui 


BULLETINS  BIBLIOGRAPHIQUES. 


163 


calholique.  Nops  avoos  enGn  dans  Dolre  langue  le 
contrepoison  el  Tanlidole  de  tanl  de  funesles  écrits 
produits  par  Tirréligion.  Ainsi  le  dix-neuvième  siè- 
cle guérit  les  maui^  enfantés  par  le  di\-buiiiémc. 
Rendons  grâces  à  M.  de  Genoude  de  son  courageux 


et  persévérant  concours,  depuis  Yiogtcioq  ans,  à 
l'œuvre  de  la  régénération  sociale.  Le  cercle  des 
erreurs  a  été  parcouru  j  nous  rentrons  dans  celui 
de  la  vérité.  (Sapia,  éditeur.) 


LIBRAIRIE  DE  LA  GAZETTE  DE  IRAME^ 

Rue  du  Doyenné  ,  12  ,  et  rue  de  Sèvres ,  IG. 


RELIGION. 


OUVRAGES  PUBLIES  PAR  M.  DE  GENOUDE. 


LES  PERES  DES  DEUX  PREMIERS  SIECLES  DE 
L'ÉGLISE.  Dédiés  à  Monseigneur  l'A  relie  vèque  de 
Paris.  L'n  vol.  in-&-,  sur  beau  papier  cavalier.  7  fr. 
le  volume. 

Ces  cinq  volumes  comprennent  les  Pères  des  deux 
premiers  siècles  de  TÉglise  ,  et  constalent  que  tout 
ce  que  nous  croyons  aujourd'hui,  a  été  cru  à  l'ori- 
gine du  Christianisme  ,  et  que  tous  les  dogmes  ca- 
tholiques sont  d^origine  apostolique. 

Le  sixième  volume ,  comprenant  Touvrage  de 
Teriullien  contre  Alarcion  ,  sera  bieulùl  mis  sous 
presse. 

LA  BIBLE  ,  r.  Tol.  in-8'>.  —  18  fr.  —  La  traduc- 
tion française  s«uleraenl ,  sans  notes  el  sans  la  Vul- 
gate. 


L'IMITATION  DE  JÉSUS-CHRIST  avec  Eocadre- 
raens.  Lettres  ornées  el  douze  Gravures.  Belle  édi- 
tion. —  Prix  :  G  francs. 


LA  BIBLE.  Quatrième  édition.  Avec  celle  épi- 
graphe de  ISewton  : 

«  Aucune  histoire  profane  quelconque 
ne  présente  un  caractère  plus  au- 
thentique que  la  Bible.  » 

Cinq  volumes  in-4",  i  mprimés  sur  deux  colonnes , 
avec  le  texte  en  regard  de  la  traduction,  et  avec  des 
Dissertations  et  dos  Commentaires;  une  Carte  géo- 
graphique et  des  Gravures  seront  joiuies  au  dernier 
volume.  Prix  du  volume  :  iO  francs. 
Le  troisième  volume  est  en  vente  ;  le  quatrième  est 
sous  presse. 

M.  de  Genoude  a  relouché  sa  traduction  avec  le 
plus  grand  soin  et  a  beaucoup  ajouté  aux  notes  de 
sa  première  édition.  Cet  ouvrage  est  dédié  au  clergé 
de  France. 

On  trouve  dans  cette  édition  des  réponses  à  toutes 
les  objections  cl  des  éclaircisscmons  do  toutes  les 
difficultés.  Les  quatre  premiers  volumes  contien- 
dront tout  Pi\ncien-Testamenl;  le  cinquième  tout 
le  Nouveau-Testament. 


LA  RAISON  DU  CHRISTIANISME  ou  Preuves  de 

la  vérilé  de  la  Religion  .  tirées  des  plus  grands 
hommes  de  la  France ,  de  l'Angleterre  et  de  l'Alle- 
magne. 

Nouvelle  édition  ,  augmentée  de  plusieurs  articles 
importaus.  Avec  cette  épigraphe  de  Bacon  : 

«  Un  pied  de  science  éloigne  de  la  religion  ; 
beaucoup  de  science  y  ramène.  » 

Trois  vol.  in-4'^ ,  sur  deux  colonnes. 

Cinq  cents  personnages  ,  tous  illustres  dans  les 
sciences,  dans  les  lettres  et  dans  les  arts  drpuis 
trois  siècles  ,  et  qui  ont  grandi  par  la  controverse 
même ,  confessent  dans  ce  livre  la  Divinité  de  J.-C. 
Prix  :  r.O  fr. 

(La  première  édition  formait  12  vol.  in-8'\) 

L'Introuuctiun  à  la  Raison  du  Ciiristianisme,  ou 
Exposition  du  Dogme  catholique  ,  ouvrage  auquel 
.M.  de  (ienuude  travaille  depuis  quatre  au»  ,  va 
bicnlùt  paraitio.  Un  vol.  \n-ll^  de  oOO  pages. 


Pour  faire  suite  à  la  Raison  du  Christianisme  : 

WISEMAN  ,  ou  DES  RAPPORTS  ^JUI  EXISTENT 
ENTRE  LES  SCIENCES  ET  LA  RELKilON, discours 
prononcés  enir..*!.;  par  M.W  isema".  prini-ipal  du  col- 
lège anglais  et  professeur  de  lUniversité  de  Rome; 
avec  notes,  explication»,  caries  et  planches.  — 2  vol. 
in-a.  Prix  13  fr.  —  Celle  édition  sera  bientôt 
épuisée. 

MAI.LEBRANCHE,  publié  par  MM.  m  Gbnoudb 
et  UK  I.oi'Ri>orKi\  .  avec  une  Introduction  et  un 
Discours  préliminaire. 

La  philosopliii*  d«'  Malltbranche  fil  la  plus  haute 
expression  de  l'inielligence  humaine. 

2  volumes  grand  in-4''  wr  deux  colonnes.— Prix 
20  fr. 

La  dernière  Wilion ,  fort  rare  ,  de  ce  grand  écri- 
vain ,  f<Hine  4oute.v»Un>es  in-12. 


1()4 


BULLETINS  BIBLIOGRAPHIQUES. 


POLITIQUE. 

LA  RESTAI  RATION  DE  LA  SOCIÉTÉ  FRAN- 
C.AISK  .  par  M.  Vk  LolhduijKix  ,  un  vol.  in  !l.  — 
Pnv  1  fr. 

Cei  iiuvrage  eipose  avec  une  grande  lucidité  lous 
les  principes  politiques  de  la  Gazette  de  France. 


DISCOURS  prououcéâ  devant  la  Cour  d'assises  par 
M.  UK  Gbnouue  ,  en  11131,  la.Vi,  lH3r,  et  1831. 

Ou  y  a  joint  le  dernier  discours  prononcé  en  lU3i) 
pour  la  défense  de  la  tia-.eltc  de  /«'raHce.— Brochure 
ia-!{.  —  Prix  2  Ir. 

LA  RAISON  MONARCHIQUE  ,  par  MM.  dk  Gb- 

M)ri»K  el  i>K  LoiRUOiEix.    —  Un  volume   in-8. — 
Prix  ;i  fr. 

Ce  Tohinie  contient  les  opinions  des  hommes  les 
plus  éniinens  du  clergé  de  France  sur  les  princi- 
pales questions  de  la  politique. 


DE  LA  VÉRITÉ  IMVERSELLE,  pour  servir 
d'Iutroducliou  à  la  IMiilosophie  du  Verbe,  par  M.  dk 
Loi  RDOUEix.  --  Un  Tol,  in-8.  —  Prix  7  fr. 

On  sait  que  cet  ouvrage  prouve  celte  belle  pensée 
de  d'Aguesseau  ,  «  que  la  meilleure  philosophie  est 
la  religion.  » 

E  CO^CILllS    TOTIUS   ORBIS  CURISTIAMS    ex- 

cerpta  historica  et  dograatica  collegil ,  edidil  et 
adiiotavit  Ludov.  de  Mas  Latrie,  e  regia  diplo- 
malica  schola  Paris.  Accedunt  Geographia;  epi- 
scopalis  breviariuni  et  syllabi  conciliorum  quam 
plurimi  tam  alphabelici  quam  thronologici  nec 
«on  geographici ,  explenlur  glossario  verborum 
roedi%  et  intima:  lalinitalis,  et  indice  rerum  om- 
nium locuplelissimo.  — Parent-Desbarres,  éditeur 
de  la  Collection  desSS.  Pères,  etc.,  rue  de  Seine- 
Saint  Germain  ,  18  ,  à  Paris. 

L'histoire  ecclésiastique  ,  qui ,  pendant  le  moyen 
âge  ,  est  rbistoirc  politique  de  toutes  les  nations 
chrétiennes;  les  bienfaits  de  l'Église  lors  de  l'inva- 
sion des  Barbares  et  durant  les  désordres  de  la  féo- 
dalité ,  quand  seule  elle  défendait  le  peuple  contre 
les  violences  des  seigneurs  ;  la  persistance  des  su- 
perstitions du  paganisme  romain  el  du  polythéisme 
des  peuples  barbares  qu'elle  eut  tant  de  peine  à  dé- 
truire- les  hérésies  nombreuses  contre  lesquelles 
elle  eut  si  long-temps  ù  lutter;  l'état  dci  personnes 
et  des  terres;  l'histoire  des  institutions  judiciaires 
des  diverses  époques,  toutes  ces  importantes  ques- 
tions dépendant  également  de  l'biitoire  civile  et  de 
l  histoire  ecdioiastique,  trouvent  dans  les  conciles 
de  nombreux  el  authentiques  documens. 

Un  rencontre  au>*i  dans  les  (ianons  des  textes 
fort  curieux  pour  les  sujets  qui  paraissent  le  plus 
étrangers  aux  décisions  ordinaires  des  ronriles,  tels 
que  la  géographie  de  la  basse  antiquité  et  du  moyen 

dge,  l'archUccluru  clircliviiue ,  U  Dumidoialiquc 


l'histoire  des  costumes,  du  commerce,  de  la  litté- 
rature ,  etc.,  etc. 

Quant  aux  objets  de  dogme  et  de  discipline  ec- 
clésiastique ,  on  sait  que  les  rfianons  des  conciles 
soni  des  autorités  que  rien  ne  peut  suppléer. 
l\l.  l'abbé  Caillau  a  bien  voulu  se  charger  de  revoir 
celle  partie  si  importante  et  si  délicate  du  travail 
que  nous  annonçons  aujourd'hui. 

1-es  llislurica  cxcorpla  (!)  renfermeront  tout  ce 
qui  se  rapporte  à  ces  questions  nombreubcs  et  di- 
verses (|ue  nous  venons  d'énumérer  ,  en  reprodui- 
sant le  texte  latin  de  tous  les  Canons  des  conciles  de 
tous  tes  pays ,  utiles  aux  éludes  ecclésiastiques  et 
historiques.  Une  courte  Notice,  en  français  ,  indi- 
quera sommairemeut  rhistori(|ue  du  concile,  en 
faisant  connaître  son  objet  et  ses  résultats  ;  des  notes 
explicatives  seront  jointes  quelquefois  aux  Canons. 

L'ouvrage  sera  terminé  par  un  Index  chronologi- 
que de  tous  les  conciles  ,  des  Index  particuliers  des 
conciles  de  chaque  pays, un  Glossaire  des  mots  de  la 
basse  latinité,  et  uneTable  très  détaillée  des  matières. 

A  une  époque  où  les  études  historiques  jouissent 
d'une  si  grande  faveur,  et  quand  ,  d'un  autre  côté, 
il  est  devenu  presque  impossible  de  se  procurer 
dans  le  commerce  une  bonne  collection  des  Conciles, 
il  est  permis  d'espérer  que  cette  Collection  choisie 
sera  bien  accueillie  du  clergé  el  du  public  savant. 


CHRONOLOGIE  HISTORIQUE  DES  PAPES,  DES 
CONCILES  GÉNÉRAUX  ET  DES  CONCILES  DE 
FRANCE  ,  par  M.  Louis  de  Mas  Latrie.  Un  vol.  grand 
in-8^,  orné  du  portrait  gravé  de  S.  S.  Grégoire  XVI. 
li"^  édition.  Prix  :  7  fr.  110  c. 

Avec  les  lioG  portraits  lithographies  des  Papes  de- 
puis saint  Pierre  jusqu'à  nos  jours,  sur  une  feuille 
de  vélin  grand-colombier.  Prix  :  12  fr. 


BONTÉ  ET  GRANDELK  DE  DIEU,  manifestées 
par  ses  œuvres  ,  ou  Entreliens  sur  la  beauté  de 
la  nature  ,  offerts  à  l'enfance  ,  par  mademoiselle 
de  Flauubkuuics.  Seconde  édition  ,  revue  et  aug- 
mentée ,  à  Paris ,  chez  Eymery  ,  quai  Voltaire  , 
N"  Lî. 

C'est  une  bonne  fortune  que  de  pouvoir  parler 
d'un  livre  que  l'on  peut  offrir  aux  cnfans  sans  crain- 
se  mêle  aux  enseignemens  qui  y  sont  consignés  ;  et 
c'est  ce  que  nous  pouvons  dire  du  livre  que  nous 
dro  qu'aucune  doctrine  contre  la  foi  ouïes  mœurs 
annonçons  ici.  L'histoire  de  la  création  ,  les  diffé- 
rens  phénomènes  de  la  nature  y  sont  exposés  avec 
clarté,  simplicité,  et  souvent  accompagnées  d'his- 
toires, «le  descripiioMS  en  prose  et  en  vers,  qui  dé- 
notent chez  mademoiselle  Flaugergues  un  beau  ta- 
lent de  style,  comme  le  fond  du  lirre  annonce 
beaucoup  d'instruction  ,  et  surtout  une  instruction 
chrétienne. 

(i)  Cette  rolleclion  des  conciles  ,  compleiuent  in- 
dispensable de  la  rolleclion  latine  des  Pères ,  sera 
publiée  dans  le  même  format  el  aux  mêmes  condi- 
tions, et  sera  roiiipo>ee  de  iî  à  10  volumes.  On  soii- 
srrii  dés  ce  jour  chez  M.  Paient-Desbarres ,  rue  de 
bciue-Sl.-Geriuam ,  it;. 


L'UNIVERSITÉ 

CATHOLIQUE. 


JL .Al.. ■!..■:  .*■■- 


ê^i\mi$  ê>^çnU$. 


COURS  DÉCO?^OMIE  SOCIA.LE. 


QUATORZIÈME   LEÇON   (1). 

La  France  sociale  unitaire  et  la  France 
sociale  catholique  sont  simples  et  nor- 
males parce  qu'elles  impliquent  chez 
tous  les  associes  une  sociabilité  uni- 
forme. En  effet,  unitaires  ou  catholi- 
ques ,  concentrés  en  un  seul  peuple ,  sous 
l'influence  d'un  culte  qui  ne  comporte 
pas  un  plus  large  développement,  ou 
partagés  en  nations  indépendantes  par  la 
toute-puissance  d'une  religion  humani- 
taire, ils  empruntent  également  leur 
connaissance  du  bien  et  du  mal  à  la 
môme  source,  ils  appartiennent  à  la 
m<jme  association  spirituelle,  ils  ont  un 
mC'me  intérêt  éternel,  un  môme  sacer- 
doce. Dès-lors  la  tâche  du  législateur 
terrestre  devient  facile,-  car  les  institu- 
tions civiles  et  politiques  (c'est-à-dire 
l'ordre  légal)  se  formulent  eu  quelque 
sorte  spontanément,  et  elles  reprodui- 
raient d'une  manière  absolue  le  type 
idéal  fourni  par  la  croyance  commune, 
si  le  monde  extérieur,  avec  ses  exigences, 
ne  venait  les  modifier  selon  les  siècles, 
les  lieux  et  les  climats;  mais  l'uniformité 
absolue  de  doctrine  qui  constitue  Tes- 
sence  de  ces  deux  systèmes  de  civilisa- 
lion  a  rarement  existé,  et  si  nous   le- 

(l)  Voir  ta  i7^^  leçon  dans  le  n-^  41,  t.  j\\^  p,  52o. 
TOMB  VI II.  —  ■•  4ii,  1859. 


nions  à  en  produire  des  exemples,  nous 
serions    obligés    de    remonter  jusqu'au 
berceau  des  grandes  races  humaines,  ou 
de  descendre  parmi  nos  contemporains 
jusqu'aux  fétichistes  de  la  côte  de  Gui- 
née ,  ou  aux  sauvages  de  l'Amérique,  avec 
leurs  manitoux.  C'est  que  ,  dès  le  com- 
mencement, les  émigrations,  les  conquê- 
tes, l'oubli,  tantôt  lent  et  tantôt  rapide, 
des  traditions  premières,  la  dégradation 
inévitable  des  cultes  faux,  les  hérésies, 
les  révoltes  de  l'intelligence  ou  des  pas- 
sions de  l'homme,  tout  a  conspiré  pour 
détruire  l'unité  spirituelle  des  nations  do 
la  terre.  Ainsi ,  après  s'être  séparées  les 
unes  des  autres  en  embrassant  des  doc- 
trines contraires,  elles  ont   lini  par  re- 
trouver, chacune  dans  son  propre  sein, 
les  discordes  sociales,  qui  sont  la  plaie 
profonde  et  permanente   du  genre  hu- 
main. Sans  doute,  on  peut  et  on  doit  ne 
tenir  aucun  compte  de  ces  dissidences, 
quand  l'immense  majorité  des  citoyens 
de   la  même   patrie  se  groupe  avec    foi 
autour  d'un  seul  autel  ;  mais  lorsqu'ils  se 
partagent  entre  plusieurs  cultes,  lorsque 
le  rationalisine  lui-même  est  entoure  de 
nombreux   disciples,    la   civilisation  du 
pays  qui  présente   un  pareil    spectacle 
s'en  ressent  d'une  manière  fatale  et  né- 
cessaire ;  ceux  qui  l'habitent  obéissent , 
il  est  vrai,  au  même  pouvoir  temporel; 

it 


m'y 


COUKS  D'ÉCONOMTE  SOCIALE, 


ils  consliluonl  ,  si  l'on  veut,  im  pouple 
uni(|ii(*.  vl  lUMMinoiiis  leur  vie  im>r,»l«\ 
leur  sociabilité  a  des  conditions  diffé- 
renles.  et  le  législateur  liuniaiii,  soumis 
ù  tous  les  clian^'cnicns  île  la  forme  so- 
ciale de  liiinsaction  ,  est  oblij^é  ou  d'op- 
primer une  partie  des  croyans  adminis- 
trés par  lui,  ou  i\c  renonctM-  h  loule 
action  civilisatrice,  à  tout  perfectionne- 
ment véritable. 

En  effet .  on  ne  peut  concevoir,  dans  le 
même  empire,  dans  la  mèuiecité,  la  co- 
existence de  plusieurs  doctrines  sociales 
qu'à  l'aide  de  la  conquête  ou  du  prosély- 
tisme. Tantôt,  une  nation  victorieuse  im- 
posera son  jou^  à  des  peuples  qui  profes- 
sent un  culte  opposé  au  sien,  et  tantôt 
un  citoyen,  acceptant  des  croyances 
é' Iran  gères,  promuli^uant  une  croyance 
nouvelle,  ou  protestant  contre  toute 
croyance  ,  inoculera  ses  opinions  à 
<rautres  citoyens,  jusqu'à  ce  qu'enlin  le 
nombre  des  dissidens  soit  assez  nom- 
breux pour  attirer  Tattenlion  publique. 
Dans  lune  et  l'autre  hypothèse,  des  so- 
ciabilités rivales  seront  en  présence;  ri- 
vales, parce  que  les  unes  répuleront  bon 
ce  que  les  autres  réputeront  mauvais,  et 
il  faudra  bien  alors  ou  que  le  pouvoir 
temporel  prête  sa  force  aux  consciences 
en  li.'.rmonie  avec  la  sienne,  ou  qu'il  se 
tléclare  incompétent  à  Tégard  de  toutes 
les  questions  que  le  for  intime  de  ses  ad- 
ministrés ne  résout  pas  d'une  même  ma- 
nière. Dans  le  premier  cas,  il  placera 
ceux  qui  ne  sont  pas  ses  co-réligionnaires 
ou  ses  coincréduLes  dans  la  nécessité  de 
choisir  enire  leur  intérêt  éternel  et  leur 
intérêt  terrestre,  entre  les  cliAlimens 
dont  il  les  menace  et  les  chûtimens  dé- 
noncés contre  eux  par  leurs  croyances j 
<lans  le  second  cas,  il  renoncera  à  toute 
véritable  influence  sur  la  société,  se  bor- 
nant, pour  ainsi  parler,  à  une  action 
toute  matérielle,  sans  foi  possible  pour 
lui-même  et  sans  morale  en  tant  (jue 
pouvoir,  et  incapable  de  réaliser  l'idéal 
d'aucuiie  des  doctrines  soumises  à  sa  do- 
mination .  parce  (|ue  cet  idéal  est  à  la 
fois  multiple  et  contraire.  Quel  que  soit 
son  choix,  il  sera  obligé  d'ajourner 
toute  espérance  de  progrèsjusqu'à  ce  que 
parmi  les  croyances  qui  impriment  à  la 
nation  des  tendances  of)posées  il  y  en  ait 
nnc  qui  absorbe  toutts  les  autres,  et  s'il 


essaie  de  liAter  ce  moment  par  son  inter" 
venlion,  il  ne  parviendra  vraisemblable- 
ment qu'à  transformer,  comme  autrefois 
Louis  \1V.  de  bons  prolestans  en  mau- 
vais catiioliqups,  c'est  à-dir(î  à  altérer,  à 
détruire  la  sociabilité  des  citoyens  qui 
céderont  à  des  considérations  toutes  ter- 
resties;ou.  comme  aujourd'hui  le  roi 
de  Prusse,  à  ranimer  le  zèle  des  dissi- 
dens et  en  aliénant  leurs  affections,  à 
compromettre  l'existence  même  de  son 
autorité.  Tels  sont  les  premiers  inconvé- 
niens  qui  découlent  de  la  forme  sociale 
de  transaction,  inconvéniens  si  graves 
qu'ils  sullisenl  pour  expliquer  les  efforts 
que  les  gouvernemens  ont  toujours  faits 
pour  lui  substituer  soit  la  forme  uni- 
taire, soit  la  forme  catholique.  Ln  exem- 
ple, pris  dans  ce  qui  se  passe  autour  de 
nous,  suffira  pour  donner  la  mesure  des 
dangers  que  nous  venons  d'indiquer. 

Français,  nous  ne  voulons,  nous  ne 
pouvons  pas  croire  que  le  gouvernement 
de  la  France  consente  jamais  à  l'abandon 
de  lAlgérie,  et  déjà  nous  considérons  nos 
possessions  d'Afrique  comme  faisant  par- 
tie intégrante  de  notre  belle  patrie  :  nous 
avons  donc  parmi  nos  concitoyens,  non 
seulement  des  juifs,  des  catholiques  ,  des 
protestans,  des  incrédules,  mais  encore 
des  musulmans,  et  comme  tous  jouissent 
des  mêmes  droits,  que  la  liberté  de  con- 
science est  promise  h  tous,  il  faudra 
bien  accorder  aux  enfans  de  Mahomet  le 
triste  privilège  de  la  polygamie  et  du  di- 
vorce, sous  peine  de  mécontenter  pro- 
fondément une  population  dont  l'amour 
nous  est  si  nécessaire,  et  qui ,  en  outre, 
lorsqu'elle  réclamera  à  sou  profit  un 
changement  radical  dans  le  Code  civil, 
aura  de  son  côté  la  justice  telle  que  la 
conçoit  la  Charte.  Cependant,  on  ne 
pourra  reléguer  l'islamisme  sur  la  rive 
méridionale  de  la  ."Méditerranée ,  refuser 
auxCabyles,  nos  fières,  la  permission 
de  construire  des  mosquées  sur  le  vieux 
sol  de  la  commune  patrie,  leur  interdire 
le  droit  d(î  faire  des  prosélytes  parmi  les 
Irançais  d'Europe.  Il  faudra  donc  auto- 
riser encore  la  polygamie  quant  aux 
nouveaux  convertis,  la  reconnaître  lé- 
gale, ou  bien  faire  des  lois  d'exception 
en  matière  de  croyance,  et  condamner 
le  chrétien  qui  se  fait  musulman  à  rester 
monogame.  Certes,  nous  croyons  peu  à 


PAR  M.  DE  COUX. 


167 


la  sincérité  de  l'iiommo  qpi ,  après  avpir 
connu  rpvangile,  lui  préfère  le  Cpran; 
mais  la  loi  humaine  peut-elle  pénétrer 
dans  son  for  intime,  lire  dans  son  cœur, 
distinguer  l'erreur  du  mensonge,  et  se 
constituer  l'arbitre  des  convictions,  alors 
que,  même  légalement,  elle  ne  peut  se 
poser  comme  l'arbitre  du  vrai? 

Aujourd'hui ,  l'Europe  entière  ne  con- 
naît plus  que  la  forme  sociale  de  trans- 
action, puisque  sur  toute  l'étendue  de  sa 
surface  il  n'est  plus  un  seul  État  dont  les 
habitans  prpfessent  le  ménie  culte,  ap- 
partiennent au  même  système  de  socia- 
bilité. Mais  parmi  les  nations  chrétien- 
nes, du  moins,  tous  les  citoyens, 
croyans  ou  incrédules  ,  n'ont  quant  à  la 
famille  qu'une  morale  unique;  car  les 
non-croyans  eux-mêmes,  avec  la  seule 
exception  des  saint-sinioniejis,  sont  tel- 
lement catholiques  sous  ce  rapport ,  que 
la  Chambre  des  pairs  a  plus  d'une  fois 
repoussé  les  tentatives  faites  afin  d'alté- 
rer le  grand  principe  catholique,  et  non 
pas  protestant,  de  Tindissolubilité  du 
lien  nuptial.  Cet  accord  de  la  conscience 
des  uns,  de  la  raison  des  autres,  sur  les 
questions,  pour  ainsi  parler,  élémentai- 
res de  la  civilisation  chrétienne,  a  puis- 
samment contribué  à  faire  perdre  de  vue 
les  périls  du  système  social  qui  nous  ré- 
git; mais,  nous  n'hésitons  pas  à  le  pré- 
dire, la  présence  de  l'islamisme,  sur  la- 
quelle les  auteurs  du  Code  civil  n'avaient 
])as  compté,  ne  tardera  pas  à  produire 
ses  conséquences  naturelles,  soit  en 
amenant  une  vive  réaction  contre  le 
principe  même  de  la  liberté  de  con- 
science, soit  en  altérant  d'une  manière 
permanente  la  constitution  de  la  famillej 
et  comme  la  découverte  d'une  erreur  en- 
traîne presque  toujours  la  découverte  de 
plusieurs  autres  erreurs,  on  ne  tardera 
pas  à  reconnaître  que  la  pluralité  des 
croyances,  alors  même  qu'elles  ne  sont, 
pour  ainsi  parler,  que  des  variantes  les 
unes  des  autres,  est,  ainsi  que  nous  l'a- 
vons déjà  dit,  un  obstacle  que  la  civili- 
sation, si  hardie  qu'elle  soit  dans  son 
vol,  ne  parviendra  jamais  à  franchir. 
Avec  des  esprits  sociables  de  la  même 
manière,  ou  à  peu  près  de  la  même  ma- 
nière quant  au  mariage,  et  quant  à  la  sé- 
curité des  choses  cl  des  personnes,  bien 
que  leur  social^ililé  ne  repose  pas  sur  les 


mêmes  garanties  ,  la  société  peut  à  la  ri- 
gueur garder  les  biens  qu'elle  a  acquis. 
Mais,  d'une  part,  la  fraternité  des  ci- 
toyens qui  ne  professent  pas  la  même 
croyance  ne  saurait  jeter  de  profondes 
racines,  et  de  l'autre,  les  dissentimens 
qui  existent  entre  eux  sur  des  points  qui, 
à  ne  consulter  que  leur  intérêt  purement 
matériel,  seqablent  au  premier  abord 
n'avoir  qu'pne  faible  valeur,  paralysent 
à  la  longue  et  d'une  manière  funeste  l'ac- 
tion gouvernementale.  Ces  deux  consé- 
quences de  la  forme  sociale  de  transac- 
tion sont  assez  importantes  pour  mériter 
de  notre  part  un  sérieux  examen. 

Tout  peuple  qui  a  un  culte  ^  lui,  culle 
qui  n'est  celui  d'aucun  autre  peuple ,-  ou, 
en  d'autres  termes,  tout  peuple  unitaire 
confond  dans  sa  pensée,  et  par  la  seule 
force  des  choses,  la  divinité  qu'il  adore 
avec  la  patrie,  et,  s'il  est  polythéiste,  il 
ira   presque  toujours  jusqu'à   placer  la 
patrie  elle-même  au  nombre  de  ses  dieux. 
Pour  lui,  le  patriotisme  aura  donc  quel- 
que  chose  de  saint,  de  sacré,  à  moins 
qu'il  ne  soit  comme  l'Hindou  ou  le  Thi- 
bétain,  nettement  panthéiste  ;  car  alors 
son  pays  véritable  sera  le  grand  tout ,  le 
Pan  ;  et  brisé  dans  son  existence  collec- 
tive par  ses  aspirations  vers  l'existence 
universelle,   il  offrira   l'étrange  phéno- 
mène d'une  race  insouciante  de  la  vie,  et 
cependant    toujours    vaincue,   toujours 
esclave  de  l'étranger.  Ainsi ,  la  forme  so- 
ciale unitaire,  lorsqu'elle  ne  repose  pas 
sur  un  pareil  ordre  d'idées  ,  contribuera 
d'une  manière  puissante,  ainsi  que  nous 
l'avons  montré  dans  une  précédente  le- 
çon, à  donner  au  sentiment  de  nationa- 
lité un  caractère  moral ,  à  le  hausser  et 
à  le  fortifier  de  considérations  puisées 
ailleurs  que  dans  le  grossier  désir  d'un 
bien-être    purement  matériel.  La  forme 
sociale    calholitiue    produira     sur    une 
échelle  plus  largo,  bien  que  d'unq  ma- 
nière moins  directe  peut-être,  des  con- 
séquences analogues ,  et   le   patriotisme 
qui  en  sortira  ne  perdra  rien  de  sa  mo- 
ral i'é  ou  de  sa  vigueur  h  la  double  forme 
qu'il    affectera;    nous  disons  la   double 
forme  ,  parce  i\nc  les  nations  qui  ])rofes- 
scnt  un  même  culte  consliluenl  une  as- 
sociation spirituelle,  qui,  si  bienveillante 
on   théorie  qu'on  la  suppose  envers  les 
autres  nalioîis  ,  n'en  sera  pas  moins  obli- 


168 


COURS  D'ÉCONOMTK  SOCIALt: , 


^rc  d(?  pourvoir  h  sn  propre  st^ciirilr  eu 
rc'poussanl  leurs  altaf|nes,  en  leur  ren- 
dant aj;j;ression  pour  aj^f^ression ,  et 
haine  pour  haine.  Le  croyant  catliolique 
ou  humiinitdii'c  sera  donc  en  premier  lieu 
patriote  au  prolit  ch'  la  société  catholi- 
que tout  entière,  sans  distinguer  la  cité 
h  lafjuelle  il  appartient  des  autres  cités 
en  eoniniunion  de  foi  avec  elle,  et  ses 
passions  honnes  et  mauvaises,  son  or- 
gueil comme  son  dévouement  prendront 
une  part  active  à  toutes  les  luttes  enga- 
gées entre  cette  société  et  les  sociétés  ri- 
vales. Ainsi,  au  moyen  5ge,  lorsque, 
pour  nous  servir  de  l'expression  propre 
et  qui  rend  si  bien  notre  pensée,  la  rcpu- 
hlique  chrctienne  était  assaillie  au  nord- 
est  par  les  idolAtres  de  la  Pologne ,  à 
l'est  et  au  sud  par  les  musulmans,  tous 
les  chrétiens  avaient  un  intérêt  direct  et 
personnel  dans  ces  guerres,  et  Français 
ou  Anglais,  Italiens  ou  Allemands,  Sué- 
dois ou  Espagnols,  ils  volaient  au  se- 
cours des  points  les  plus  faibles  et  les 
plus  menacés,  comme  le  font  les  ci- 
toyens d'une  même  patrie  à  l'heure  de 
son  danger.  En  second  lieu,  et  indépen- 
damment de  l'amour  général  qu'il  porte 
à  la  société  catholique,  amour  qui  s'af- 
faiblira naturellement  à  mesure  qu'elle 
dominera  dans  une  mesure  plus  com- 
plète ses  anciennes  ennemies,  le  croyant 
humanitaire  éprouvera  un  amour  spécial 
pour  le  pays  qui  l'a  vu  naître ,  et  cet  at- 
tachement, comparé  au  premier,  ne  sera 
pas  sans  quelque  analogie  avec  l'affection 
en  vertu  de  laquelle  le  croyant  unitaire 
donne  à  sa  ville  ,  à  sa  province  natale  , 
une  éclatante  préférence  sur  les  autres 
villes,  les  autres  provinces  de  son  pays. 
La  ressemblance  est  d'autant  plus  grande 
que,  chez  tous  les  deux,  le  patriotisme 
locdL,  de  nation  pour  l'un,  de  province 
pour  l'autre,  se  manifeste  avec  une  éner- 
gie (|ui  croît  toujours  en  raison  directe 
de  l'inactivité  de  leur  patriotisme  ge/zJ- 
ral.  L'humanitaire  oublie  son  pays  ,  l'u- 
nitaire sa  ville  ou  sa  commune,  dans  les 
périls,  celui-ci  de  la  patrie,  celui-lfi  de 
l'association  rathoiùjiic,  et  c'est  senh^- 
ment  plus  tard,  lorsque  le  danger  est 
passé,  (jue  les  sentimens  d'un  ordre  se- 
condaire se  réveillent  et  retrouvent  leur 
énergie;  mais  Vhuinaniiairc ,  s'il  subor- 
donne dans  ces  grandes  circonstances  à 


son  pays  spirituel  son  pays  terrestre, 
n'eu  porte  pas  moins  h  celui  ci  une  affec- 
tion pure,  une  affection  d(»  devoir,  une 
affection  indépendante  des  bienfaits  ex- 
clusivement terrestres  qu'il  en  attend, 
froissé  par  une  législation  dont  les  fa- 
veurs sont  inégalement  réparties,  il  se 
plaindra  peut-être,  mais  sa  plainte  ne 
sera  jamais  une  menace,  surtout  (juand 
il  aura  conscience  que  les  classes,  les 
lieux  auxquels  des  privilèges  sont  accor- 
dés, les  obtiennent  moins  à  leur  prolit 
qu'au  profit  de  la  nation  tout  entière. 
En  effet,  par  cela  même  que  lui, 
croyant,  il  appartient  à  un  peuple 
croyant  et  vivant  en  tant  que  peuple  de 
sa  croyance,  il  se  laisse  aller  sans  peine 
et  presque  sans  le  savoir  à  cette  opinion 
publique  qui  n'accorde  à  l'intérêt  tempo- 
rel qu'une  place  très  secondaire,  et,  sa- 
tisfait de  voir  que  rien  n'est  refusé  aux 
besoins  de  son  intérêt  éternel,  il  répute- 
rait  criminelles  les  ébullitions  d'un  mé- 
contentement qui  compromettrait  la  sé- 
curité générale  pour  le  seul  avantage  de 
son  bien-être  personnel. 

Mais  la  société  de  transaction  repose 
sur  une  autre  base  ;  elle  n'a  aucun  lien 
moral,  ne  connaît  aucun  intérêt  spiri- 
tuel, et  si  parmi  les  membres  dont  elle 
est  composée  il  y  a  des  croyans ,  et  des 
croyans  nombreux,  pour  qui  le  pouvoir 
temporel,  considéré  simplement  comme 
garantie  d'ordre,  est  chose  sainte,  l'ap- 
pui qu'ils  lui  portent  est  presque  tou- 
jours passif  en  ce  sens  qu'ils  ne  font  rien 
pour  le  renverser  et  peu  pour  le  soute- 
nir. Comme  les  sociétaires  relèvent  d'as- 
sociations spirituelles  différentes,  comme 
ils  ne  forment  pas  ensemble  une  même 
association  spirituelle,  ils  n'ont  pu  s'u- 
nir, et  ne  peuvent  demeurer  ujiis  qu'en 
raison  de  convenances  purement  terres- 
tres, à  cause  des  bénéfices  réiuctibles, 
pour  ainsi  pailer,  en  ceux  qu'ils  retirent 
de  leur  agrégation,  et  chacun  d'eux  est 
toujours  prêt  à  la  rompre  aussitôt  qu'il 
s'aperçoit  qu'il  y  aurait  profit  pour  \\\'\  à 
entrer  dans  une  autre  combinaison.  Sans 
doute  ,  la  communauté  d'origine  et  de 
langage,  la  puissance  des  vieilles  habi- 
tudes et  rorgu(*il  national  que  ces  causes 
réunies  finissent  toujours  par  engendrer, 
neutralisent  dans  une  nuîsure  quelconijue 
ces  germes  de  dissolution  ,  et  le  bras  de 


PAR  M.  DE  COUX. 


169 


fer  d'un  gouvernement  qui  dispose  de 
tous  les  emplois  civils  et  militaires  con- 
servera quelque  temps  encore  un  sem- 
blant d'existence  à  cette  unité  sociale 
qu'il  représente,  et  à  laquelle  il  ne  sau- 
rait survivre:  mais  la  forme  de  transac- 
tion ,  qu'il  a  peut-être  acceptée  avec 
joie,  n'en  portera  pas  moins  ses  fruits, 
et  l'association  qu'il  administre  ne  sera 
pas  moins  ce  qu'est  toute  compagnie 
commerciale  ,  compagnie  dont  la  durée 
est  nécessairement  subordonnée  aux 
éniolumens  que  les  sociétaires  en  reti- 
rent, et  qui  entre  en  liquidation  au  bout 
d'un  certain  temps,  lorsque  plusieurs 
d'entre  eux,  à  la  place  des  dividendes 
qu'ils  s'étaient  promis,  ne  trouvent  que 
des  pertes.  La  Piussie,  les  États-Unis 
d'Amérique  et  la  France  ne  sont  pas  les 
seules  nations  civilisées  chez  lesquelles 
se  manifestent  les  symptômes  du  mal 
dont  nous  venons  de  parler,  et  ce  que 
nous  allons  en  dire  peut  être  appliqué 
avec  une  égale  vérité,  bien  que  dans  des 
mesures  différentes,  à  tous  les  peuples 
constitués  sous  l'empire  de  la  forme  so- 
ciale de  transaction. 

On  a  dit  et  avec  raison  que  la  Russie 
c'est  l'empereur,  ou,  en  d'autres  termes, 
que  la  Russie  ne  serait  plus  si  tous  les 
pouvoirs  n'étaient  concentrés  dans  la 
main  d'un  seul  homme ,  ûme  de  cet  im- 
mense empire  et  le  résumant  dans  sa 
personnalité.  Que  cet  homme  vienne  à 
perdre  le  prestige  de  force  militaire 
qui  l'environne  ;  supposez-le  vaincu  par 
un  ennemi  étranger  ,  ou  succombant 
comme  pouvoir  devant  une  faction,  et 
alors  disparaîtra  l'immense  édifice  de  la 
puissance  moscovite.  En  effet ,  ce  n'est 
pas  volontairement  que  le  RaskoUnich  se 
presse  contre  le  Grec  schismatique ,  le 
Musulman  ou  le  Boudhiste  contre  le  Ca- 
tholique, et  tous  ensemble  contre  le 
grand  seigneur,  qui  a  lu  \  oltaire,  le  sa- 
vant, dont  la  philosophie  allemande  a 
obscurci  l'intelligence.  Les  langues,  les 
origines  sont  diverses  dans  ces  vastes  ré- 
gions ;  et  comme  des  croyances  unifor- 
mes, une  sociabilité  unique,  n'assimi- 
lent pas  ces  élc'mens  hétérogènes ,  ils 
n'adhèrent  les  uns  aux  autres  que  par  la 
soudure  du  knout  ,  d'une  faijon  toute 
matérielle,  grûcc  à  romnipotenciî  et  eu 
quelque  sorte  à  l'omnipréseuce  de  l'au- 


tocrate. Si  quelque  sentiment  moral  vient 
en  aide  au  souverain  dans  sa  tâche  pé- 
nible et  périlleuse,  c'est  une  pensée  de 
conquête  ,  et  lorsqu'elle  aura  été  réali- 
sée ,  quand  il  faudra  livrer  à  chaque  cu- 
pidité locale  ou  individuelle  sa  part  de 
butin  ,  des  dissensions  ,  qu'aucune  force 
humaine  ne  pourra  comprimer ,  éclate- 
ront fatalement.  Les  Russes  placés  sur  les 
lleuves  qui  tombent  dans  la  Baltique  au- 
ront des  besoins  opposés  à  ceux  des  Rus- 
ses de  la  Mer-jNoire  et  de  la  Méditerranée. 
Saint-Pétersbourg  sera  en  guerre  avec 
Constantinople,  et  Moscou,  se  souvenant 
qu'elle  a  été  autrefois  la  capitale  de  Pem- 
pire,  se  soulèvera  contre  les  prétentions 
de  ces  deux  villes,  moins  à  cause  de 
Phonneur  qu'à  cause  des  profits  assurés 
aux  lieux  où  siège  le  pouvoir.  Et  cepen- 
dant les  progrès  de  l'industrie  viendront 
aigrir  les  querelles,  envenimer  les  riva- 
lités. Il  y  aura  des  provinces  que  ruine- 
rait la  liberté  commerciale  ,  des  provin- 
ces que  cette  liberté  enrichirait.  Com- 
ment concilier  ces  intérêts  contraires  et 
au-dessus  desquels  ne  plane  aucun  intérêt 
moral?  Où  est  le  tarif  qui,  un  peu  plus 
tôt  ou  un  peu  plus  tard,  n'amènera  pas, 
abstraction  faite  de  toute  autre  cause ,  la 
destruction  de  l'unité  russe? 

Comme  la  Russie,  les  Anglo-Américains 
forment  une  association  politique,  et  non 
une  association  morale  ou  spirituelle. 
Aussi  ce  peuple,  malgré  les  avantages  de 
sa  position,  est-il  déjà  fatigué  du  mal 
qui,  dans  un  temps  peu  éloigné,  doit  lui 
être  funeste.  Les  états  du  nord,  plus  an- 
ciens ,  plus  peuplés  que  les  étals  du  sud , 
commencent  déjà  à  s'occuper  de  travaux 
industriels,  et  incapables  qu'ils  sont  de 
soutenir ,  même  sur  leur  propre  sol ,  la 
concurrence  anglaise,  ils  sentent  (Qu'ils 
perdront  une  grande  partie  de  leur  pros- 
périté le  jour  où  les  droits  qui  les  protè- 
gent contre  les  fabricans  étrangers  se- 
ront définitivement  supprimés.  Mais  ces 
droits,  si  lucratifs  pour  eux  ,  appauvris- 
sent à  deux  titres  différcns  leurs  frères 
du  midi,  lesquels,  produisant  des  ma- 
tières preuiières  et  ne  les  mettant  pas  en 
œuvre  ,  sont  également  intéressés  à  ven- 
dre cher  leurs  cotons  eu  laiiu*  et  à  rache- 
ter au  meilleur  marché  possible  leurs 
tissus  de  coton.  Or,  les  taxes  sur  les  pro- 
duits anglais  les  endiérissent  d'une  part, 


170 


courts  D'ÉCOiNOMlK  .SOCIAIJ",  l'Ai;  i\l.  l)i:  coux. 


el  (le  raiilrrollosr(^T£;issenld'iincmnni(^re 
SLMisil)lr  stir  la  valt'iir  v(''nalc  des  (leurres 
doniu^cs  en  i^ciiaiif^e.  Les  ('lats  du  sud 
sont  donc  moins  riches  (pi'ils  ne  le  se- 
laienl  s'ils  constiluaicnt  à  eux  seuls  une 
ftSlt*ralion  libre  de  tons  liens  avec  les 
états  du  not'd  ,  et  comme  aucun  In'ru'fïce 
spirituel  ne  les  di-doninia^c  de  cette 
perte;  comme  Viinion  est  fondc^e  sur  le 
principe  de  Viitilité  purement  matérielle, 
qui  ne  Toit  encore  ([U'elle  ne  saurait 
longtemps  survivre  à  ractiou  dissol- 
vante d'un  pareil  antagonisme? 

(Mie  si  nous  louri;ons  nos  re£jards  vers 
notre  propre  patrie,  nous  apercevons 
les  sytîiptômes  d'une  dissolution  natio- 
nale moins  in(îvilable  peut-être,  mais  à 
laquelle  la  France  n'échappera  certaine- 
ment pas,  à  moins  que  les  intérêts  spi- 
rituels qui  l'ont  faite  ce  qu'elle  est  ne 
reprennent  avec  leur  première  unité 
leur  prépondérance  primitive.  En  effet, 
les  provinces  du  nord  ont  bien  plus  que 
leur  part  dans  la  sollicitude  du  ^^ouver- 
nement ,  et  soit  qu'il  s'agisse  d'établir 
des  routes,  de  creuser  des  ports  ou  des 
canaux,  les  provinces  du  midi,  qu'on 
n'oublie  jamais  dans  le  vote  des  im|lôts, 
sont  traitées  à  peu  près  comme  des  en- 
fans  adultères  auxquels  on  accorde  à 
peine  Une  pension  alimentaire.  JMais  elles 
soufflent  bien  plus  encore  du  monopole 
industriel  accordé  A  la  France  du  nord 
par  notre  système  prohibitif;  car  elles 
sont  essentiellement  agricoles,  et  elles 
étouffent  sous  la  surabondance  de  leurs 
denrées  dont  l'étranger  ne  veut  point 
parce  que,  au  profit  des  manufacturiers 
de  la  psormandie,  de  la  Flandre  et  de 
l'Alsace,  notre  frontière  est  fermée  aux 
marchandises  de  l'étranger.  Elles  sont 
donc  dans  une  position  pareille  à  celle 
des  états  américains  du  sud.  Chose  re- 
marquable !  le  favoritisme,  qui  lui  fait 
tant  de  mal  ,  n'est  pas  un  événement 
nouveau.  Il  existe  depuis  que  Paris  est  la 
capitale  du  royaume.  Cl  il  a  fait  la  for- 
tune d'abord  de  la  noblesse  cl  puis  des 
industriels  du  nord  aux  dépens  de  la  no- 
blesse et  des  agriculteurs  du  sud.  Colbert 
le  formula  en  système,  et  cependant 
nous  ne  sachons  pas  que,  jusqu'aux  temps 
actuels,  les  habitans  du  midi  aient  ja- 
mais songé  à  entrer  en  compte  avec  les 
habitans  du  nord,  à  réclamer  une  dis- 


tribution plus  é^^ale  des  fav^^nrs  tte  l'ad- 
ininistration.  C'est  qu'alors  le  bien-i^tre 
moral  passait  avant  le  bien  être  matériel; 
c'est  qu'alors  le  lien  moral  étant  le  même 
pour  tous  les  Francjais,  ils  ddlicraicnL 
les  uns  aux  autres.  Ils  formaient,  à  les 
prendre  en  masse,  un  état  spirituel  col- 
h'ctif  dont  l'unité  avait  sa  condition  ail- 
leurs que  dans  une  question  de  douane. 
Plus  tard,  sous  l'empire  ,  la  gloire  fut  le 
ciment  de  notre  nationalité ,  ciment  dont 
la  force  n'est  encore  usée  ni  en  r»ussie, 
ni  même  aux  Etats-Unis,  mais  qu'épuise 
au  bout  d'un  peu  de  temps  la  victoire 
comme  la  défaite.  Ea  paix  vient  tôt  ou 
tard,  et  les  provinces,  les  villes  et  jus- 
qu'aux communes  ,  préoccupées  de  leurs 
cupidités  locales,  s'aperçoivent  bientôt 
que  les  unes  jouissent  d'avantages  re- 
fusés aux  autres  ;  et  quand  les  mieux  par- 
tagées parlent  de  patriotisme,  celles  qui 
souffrent  voient  ce  qu'il  y  a  de  sordide 
dans  un  pareil  langage,  et  finissent  par 
prononcer  te  niot  fatal  de  séparation. 
Comme  elles  vivent  dans  la  forme  so- 
ciale de  transaction,  comme  elles  sont 
attachées  au  gouvernement  central  par 
des  affinités  exclusivement  financières, 
il  est  dans  la  nature  des  choses  qu'elles 
brisent  le  pacte  de  leur  main  aussitôt  que 
les  pertes  Remportent  sur  les  bénéfices. 
Qu'on  ne  s'y  trompe  point,  les  débats  si 
ardens  qu'ont  déj.'»  soulevés  les  intérêts 
contraires  des  colons  et  des  fabricans  de 
sucre  de  betteraves  ne  sont  que  la  pré- 
face d'une  lutte  bien  autrement  grave, 
bien  autrement  sérieuse  entre  le  nord  et 
le  midi.  L'importance  commerciale,  que 
la  Méditerranée  reconquiert  graduelle- 
ment, hAtera  la  catastrophe  ;  car  l'indus- 
trie des  départemetis  méridionaux  de- 
viendra d'autant  plus  avide  qu'elle  sera 
plus  grande,  et  quelques  années  de  pros- 
périté suffiront  peut-être  pour  partager 
les  électeurs  et  les  élus  en  deux  corps 
compactes  et  ennemis.  L'un  exigera  net- 
tement les  bénéfices  d'un  commerce  li- 
bre ;  l'autre  demandera  non  moins  im- 
périeusement la  perpétuité  du  système 
prohibitif:  et  comme  chacun  de  ces  for- 
midables partis  sera  contraint  ,  sous 
peine  de  sa  propre  ruine  ,  de  réclamer 
la  ruine  nécessaiie,  fatale,  de  l'autre 
parti ,  que  deviendra  notre  unité  natio- 
nale .  celte  unité  respectée,  aiméu.  vou 


COURS  D'HISTOIRE  DE  FftÀNCE,  PAR  M.  DUMOINT. 


171 


lue  de  tous ,  quand  nos  dissensions  n'é- 
taient que  politiques? 

Si  la  forme  sociale  de  transaction,  par 
cela  même  qu'à  la  longue  elle  ne  laisse 
au  patriotisme  d'autre  garantie  et  d'autre 
inobilfe  que  l'intérêt  temporel,  conduit  à 
une  inévitable  dissolution  ,  elle  contri- 
bue ,  dans  un  ordre  plus  élevé  et  d'une 
manière  non  moins  funeste ,  ix  entraver 
l'action  civilisatrice  du  gouvernement 
lui-même.  En  effet,  il  ne  peut  se  mon- 
trer rigoureusement  impartial  entre  les 
cultes  divers  auxquels  obéissent  les  con- 
sciences de  ses  administrés,  qu'à  la  con- 
dition de  se  tenir  darls  chacun  de  ses 
actes  en  dehors  de  toutes  les  questions 
agitées  par  eux,  et  ces  questions  tou- 
chent à  tout ,  à  la  famille  cotntne  à  la 
propriété;  en  sorte  que,  malgré  lui,  il 
sera  condamné  à  être  intolérant,  ou  â 
avoir  autant  de  législations  distinctes,  de 
systèmes  administratifs  opposés,  qu'il  y 
aura  à  régir  de  convictions  diverses. 
Pcrmettra-t-il  le  divorce  religieux  au  juif 
et  au  luthérien,  le  divorce  légal  à  l'in- 
crédule, pendant  qu'il  proclanlera  l'in- 
dissolubilité du  lien  nuptial  quant  au  ca- 
tholique? Admettra-t-il  l'indépendance 
spirituelle  de  celui-ci  avec  ses  ordres  mo- 
nastiques et  ses  biens  de  main  morte, 
tandis  qu'il  proiitera  de  la  docilité  des 
autres  pour  leur  choisir  des  pasteurs  et 


des  professeurs  qu'il  dotera  à  sa  fantai- 
sie ?  Il  refusera  donc ,  et  cela  malgré  lui, 
à  une  partie  des  citoyens  ce  que  récla- 
ment leurs  convictions,  ou  bien  il  les 
constituera  en  nations  séparées  au  sein 
de  la  même  nation  ,  ramenant  par  là  les 
temps  où  le  Bourguignon  ,  le  Saliea  ,  le 
Pupuaire  et  le  Romain  avaient  chacun  sa 
loi  propre.  Perfectionner  en  persécutant 
est  difficile  ;  perfectionner  en  divisant 
est  impossible  ,  et  voilà  cependant  la  dé- 
plorable alternative  laissée  aux  peuples 
que  leurs  dissidences  religieuses  ont  je- 
tés sous  le  joug  de  la  forme  sociale  de 
transaction. 

Et  cependant  cette  forme ,  malgré  les 
inconvéniens  qui  y  sont  attachés  et  sur 
lesquels  nous  reviendrons  encore,  est  la 
seule  possible  aujourd'hui.  A  ce  titre , 
notre  devoir  à  nous  catholiques  est  de 
l'accepter  franchement ,  parce  que  nous 
lui  devons  ce  qui  nous  reste  des  bienfaits 
d'une  sociabilité  plus  parfaite.  Comme 
les  deux  autres  formes  sociales,  elle  a  ses 
conditions  et  elle  se  distingue  de  Tune  et 
de  l'autrfe ,  en  cfe  que  les  sociétaires  étant 
séparés  par  leurs  croyances  religieuses 
ne  jouissent  pas  tous  et  toujours  de  celle 
liberté  de  conscience,  qui  est  mieux  que 
le  bienfait,  qui  est  la  base  même  du  sys- 
tème unitaire  et  du  système  catholique. 

De  Coux. 


■SM-O*!^ 


S^mxim  i^î$t0n(|tt(î$- 


COURS  iriIÎSTOtlVE  DE  FRANCE. 


Quatorzième  leçon  (1). 

Élat  de  la  Gaule  à  la  chulc  de  TEmpire.  —  La  so- 
ciété lemporello  n'y  subsiste  plus  que  par  le 
clergé;  soins  divers  des  évèciuos;  conslruclions 
(réglises.  —  Monastères  nouycaux.  —  La  Gaule 
est  donnôe  aux  Franks. 

L'Occident  était  livré  comme  une  proie 
aux  lîarbares;  les  Hérules  paraissaient 
maîtres  de  rilalic.  A  qui  passerait  l'héri- 

(I)  Voir  la  J5*  leçon  au  n-  13  ci-dessus,  page  7. 


tage  de  la  Gaule  ?  Les  petits  rois  franks 
en  occupaient  le  nord-est,  du  Kliin  à  la 
Somme;  au  nord  et  à  l'ouest  jusqu'à  la 
Loire,  la  ConlVch'ration  armorique  ;  à 
l'est,  les  Burgiiudes;  de  la  Loire  à  la 
I^Iéditerranée,  les  Visigoths.  Entre  toutes 
ces  doniinali<ins ,  le  peu  qui  n'slait  de 
Ixomains  an  centre  ,  se  groupait  autour 
du  comte  S}agrius,  lils  d'Kgidiiis. 

Après  la  mort  de  son  père,  ce  jeune 
patricien  s'était  retiré  dans  sa  ville  de 
Taionnac  ,  près  de  boissons  ,  dans  les 


172 

tranquilles  occupations  d'un  riche  pro- 
priiMaire.  l'.n  vain  Sidonius  avait  cherclu'^ 
à  le  siimiilcr  aussi ,  lui  reprochanl  de 
me  priser  sii  noblesse  pour  scfuirepaysan, 
et  de  vivre  en  bon  vicr  plutôt  qu'en  cheva- 
lier. Syat;iius  ne  rentra  pas  dans  la  car- 
rière dos  honneurs.  Mais,  à  mesure  que 
l'empire  et  l'administration  tombaient 
par  morceaux,  en  l'absence  de  toute  au- 
loriU^ ,  par  une  sini^ulière  influence  de 
position  ,  le  pouvoir  (pi'il  ne  cherchait 
pas  ,  se  vint  mettre  entre  ses  mains.  Par 
sa  fortune  ,  sa  noblesse ,  ses  talens  et  son 
caractère,  il  se  trouvait  l'homme  le  plus 
considérable  dans  celte  petite  partie  de 
la  Gaule.  Les  habitans  recouraient  à  lui  ; 
et  comme  il  savait  très  bien  la  langue 
"ermanique,  toute  cette  population  mé- 
langée de  Germains  depuis  si  long-temps, 
le  prenait  pour  arbitre.  C'était  un  sujet 
d'amusement  et  de  surprise  de  voir  com- 
bien devant  cet  imitateur  de  Virgile  et 
de  Cicéron,  un  Barbare  craignait  défaire 
un  barbarisme  dans  sa  propre  langue  ; 
combien  les  vieillards  germains  l'enten- 
daient avec  admiration  interpréter  leurs 
lettres.  Nouveau  Solon  des  Burgundes 
pour  expliquer  leurs  lois  ,  il  était  aimé, 
choisi  de  tous.  On  demandait  ses  déci- 
sions et  on  s'y  soumettait,  i  Ces  rudes  et 
4  lourds  esprits,  aussi  difficiles  à  façon- 

<  ner  que  leurs  corps ,  apprenaient  de 
«  lui  la  langue  de  leur  pays  et  les  sen- 

<  timens  romains.  >  Telle  était  son  au- 
torité dans  ce  coin  de  province,  que 
Grégoire  de  Tours  l'appelle  Roi  des  Ro- 
mains {\).  Cependant,  ce  royaume  tout 
personnel,  assez  semblable  à  ce  que  nous 
représente  le  conte  populaire  du  royaume 
d'Vvetot,  ce  pouvoii' de  circonstance  ne 
subsistait  que  par  l'humeur  pacifique  du 
Frank  Childerik  ,  et  par  les  dissensions 
tiui  occupaient  les  Burgundes  chez  eux. 
(jondeucli  avait  laissé  sa  domination  par- 
tagée entre  ses  cjuatre  fils,  Gondobald  , 
Chilpérik,  Godégisèle  et  Godoraar(473) , 
quatre  princes  qu'on  a  peine  à  se  figurer 
beaucoup  plus  policés  que  leurs  sujets, 
malgré  leurs  titres  romains  de  palrices 
ou  de  maîtres  de  la  milice,  du  reste 
aussi  despot<*s  que  des  empereurs  ;  c'était 
ce  qu'ils  coiii|)renaienl  le  mieux  de  la 
supériorité  romaine.    Un  seul  de  ces  ié- 

(l)  Sid„  Kpiti.i  U-U,  o-o,  Greij.  Tur.,  :i-27. 


COURS  D'HISTOIRE  DE  FRANCE, 


tranjues,  Chilpérik,  montrait  quelque 
bonté.  Les  honnrtes  gens  trouvaient  accès 
auprès  du  Lucnruon  de  Lyon,  par  la  pro- 
tection de  sa  Tanaquil.  La  douce  in- 
fluence de  cette  Agrippine  écartait  les 
calomnies  dont  on  assiégeait  les  oreilles 
de  son  Germanicus,  et  lui  inspirait  la 
modération (1).  Parmi  les  Barbares,  nul 
autre  n'eût  été  aussi  désirable  aux  peu- 
ples de  la  Gaule.  Malheureusement,  son 
quart  de  puissance  était  peu  de  chose  ; 
et  si  l'opinion  publique  le  distinguait  de 
ses  frères  ,  les  violentes  rivalités  qui  les 
tenaient  tous  quatre  armés  sans  cesse  les 
uns  contre  les  autres  ,  détournaient  de 
lui-même  la  confiance.  Un  poète  du 
temps,  Secundinus  ,  osa  verser  sur  eux 
la  piquante  raillerie  ,  la  faconde  poivrée 
de  ses  satires,  et  Sidonius  encourageait 
ce  jeune  talent,  <  qui  avait  une  ample 
•i  matière  dans  les  vices  toujours  crois- 

I  sans  de  ces  tyrannopolitains(2).  >  Bien- 
tôt, d'ailleurs  ,  Chilpérik  succomba  avec 
un  de  ses  frères  ,  sous  les  embûches  de 
Gondobald  (  477  ).  La  bonne  reine  sa 
femme  fut  noyée ,  une  pierre  au  cou  • 
les  deux  filles  qu'ils  laissaient  en  bas 
ûge,  vécurent  par  grâce,  mais  en  exil. 
L'ainée,  Chrona  ,  devint  religieuse;  la 
plus  jeune  ,  Clotilde(3),  était  réservée 
à  une  destinée  plus  brillante  et  non  moins 
sainte. 

Qui  n'eût  pensé  que  le  maître  de  l'Oc- 
cident, le  successeur  de  l'empire  ne  fût 
Eurik  ?  Bien  de  plus  romain  que  ce 
prince,  son  gouvernement  et  sa  cour.  H 
continuait  la  rédaction  des  lois  ,  com- 
mencée par  Théodorik  :  il  conliail  la 
direction  des  affaires  à  Léon,  ce  juriscon- 
sulte <jui  eût  fait  taire  yïppius  en  ensei- 
gnant les  Douze  Tables;  qui  passait  pour 
modèle  dans  l'art  oratoire  et  la  poésie. 

II  avait  pour  amiral  un  autre  (iaulois, 
JSanunatius ,  aussi  habile  dans  l'archi- 
tecture, l'agriculture  et  les  lettres  ,  qu'à 
commander  une  flotte,  et  qui  lisait  Vi- 
truve  ,  Columelle  ,  Varron  et  Eusèbe  , 
quand  il  ne  courait  pas  sur  les  audacieux 
navires   des  arcfiipirates    saxons    (4). 

(1)  Sidoniu»,  Epitt.  J-G  ,  7. 

[2)  SidoD.,  Epist.  li-S. 
(r.)  (Irc;;.  Tur.,  2-2V,. 

(4)  Sidon.,  Epist.  i'.-ô,  \-22,  ')-!.;,  13,  H-O,  6; 
tarm.  0,  'i^rill,  el  llj  hid.,  Chron, 


PAR  M.  DUMOINT. 


173 


La  faveur  et  l'influence  appartenaient 
aux  littérateurs.  L'aspect  de  Bordeaux, 
où  résidait  le  prince  depuis  quelque 
temps,  donnait  l'idée  de  la  puissance  la 
mieux  établie.  «Là,  le  monde  soumis, 
«  venait  solliciter  et  attendre  sa  réponse  ; 
«  là,  le  Saxon  aux  yeux  bleus,  si  intré- 
I  pide  sur  mer,  mettait  pied  à  terre  avec 
«  crainte...;  là,   on  voyait  le  vieux  Si- 

<  cambre  vaincu,  la  t6te  rase,  repous- 

<  sant  en  arriére  sa  chevelure  renais- 
€  santé;  là,  l'Hérule  aux  joues  glauques 

<  comme  l'Océan  dont  il  habitait  les  ri- 
«  vages  les  plus  reculés,  se  rencontrait 
i  avec  le  gigantesque  Burgunde,  quis'ha- 
(  bituait  à  fléchir  le  genou  pour  deman- 
«  der  la  paix.  L'Ostrogoih  ne  se  soute- 
i  nait  que  par  le  même  patronage  contre 
«  les  Iluns  voisins,  fier  avec  eux  parce 

<  qu'il  s'abaissait  ici.  Et  toi,  Romain, 
€  c'est  ici  que  lu  cherches  ton  salut  con- 
t  tre  les  escadrons  des  plaines  scythi- 
€  ques.  Si  le  Nord  menace  de  quelque 
«  invasion,  le  bras  d'Eurik  est  invoqué, 
«  et  l'on  demande  que  la  vaillante  Ga- 

<  ronne,  par  le  Mars  qui  l'habite,  prenne 
fi  la  défense  du  Tibre  affaibli  (1).  i  Une 
émulation  d'élégance  brillantait  ce  sé- 
jour. Si  le  jeune  Frank  Sigismer  venait 
épouser  la  fille  d'Eurik,  «les  pierreries 
étincelaient  sur  le  harnais  de  ses  che- 
vaux; lui-même  marchait  à  pied,  paré 
comme  un  fiancé,  tout  éblouissant  d'é- 
carlate,  de  soie  blanche  et  d'or,  costume 
qui  s'accordait  à  merveille  à  la  blancheur 
de  sa  peau,  à  l'éclat  de  son  teint  et  de 
sa  blonde  chevelure-  Le  cortège  guerrier 
des  rois  secondaires  et  de  ses  compa- 
gnons, olïrait  après  lui  le  plus  curieux 
spectacle,  avec  leurs  bottines  velues, 
leurs  jambes  nues,  leurs  habits  de  di- 
verse couleur,  légers  et  serrés,  appro- 
chant à  peine  le  genou  ;  les  manches  ne 
couvraient  que  le  haut  du  bras.  Par  des- 
sus leurs  soies  vertes,  garnies  de  pour- 
pre ou  de  fourrure ,  un  baudrier  des- 
cendait de  l'épaule  ,  et  suspendait  leur 
épéeàleurcôlé.  Terriblesen  paix  comme 
en  guerre,  ils  tenaient  dans  la  main 
droite  le  hang  et  la  francisque  ;  la  gau- 
che les  couvrait  d'un  bouclier  à  bords 
d'argent  et  à  bosse  d'or,  aussi  riches  de 
matière  tiue  de  travail  (2).  » 

(1)  Sillon.,  i6.,a  9. 

(2)  &id.,  ib,,  l-'JLO. 


Mais  toutes  ces  imitations  de  l'empire, 
lequel  n'avait  pas  moins  succombé,  n'é- 
taient pas  capables  de  constituer  nulle 
part  un  grand  état.  Les  anciens  sujets  de 
Rome  se  familiarisaient  bien  ainsi  avec 
un  maître  étranger;  la  conquête  parais- 
sait moins  odieuse,  la  soumission  plus 
facile,  voilà  tout.  Car,  d'une  part,  l'es- 
prit du  pouvoir  n'avait  point  changé; 
avec  les  mêmes  principes  et  les  mêmes 
erremens,  survivait  encore  celte  fureur 
d'ambition  administrative  ,  qu'on  signa- 
lait alors  dans  les  délateurs  j  les  para- 
sites et  les  usuriers  ^  lions  dans  les  prc- 
toireset  Lièvres  dans  les  camps  (1).  Trois 
espèces  identiques  de  fripons,  qu'on  re- 
trouvera toujours  en  d'autres  temps  sous 
d'autres  formes;  que  toute  tyrannie  tur- 
bulente ou  légale  ,  de  révolution ,  de 
conquête  ou  d'héritage,  attire  nécessai- 
rement à  soi,  et  jette  sur  les  peuples 
pour  les  capturer  et  en  faire  curée,  cha- 
cun devant  avoir  sa  portion  suivant  son 
service;  d'autre  part,  la  longue  servi- 
tude, à  laquelle  la  civilisation  romaine 
avait  façonné  les  vaincus,  ne  laissant  plus 
de  nationalités  subsistantes  que  chez  les 
Barbares,  ceux-ci,  les  vainqueurs  de 
tous,  ne  devaient  pas  vivre  impunénienl 
au  milieu  de  la  langueur  générale.  La 
séduction  de  ces  mœurs  énervantes  les 
gagnait  déjà  rapidement ,  et  bientôt  les 
sauvages  enfans  du  JNord  seraient  amollis 
plutôt  que  civilisés. 

Il  s'agissait  donc  non  pas  d'une  res- 
tauration politique,  mais  d'une  restau- 
ration sociale,  qui  ne  pouvait  s'opiner 
que  par  la  foi  catholique.  Or,  les  (.olhs 
étaient  ariens.  Eurik  persécutait  la  loi 
catholique ,  surtout  dans  les  évêques. 
Maître  de  TArveruie,  il  ne  panlonnA  pas 
à  Sidonius  son  zèle  pour  rindcp«'ndaucc 
de  son  pays  et  potir  la  liberté  religieuse; 
il  l'envoya  en  exil  près  de  Caroassone, 
dans  la  petite  ville  de  Livia,  où  <  après 
«  les  soucis  et  les  fatigues  de  chaque 
i  jour,  l'heure  du  crépuscule  ne  le  ranie- 

<  nait  à  son  lo^,'is  que   pour  livrer  sou 

<  repos  au  vacarme  de  deux  vieilles  Gé- 

<  thiiies  (  Gothes  ),  voisines  de  son  toit, 

<  et  (pli  étaient   tout   ce  qu'on  pouvait 

<  rencontrer  de  plus  querelleur,  de  plus 
I  buveur  et  de  plus  répugnant  (2).  »  Les 

(l)  Sid.,  th.,  se»,  7,  ô»  ,  lô. 

{'l)  tjid.,  \b.,  a-5;  Toy.  encore  4-XO,  «0,  12,  ÎK>. 


174 


COURS  UHlStOIUi:  DE  FRANCE, 


bons  ofrico.'î  (h'  L('on  ohliiiront  nnfin  sa 
<'(^livrnnr(»  au  hoiit  d'un  ;An.  L'inflnnuMî 
(In  catholique  L(  fïti ,  qiiiî  ses  talens  ro- 
linrrnl  (lan<;  sa  liante  position  jnsqno 
sons  lo  rC'ç;nc  snivant.  ne  r(^nssit  qn'i'i  mo- 
dérer, non  à  chatif^er  les  pr(^ventions  hé- 
rétiques dii  roi  gdth.  Fniik  eontidna  de 
persccnler  jusipi'à  la  l\n  de  sa  vie  ;  d'an- 
Ires  éT('qne-<î  furéhl  eiilés  h  leur  tour  et 
pins  long-temps.  Une  ombraj^ense  dé- 
fiance surveillait  tontes  les  communica- 
tions. (  l'n  messager  ne  pouvait  traverser 
i  les  postes   placés  sur  les  routes  sans 

<  être  questionné.  Ménle  exempt  de  sns- 

<  picion  pour  son  compte,  il  avait  à 
I  souffrir  beaucoup  de  difficultés,  les  in- 
«  vestigateurs  cherchant  toujours  h  saisir 
t  tout  le  secret  du  message.  Si  sa  réponse 
I  s'intimidait  le  moins  du  monde  aux 
t  interrogations,  on  pensait  qu'il  était 
*  chargé  de  dire  ce   qu'on  ne  trouvait 

<  pas  dans  la  lettre.  De  là .  l'envoyé  était 

<  ordinairement  maltraité  et  celui  qui 
«  envoyait  suspect  (1).  >  D'ailleurs,  l'au- 
torité de  l'Eglise  est  trop  souvent  un 
objet  de  jalousie  poiit  les  maîtres  de  la 
terre:  ils  ont  peine  à  lui  pardonner  sa 
supériorité  toute  spirituelle  et  sa  divine 
indépendance;  ils  sentent,  les  superbes, 
que  sa  soumission  volontaire  datis  l'or- 
dre temporel  est  aussi  toujours  inflexi- 
ble, et  ils  s'en  défient  comme  de  la  pins 
grande ,  comme  de  la  seule  liberté  qui 
soit  au  monde.  De  sorte  que  ce  caractère 
si  évident  de  vérité,  qui  la  met  hors 
d'atteinte  et  d'altérdtion ,  est  précisé- 
ment ce  qui  les  engagea  la  méconnaître, 
à  la  combattre  ,  à  la  détruire  s'ils  en 
avaient  la  force. 

Cependant ,  il  était  facile  alors  plus 
((ue  jamais  de  voir  que  là  seulement  la 
société  trouvait  son  soutien  et  sa  vie.  Les 
peuples  n'attendaient  plus  de  soulage- 
ment que  de  l'Eglise,  dans  les  grandes 
calamités,  IJieti  plus  ,  chaque  jour  on  re- 
ciourait  an  clergé  et  dux  évi^ques  pour 
les  intérêts  privés  de  la  moindre  impoi- 
lanc<?.  parce  que  leur  charité  seuh;  avait 
dés  ressources  inépuisables,  parce  qu'eux 
seuls  savaient  dire  :  <  Je  ne  souffrirai 
«jamais   la    servitude   de   l'esprit...,   et 

<  j'estime  que  c'est  tomber  assez  bas  que 
f  d'être  obligé  de  cacher  sa  pensée  [2)-  > 

(i)  Sidon.,  Epiit.O-i. 


parce  que  seuls,  enfin,  ils  portaient  en 
eux  mêmes  dignité,  énergie,  dévouement. 
Tout  à  la  fois  pasteurs  des  Ames  et  des 
corps,  les  cités  les  regardaient  comaie 
leurs  véritables  chefs  ;  et  au  milieu  de  la 
ruine  du  gouvernement,  ils  remplaçaietit 
avec  avantage  les  anciens  dvfenseurs  que 
Majorien  avait  voulu  relever.  Les  soins 
les  plus  divers  se  multipliaient  peureux. 
Ils  vaquaient  assiduement  aux  fonctions 
saintes,  célébiant ,  piochant ,  écoutant 
la  confession  des  pécheurs,  étudiant  IcS 
écritures,  et  trouvant  toujours  du  temps 
pour  venir  en  aide  à  toutes  les  nécessites. 
Saint  Orégoirc  de  Tours,  qui  avait  fait 
un  recueil  des  messes  composées  par  Si- 
donius,  nous  apprend  qu'un  jour,  arrivé 
à  la  basilique  pour  les  saints  mystères, 
quelqu'un  ayant  soustrait  méchamment 
le  livre  liturgique,  le  prélat  n'en  accom- 
plit pas  moins  les  cérémonies  et  les  priè- 
res de  la  fête,  et  tellement  bien  que  les  as- 
sistans  croyaient  entetidre  non  un  homme 
mais  un  ange.  On  sent  combien  Sidonius 
s'était  pénétré  promptement  de  l'esprit 
de  son  ministère  ,  quand  il  dit  :  «  Si  l'hu- 
«  milité  de  notre  profession  te  semble 
«  méprisable  ,  parce  que  nous  décou- 
(  vrons  le  sale  ulcère  des  consciences 
«  corrompues  au  Christ  qui  guérit  la  vie 
I  humaine,  sachecependant  que  s'il  reste 
c  encore  dans  les  hommes  de  notre  or- 
c  dre  quelque  négligence,   l'enflure  de 

<  l'orgueil  n'y  subsiste  plus,  et  qu'il  n'en 
«  est  pasdevant  le  juge  du  monde  comme 
I  devant  le  président  du  Forum.  Car, 
t  tandis  que  celui  qui  ne  vous  cache  pas 
«  ses  fautes  est  condamné,  celui  qui  les 
t  confesse  avec   nous    au   Seigneur   est 

<  absous.  D'où  il  est  clair  que  bien  à 
«  contre  -  sens  vous  déclarez   coupable 

<  celui  dont  la  cause  dépend  bien  plus 

<  d'un  antre  tribunal  (1).  > 

Cette  fidélité  au\  devoirs  du  saint  mi- 
nistère ne  suffisait  pas.  Ce  n'était  pas 
encore  assez  que  ces  hommes  de  Dieu 
eussent  réconcilié  des  époux  ,  \\n  père 
avec  un  lils,  ramené  un  jeune  homme  de 
ses  dérégleinens  honteux  ,  racheté  des 
captifs,  donné  de  la  nouriiturc,  des  vêle- 
mens  aux  pauvres,  rhosf)iialité  aux  voya- 
geurs, de  douces  paroles  aux  affligés  (2), 

(1)  Sic!.,  ib.y  1-2,  M-  Kuril.,  Epi$l.  1-8;  Grcg. 
Iiir.,  2-22. 

(2)  Sid.,t6.,  0-0,7,1-11,23,7.1,  »-6j  Corm.,  llî. 


PAR  M.  DUMONT. 


175 


on  les  priait  aussi  d'inlervenir,  de  déci- 
der dans  les  affaires  temporelles(l).  Cela 
était  tellement  passé  eu  coutume,  que 
Sidonius  chargé  de  nommer  un  évoque 
métropolitain  à  Bourges  ,  disait  :  <  Je  ne 

<  choisis  pas  un  moine,  parce  qu'on  se 
i  plaindra  qu'un  tel  év(?que  sera  plus 
f  capable  d'intercéder  pour  les  âmes  au- 
f  près  du  juge  céleste,  que  pour  les  corps 
i  auprès  du  juge  de  la  terre.  >  Et  il  choi- 
sit Simplicius  ,  parce  que  cet  homme 
pieux  I  arait  montré  sa  charité  aux  ci-. 
I  toyens,  aux  clercs,  aux  étrangers,  aux 
«  petits  et  aux  grands;  que  celui-là  sur- 

<  tout  avait  connu  son  pain,  qui  n'avait 
€  pas  de  quoi  le  rendre;  il  s'était  enfin 
«  présenté  souvent  en  faveur  des  autres 
c  devant  les  rois  vêtus  de  fourrure  et  de 
I  pourpre  (2)  >  ,  c'est-à-dire  qu'il  avait 
fait  d'avance  office  d'érèque. 

Qu'un  seigneur  gaulois,  Apollinaris, 
fût  calomnié  auprès  du  tétrarque  de 
Vienne,  Sidonius  allait  le  défendre;  et 
évidemment  ici  celle  protection  de  Sido- 
nius envers  son  parent  ne  tenait  point  à 
son  ancien  rang  de  noblesse,  puisque 
Apollinaris  ne  lui  était  guère  inférieur, 
mais  au  caractère  épiscopal.  Qu'un  autre 
personnage  éminent,  qu'un  tribun,  par 
exemple,  eût  quelques  intérêts  hors  de 
son  pays,  il  prenait  soin  de  se  munir 
d'une  lettre  de  son  évoque  pour  se  re- 
commander soit  à  l'évoque,  soit  au 
comte  de  la  ville  où  il  se  rendait  (3).  A 
plus  forte  raison  les  faibles  et  les  petits 
invoquaient-ils  une  si  puissante  interven- 
tion. Si  un  citoyen  obscur,  héritier  testa- 
mentaire, et  ignorant  la  valeur  de  ses 
dioits,  avait  à  consulter  les  légistes 
d'Arles,  Sidonius  priait  l'archevêque 
Léontius  d'employer  son  aiUotiti-  pour 
en  obtenir  une  prompte  réponse.  Si  une 
femme  du  peuple,  enlevée  par  les  War- 
ges,  avait  été  vendue  à  Troyes,  dont  un 
habitant  avait  donné  forme  légale  à  cette 
vente  frauduleuse,  c'était  au  vénérable 
Lupus  que  Sidonius  s'adressait  pour  dé- 
mêler la  série  de  toute  cette  violence,  où 
il  y  avait  eu  meurtre  d'un  des  parons  ré- 
clamans;  ceux-ci  demandaient  le  juge- 
ment de  Lupus,  et  son  pieux  collègue 

(i)  Sid.,  ib.,  .1-11,6-2,  7,  7-1. 

(2)  Ib.,  7-9. 

(5)  Ib.,  {j-o,  7-10,  o-i'Cu 


sollicitait  de  lui  «  justice  pour  la  douleur 
'(  des  uns,  secours  pour  le  péril  des  au- 
<.<  très .  et  une  prudente  décision  qui  ren- 
(  dit  l'une  des  deux  parties  moins  affli- 
«  gce^  l'autre  7/201/25  coupable^  et  à  toutes 
«  deux  une  égale  sécurité  (1).  1  C'était 
encore  la  recommandation  de  l'évêque 
de  Clermont  qui  donnait  au  lecteur 
Amantius  le  moyen  de  faire  une  petite 
fortune  par  le  commerce  à  ^larseille, 
sous  la  protection  de  i'évêque  de  celte 
ville  (2). 

<  La  iill<;  de  ma  nourrice,  écrit  Sido- 
«  nius  à  son  ami  Pudens,  a  été  ravie  par 
t  le  fils  de  la  tienne  ,  action  indigne,  qui 
«  eût  troublé  notre  amitié,  si  je  n'eusse 
I   su  aussitôt  que  tu  ignorais  la  prémédi- 

<  tation.  Mais  en  te  justifiant,  tu  juges 
«  convenable  de  demander  limpunité 
«  d'une  faute  grave.  Je  l'accorde  à  condi- 

<  tion  que,  de  maître,  tu  te  fasses  pa- 

<  tron  du  corrupteur  en  le  délivrant  de 
€  sa  dépendance  originelle  {originali  in- 
I  quilinatu);  car  cette  femme  est  déjà 
«  libre.  Ainsi,  elle  ne  paraîtra  pas  dés- 
€  honorée,  mais  prise  en  mariage,  si 
I  notre  coupable,  pour  qui  tu  me  pries, 
i  devenu  de  ^/•/7;/2;<7//e  client,  commence 

<  à  jouir  de  la  condition  depli'bcien  plu- 
f  tôt  que  de  colon.  Celte  seule  composi- 

<  tion  réparc  l'offen  e  même  non  raé- 
({  diocremcnt,  et  j'accorde  à  ton  désir 
d  et  à  tort  amitié,  si  la  liberté  dégage  le 
«  mari,  que  le  chûlimcnt  ne  poursuive 
I  pas  le  ravisseur  (3).  » 

Un  Arverne  de  l'ordre  Icvitique  ,  c'est- 
à-dire  des  ordres  mineurs,  fuyant  les  dé- 
vastations des  Goths  vers  Auxerre,  y 
avait  ensemencé  uw  terrain  vide,  appar- 
tenant à  l'église  de  celle  ville,  pour  la 
subsistance  de  sa  famille.  Il  est  louchant 
d'entendre  Sidoine  réclamer  de  l'cTêque 
Censorius  pour  ce  malheureux  exilé 
i  rhuraanité  due  aux  donnsiitfucs  fie  lu 
i  foi ,  »  et  l'exemption  tlu  cunon  ou  droit 
de  la  glèbe,  c'est-à-dire  la  permission  de 
récolteren  entier  sa  petite  moisson  d'em- 
prunt {A'\ 

Une  autre  fois  la  recommandation , 
adressée  à   l'évéque   >onnechius ,   sera 

(1)  Sid.,  16.,  e-.-,  I. 

(2)  Ib.,  G -8,  7-2. 
(.->)  /ft.,S-l». 

(1)  Ib.y  0-10. 


17C 


COURS  D'HISTOIRE  DE  FRANCE, 


pour  un  Promotus,  <  Juif  dt»  nalion  .  cl 

<  qui  a  prértir  vire  israi'litc  par  la  loi 
«  plutôt  (pie  par  le  sanj;,  qui   ainbilion- 

<  iiaii!  l'aduiission  dans  la  citr  crlesto  , 
t  nicprisaiil  la  lellre  qui  lue  pour  Tes- 
I  pi  II  qui  vivifie,  conlcniplanl  les  r(^- 
i  c'ouiprrist's  propost^es  aux  justes,  (;t 
t  prc^voyant  que  s'il  ne  désertait  de  la 
«  circoncision  au  (Ihrisl,  il  aurait  à  subir 
t  les  supplices  éternels,  a  mieux  aimé 
t  prendre  pour  patrie  .lérusalem  que  So- 
«  lyme.  iUiv.  la  Sara  spirituelle  reçoive 
t  donc  dans  ses  bras  maternels  celui  qui 
t  vient  A  elle  plus  véritable  lils  d'Abra- 

<  ham  maintenant  J).  » 

Le  .luif  non  converti  n'éprouve  pas 
pour  cela  de  refus,  parce  que  <  opposés  à 
«  l'erreur  qui  perd  cette  nation,  nous  ne 
«  devons  condamner  absolument  aucun 
«  d'eux  tant  qu'il  vit.  Car  il  est  encore 

<  dans  l'espérance  de   l'absolution  celui 

<  qui  a  la  possil)ililé  de  se  convertir.  II 
i  expliquera  lui-même  le  détail  de  son 
«affaire:   et   puisque  Juifs,  comme  les 

<  autres  dans  les  débats  et  les  jugemens 
«  terrestres  ont  des  causes  justes,  l'évé- 
i  que  Eleutlierius  pourrait  aussi  protéger 

<  la  personne  de  ce  malheureux,  en  ;ré- 
«  prouvant  son  inlidélité  (2).  t 

Tous  ces  petits  faits  intérieurs,  qui  ne 
sont  guère  entrés  jusqu'à  ])résent  dans 
les  récits  des  historiens,  complètent  ce- 
pendant le  tableau  des  grandes  vicissi- 
tudes humaines.  Ils  y  pourraient  même 
suppléer,  el  nous  font  bien  mieux  juger 
une  époque.  Cette  intervention  des  évé- 
ques  sans  cesse  et  généralement  invo- 
quée, n'en  dit-elle  pas  assez?  El  d'où  leur 
venait  c(;tte  influence,  cette  force  d'ac- 
tion ,  sinon  de  la  charité  et  de  l'autorité 
sacrée  (|ue  IT'^glise  leur  comniuiii(|uait 
par  l'imposition  des  mains?  Celui  qui 
reçoit  cette  céleste  mission  a  toujours  la 
malheureuse  liberté  d'y  résister  et  de  la 
laisser  oisive  ;  mais  il  ne  peut  rien  que 
par  elle  ,  et  par  elle  il  peut  tout  ])0ur  le 
bonheur  ou  la  consolation.  J.e  simple 
chrriicn,  (juelle  que  soit  sa  vertu,  n'a 
point  celle  efiicacité.  Aussi  tout  ce  qui 
avait  alors  dans  l'ordre  laïque  quelque 
capacité  ou  (juchpie  désir  du  bien,  en- 
trait dans  le  clergé  ou  dans  les  monas- 

(I)  Sid.,  i6.,C-lD. 
(ii)  76.,  0-11. 


tères,  à  moins  (pie  le  vnnu  d'une  ])opula- 
tion  n'eu  i)ort.'\l  (pielqu'un  inoi)inémeuL 
h  l'épiscopat.  Car  ces  sortes  d'élections 
furei\l  toujours  extraordinaires,  el ,  se- 
lon la  règle  constante,  on  passait  par  les 
divers  degrés  du  sacerdoce,  comme  Si- 
doine le  témoigne  de  Jean  deCliAlons  (I). 
Tiès  peu  de  laujues  ,  comme  Hurilius, 
qui  fut  plus  tard  évéque  de  Limoges,  et 
le  comte  Arbogaste  ,  qui  monta  sur  le 
siège  de  Chartres,  s'y  trouvaient  prépa- 
rés par  l'exercice  d'une  piété  plus  par- 
faite depuis  plusieurs  années  (2).  Ces 
transitions  subites  de  la  vie  du  siècle  à 
la  dignité  pastorale,  nous  montrent  très 
bien  ,  par  le  changement  qui  se  manifes- 
tait dans  les  nouveaux  élus  ,  combien 
peu,  malgré  l'estime  qu'ils  inspiraient 
auparavant,  ils  avaient  eu  d'aptitude  et 
d'action  pour  l'utilité  commune. 

Un  Caulois,  d'un  rang  tribunitien  , 
ayant  emprunté  une  somme  à  JMaximus, 
officier  palatin,  se  voyait  en  même  temps 
prés  de  succomber  à  une  grave  maladie 
el  rigoureusement  pressé  par  l'autorité 
publique  pour  cette  dette  ,  que  les  inté- 
rêts de  dix  ans  avaient  doublée.  11  pria 
Sidonius,  qui  partait  pour  Toulouse, 
d'obtenir  un  délai  du  créancier.  Sido- 
nius s'en  chargea.  Quand  il  arriva  à  la 
villa  de  Maximus,  que  cet  ancien  ami  lui 
parut  différent  de  ce  qu'il  l'avait  connu 
jusque  là!  <  Son  extérieur,  sa  démarche, 
t  sa  modestie,  sa  parole,  tout  en  lui  res- 

<  pirait  la  religion.  Il  avait  les  cheveux 

<  courts,  la  barbe  longue,    pour  sièges 

<  des  escabeaux  ,  pour  tentures  de  portes 
(T  des  toiles  de  Cilicie  ;  point  de  plume  à 
«  son  lit ,  ni  de  pourpre  à  sa  table  ;  une 
I  prévenance  aussi  affectueuse  que  fru- 
(  gale  ,  et  plus  abondante  en  légumes 
j  qu'en  viandes.  S'il  y  avait  quehjue 
(  chose  de  plus  délicat  dans  le  repas,  ce 
c  n'était  point  pour  lui  ,  mais  pour  ses 
(  hôtes.  En  se  levant  de  table  ,  Sidonius 

<  demanda  tout  bas   aux  assistais  dans 

<  lequel  des  trois  ordres  Maximus  avait 

<  pris  son  genre  de  vie?  s'il  était  iiioine , 

<  clerc  ov\  jH'nLlcnl:'  On  lui  répondit  que 

<  tout  récemment  l'amour  de  ses  conci- 

<  toyens  l'avait  contraint ,  malgré  ses  refus 

(I)  Sid.,  i-li.î. 

C-i)  /6.,  M7,  IG,  l'orluiiat,  i-1,  Ruril.,  1-6,  i;, 
7,  10. 


PAR  M.  DUMONT. 


177 


<  de  recevoir  l'épiscopat.  i  Le  soir,  dans 
un  entretien  secret  Sidonius,  après  avoir 
embrassé  et  félicité  le  nouvel  évoque,  lui 
expose  le  sujet  de  sa  visite,  et  lui  repré- 
sente vivement  la  détresse  du  débiteur, 
qui  a  besoin  du  délai  d'une  année.  Il  n'a- 
vait pas  fini,  que  Maximus  se  prit  à  pleu- 
rer de  compassion  sur  le  danger  du  ma- 
lade ',  il  s'empressa  de  calmer  ses  inquié- 
tudes par  une  lettre ,  en  accordant  le 
délai  avec  remise  de  la  moitié  de  la  dette, 
et  en  protestant  de  ne  rien  demander  au 
delà  de  ce  que  permettait  la  nécessité  de 
sa  cbarge  (i). 

Il  ne  fallait  pas  moins  que  ces  conver- 
sions parfaites  pour  écarter  toute  dé- 
iiance  de  ces  personnages  de  coury  même 
les  plus  considérés,  t  qu'on  prenait  dans 
«  les  professions  du  siècle  plutôt  que 
«  dans  la  congrégation  religieuse  >  ,  on 
craignait  que  «  se  targuant  de  leur  no- 

<  blesse  et  de  leurs  anciennes  dignités, 

<  ils  ne  méprisassent  (2)  les  pauvres  de 
€  J.-G.  >  Loin  donc  que  le  sacerdoce  en 
Gaule  tirât  son  influence  des  familles  no- 
bles et  riches  et  des  hommes  de  talent, 
qui  entraient  dans  ses  rangs;  c'était  le 
sacerdoce  catholique  qui  leur  donnait 
vertu  et  puissance.  On  commençait  à  le 
sentir  si  bien ,  que  malgré  l'incertitude 
de  l'avenir,  les  fatigues  et  les  dangers  du 
présent,  l'ambition  essayait  de  se  glisser 
dans  les  élections.  Il  y  eut  quelquefois 
des  brigues.  Trois  factions  à  Châlons 
(473)  soutenaient  trois  candidats;  l'un, 
qui  était  noble,  avait  pour  lui  les  nobles 
et  ses  cliens;  l'autre,  nouvel  Epiciire , 
les  nombreux  parasites  de  sa  cuisine ,  le 
troisième,  ceux  auxquels  il  promettait 
secrètement  de  livrer  les  terres  de  l'É- 
glise. A  Bourges  deux  bancs  ne  suffisaient 
pas  au  nombre  des  concurrens;  on  y 
payait  les  suffrages,  et  <  la  dignité  la  plus 

<  sacrée  eût  été  mise  en  vente  s'il  se  fût 

<  trouvé  des  vendeurs  aussi  effrontés  que 
«  les  acheteurs.  >  lleurensenuMit  l'auto- 
rité de  Patiens  et  d'Euphronius  d'Au- 
lun  à  ChAlons,  où  ils  ordonnèrent  le  saint 


(1)  Sid.,  KpisL,  4-24;  /Ji7  nnipliùs  quàm  »ifi  of- 
firii  ratio  pcrmillit ;  ce  (ju'il  liiul  enleiulro  ou  dos 
d^'penses  de  son  diocèse,  auquel  il  se  détail,  ou 
peut-èlro  des  comptes  qu'il  lui  rcslail  à  rendre  pour 
les  lonclions  iju'il  \enail  do  quiller. 

{'!)  Ib.y  7-î). 


prêtre  Jean,  et  à  Bourges  celle  de  Sido- 
nius, dePerpétuus  de  Tours,  d'Agrœcius 
de  Sens,  qui  choisirent  le  pieux  laïque 
Simplicius,  arrêta  le  scandale  (1  !  Au 
reste,  l'arianisme  remuait  ces  intrigues 
pour  gagner  du  terrain  pendant  qu'il 
avait  l'appui  des  princes  burgundes  et 
visigoths  ;  il  ne  put  réussir.  Le  clergé  ca- 
tholique veillait  toujours  à  la  garde  de 
la  foi  et  de  la  discipline;  six  conciles  y 
avaient  pourvu  en  l'espace  de  vingt-cinq 
ans.  L'embarras  des  malheurs  publics  et 
des  affaires  temporelles  ne  détournait 
pas  son  attention  de  ces  soins  précieux  ; 
l'activité  du  zèle  répondait  à  tout.  J'en 
dois  dire  autant  du  saint-siége  ;  après  les 
décisions  du  pape  saint  Léon ,  celles  du 
pape  saint  Hilaire  sur  l'usurpation  de 
l'évêché  de  ]\arbonne  ,  et  sur  un  diffé- 
rend de  juridiction  entre  plusieurs  mé- 
tropolitains de  Gaule  ,  mettent  toujours 
en  évidence  la  souveraine  primauté  de 
l'évêque  de  Rome. 

Au  milieu  de  toutes  ses  œuvres  inces- 
santes et  diverses,  l'épiscopat  de  Gaule 
avait  encore  une  préoccupation  vrai- 
ment admirable  parla  considération  des 
circonstances  où  la  vie  se  passait.  C'était 
à  qui  bâtirait  de  belles  et  grandes  églises 
partout  où  il  en  manquait,  comme  pour 
compenser  les  destructions  d'Eurik.  L'é- 
vêque rsamatius,  peu  de  temps  avant  Si- 
donius, avait  bâti  la  basilique  de  Cler- 
mont,  <  de  cent-cinquante  pieds  de  long 

<  sur  soixante  de  large  et  cinquante  de 

<  hauteur  en   dedans  ,  édifice  d'élégante 

<  structure  en  forme  de  croix   à  qua- 

<  rante-deux  fenêtres,  soixante-dix  oo- 
c  lonnesethuit  portes;  tout(^  la  nef  en 

<  marbre.  Cet  ouvrage  dura  douze  ans. 
«  Sa  femme  en  bâtit  une  autre  hors  des 

<  murs  ;  et  comme  elle  voulait  l'orner  de 
i  peintures,  elle  tenait  un  livre  sur  ses 

<  genoux,  lisant  les  histoires  des  anciens 

<  événemens  pour  indiquer  aux  peintres 

<  ce  qu'ils  devaient  rcprésenttM-.  Uu  jour 
i  qu'assise  ainsi  dans  ce  temple,  elle  con- 
«  linuait  sa  lecture,  un  pauvre  vint  prier, 
I  et,  la  vovant  v«*tuede  noir  et  déjà  d  un 
«  «âge  avaiu'é,  il  la  prit  pour  une  iiuli- 
«  gente,  tira  un  morceau  de  pain,  le  lui 

<  déposa  sur  sou  giron,  et  s'iMoigna. 
I  Celle  ri  ne  dédaignant  pas  le  présent 

(I)  Sid.,  /v>ii(.,4-2{J,  7-8,  0,U. 


178 


COURS  n'iiisTOinn  de  franci:, 


<  ilii  panvip  qui  no  roconniit  pns  son 
«  raii{; ,  rt\Mj|  ce  jiain  en  remerciant, 
I  l'emporta  ,  et  le  servant  an  conunen- 
i  cernent   de  ses  repas,  en  prenait  clia- 

<  ijue  jour  pour  ia  bénédiction  jusqu'à  ce 
i  qu'il  n'en  restât  plus  (1^.  » 

Ijjplironins,  encore  simple  prêtre  à 
Autiin,  y  avait  construit  éj^alenient  ia 
basilique  du  bienheureux  ^ymplioricn, 
et  Perpétuas  avait  changé  la  petite  ciia- 
polle  bAtie  sur  le  tombeau  de  saint  Mar- 
tin ,  près  de  Tours,  en  une  magnifique 
église  appuyée  sur  cent-vingt  colonnes, 
éclairée  de  cinquante-deux  fenêtres  ;  le 
chœur  formait  probablement  une  vaste 
rotonde.  1/édifice  entier  avait  en  lon- 
gueur cent-soixante  pieds,  en  largeur 
soixante,  et  sa  hauteur  jusqu'à  la  voûte 
allait  à  quarante-cinq  pieds.  <  Le  saint 

<  pontife  bàlit  en  outre  une  basilique 
I  moins  grande  en  Thonneur  des  bien- 
i  heureux  apôtres  Pierre  et  Paul  ,  et 
t  beaucoup  d'autres  encore  (2).  >  Sido- 
nius  composa  une  inscription  pour  celle 
de  Saint-Martin  sur  la  demande  de  Per- 
pétnus,  et  Paulin  de  Périgueux  écrivit 
en  vers  la  vie  de  ce  second  apôtre  des 
Gaules  (3). 

Plus  récemment  Patiens.si  abondant  en 
aumônes,  avait  su  fournir  à  la  construc- 
tion d'un  temple  non  moins  splendide  à 
Lyon,  i  La  façade  principale  en  est  tour- 
«  née  vers  le  levant  équinoxial.  La  lu- 
«  raière  étincelle  au  dedans,  et  le  soleil, 
1  invité  par  les  lambris  à  lames  d'or. 
I  erre  sur  ce  métal  de  même  couleur  que 
«  ses  rayons.  J.e  marbre  parcourt  en  va- 
i  riations  élégantes  la  voûte,  le  pavé,  1rs 
(  fenêtres,  et  le  saphir  éclate  dans  les  di- 
I  versas  peintures  qui  se  détachent  sur 
I  le  fond  vert  des  vitraux.  Un  triple  por- 
«  tique  s'élève  sur  des  colonnt  s  de  niar- 
t  bre  d'Aquitaine;  un  portique  intérieur 

<  du  même  modèle  introduit  dans  la 
I  vaste  nef,  entourée  d'une  forêt  de  co- 
I  lonucs.  D'un  côté  bruit  la  voie  publi- 
i  que,  de  l'autre  la  Saône  repoussée  se 
«  iléloiirni\  Là  le  piéton,  le  cavalier,  le 
f  voilurier,  amenés  par  le  repli  de  la 
«  roule,  saluent  le  Christ,  et  les  rives  ré- 
(  pondent  à  lalleluia  des  matelots.  Chan- 

(1)  Oreg.  Tur.,  '.i-IG,  17. 

(2)  Ib.,  2-lJ,  11. 

(3)  Sid.,  Epùt.,  i-lU. 


<  lez.  chantez  ainsi,  naulormier  fl  voya- 

<  geur;  car  voici  ce  lieu  où  tous  doivent 
i  tendre,  où  le  chemin  vous  conduit  tous 
i  au  salut.)  Telle  est  l'inscription  que  Si- 
doniiis  ht  graver  à  l'extrémité  de  l'édi- 
fice. I  Les  hexamètres  de  deux  poètes 
»  éminens,  Constantius  et  vSecundinus, 
i  ornaient  les  côtés  voisins  de  l'autel  (t).» 

.le  cite  seulement  les  plus  célèbres 
églises ,  partout  apparaissait  le  même 
zèle  (2j. 

Cette  application  à  entretenir  la  foi,  à 
rappeler  la  présence  de  Dieu  non  seule- 
ment par  les  bienfaits,  mais  aussi  par  des 
temples,  n'était  pas  un  médiocre  sou- 
tien pour  les  pe.iples  sans  cesse  tentés  de 
désespoir. Travailler  pour  lesgénérations 
à  venir,  bûtir  des  maisons  de  prière  en 
face  de  la  guerre,  quand  les  révolutions 
mugissent  et  menacent  de  tout  renver- 
ser, attendre  tranquillement  les  siècles 
entre  les  débris  d'une  société  croulante, 
rien  n'est  plus  fait  pour  ranimer  les  cou- 
rages qu'une  telle  confiance,  et  une  telle 
confiance  n'appartient  qu'à  ceux  qui  pos- 
sèdent la  vérité. 

Des  fondations  d'un  autre  genre  se 
multipliaient  en  même  temps  :  la  soli- 
tude des  montagnes  et  des  bois  se  peu- 
plait de  monastères.  Deux  frères,  lloma- 
nus  et  Lupicinus,  recueillaient  ainsi  de 
nombreux  disciples  dans  les  cellules 
de  Coudât ,  de  Laucone  ,  de  Uomanmon- 
stier;  leur  sœur,  avec  une  centaine  de 
religieuses,  s'enfermait  à  la  Balme.  11 
s'éleva  de  semblables  asiles (3)  à  Hélison, 
à  l'Isle-Darbe  ,  à  Chinon ,  Agde  ,  Grigni , 
Aganne,  Tours  et  Arluc  (455-462).  Ainsi, 
pendant  que  le  sacerdoce  réparait,  adou- 
cissait toutes  les  afflictions  temporelles, 
une  foule  de  péiiitens  volontaires,  sou- 
vent nés  dans  le  luxe  et  les  honneurs, 
apprenaient  au  monde  à  se  passer  de 
toutes  les  douceurs  de  la  vie.  à  mépriser 
les  prospérités  si  vaincs  et  si  incertaines, 
en  quittant  les  prdmiers  tout  ce  qui  peut 
nous  être  ôté  malgré  nous.  D'ailleurs 
eux  aussi,  tout  faibles  qu'ils  étaient,  et 
même  parce  qu'ils  élaient  faibles,  ils  sa- 
vaient parler  pour  de  plus  faibles  qu'eux 

(1)  Sid.,  Epifl.,  2-10,  .-î-fo,  fl-.-î. 

(2)  Sid.,  Kpi$i.,  4-iJ,  7-0 j  Lougueval,  liitt,  de 
rÊglise  gatlic,  4. 

(3)  LoDBUCval ,  ib. 


PAR  Mr  DUMONT. 


179 


aux  puis!?ances  torreslres.  Mais  ce  devait 
/îtrp  Mm  délicieuse  et  singulière  surprise 
à  ceux  que  leur  exemple  attirait,  sortant 
du  conflit  des  inégalités  politiques ,  où 
l'humilialion  est  même  plus  fréquente  et 
plus  poignante  pour  les  grands  que  pour 
les  petits,  d'entrer  dans  la  fraternité 
réelle  de  la  vie  cénobitique  ;  tous  à  même 
titre  enfans  d'un  même  père,  tous  unis, 
portés,  reposés  par  la  charité  et  l'humi- 
lité de  chacun  d'eux.  Car,  comme  l'ont 
avoué  à  la  Trape  de  Mortagne  deux 
jeunes  mondains  ,  qui  y  étaient  venus 
pour  se  moquer  du  froc  et  de  l'étroite 
observance,  c  il  n'y  a  de  véritable  éga 
lilé  que  dans  l'Évangile  ,  et  de  véritable 
république  que  dans  un  couvent.  »  C'est 
surtout  dans  les  grandes  crises  de  la  so- 
ciété ,  quand  toutes  ses  bases  ébranlées 
laissent  tout  en  question,  que  les  âmes 
fortes,  comprenant  mieux  les  illusions 
terrestres,  et  cherchant  quelque  chose  de 
stable  au  milieu  de  la  confpsion  des  idées 
et  des  événemens,  vont  demander  à  la 
vie  monastique  ou  l'entier  oubli  du  mon- 
de, ou  le  courage  d'y  revenir  pour  guérir 
ses  i^aux  et  ses  erreurs.  Ceci  est  de  nou- 
veau sensible  aujourd'hui.  Le  dix-hui- 
f  ième  siècle  croyait  avoir  à  jamais  aboli 
les  ordres  religieux,  et  les  voilà  qui  se 
relèvent  d'eux-mêmes  pour  tendre  la 
main  à  notre  lassitude.  Déjà  le  patient 
soqrire  des  lils  de  saint  Ignace,  le  stu- 
dieux labeur  du  Bénédictin  ,  la  cou- 
ronne d'épine  du  Trapistc  et  du  Char- 
treux ont  ranimé  les  soli  tudt's  ;  la  France, 
la  patrie  du  rosaire ,  attend  avec  jojc  en- 
core le  retour  de  ceux  qui  lui  ont  ensei- 
gné les  premiers  ce  doux  hommage  en- 
vers la  reine  du  ciel.  Liienlùl  ils  reparaî- 
tront ces  frères  Prêcheurs,  ramenés  par 
ce  prêcheur  ardent ,  dont  la  vibrante  pa- 
role sait  si  bien  de  ses  éclairs  imprt'vus 
réveiller  l'engourdissement  du  scepM- 
cisme,  la  colonie  fran<jaise  de  Viterbe 
ne  sera  point  étrangère  sous  les  vieux 
ombrages  qui  ont  abrité  lilanche  de  Cas- 
lijle  et  saint  Louis,  et  peut-être  y  fou- 
lera-l-elle  les  traces  de  son  grand  doc- 
leur,  l'évangélique  saint  Thomas ,  qu| 
sans  doute  plus  d'une  fois  visita  les  er- 
mites de  ces  pieux  déserts  et  promena 
ses  suaves  regarda  sur  ces  lieux  sauvages. 
Qu'on  se  représente  maintenant  la 
Gaule  dans  la  triste  situation  ({uc  lui 


avaient  faite  soixante  dix  ans  de  révolu- 
tions et  de  guerres, vivantchaque  journée 
avec  la  plus  complète  incertitude  du  len- 
demain, et  cela  durant  dix  années  en- 
core. Isulle  puissance  politique  n'a  rem- 
placé l'empire.  Le  Visigoth  a  conclu  sa 
paix  avec  le  Burgunde  et  le  Frank;  il  n'y 
a    plus    d'événement   notable  ,    chacun 
semble  craindre  de  remuer,  ne  «sachant 
ce   qui  en    peut  arriver.   Sidonius  n'é- 
crit plus;   il  se  fait  comme  un  silence 
d'attente  pendant  ces  dix  ans.  La  Provi- 
dence par  tant  de  calamités,  par  tant 
d'ayertissemens  avait  invité,  attendu  le 
vieux  monde  à  résipiscence  ,  et  l'engour- 
dissepaent  s'accroissait,  le  gouvernement 
et  la  société  se  décomposaient  en  propor- 
tion. Cet  intervalle  de  langueur  inquiète 
et  souffrante,  où  rien  ne  subsistait  plus 
que  par  le  catholicisme ,  montrait  mieux 
que  jamais  d'où  venait  le  mal ,  où  était  le 
remède.  Nul  des  empereurs  ni  des  con- 
quérans    barbares   ne    l'avait   compris. 
Dieu  appela  Clovis,  le  petit  roi  de  Tour- 
nai ,  un  jeune  homme  de  vingt  ans  ,  sim- 
ple  chef  d'une   tribu  franque,   comme 
pour  rendre  plus  évidente  la  cause  de 
ses  succès  par  leur  racililé.  Clovis  avai^ 
peu  de  ressources  j  il    ne  commandait 
pas  à  plus  de  quatre  pu  cinq  mille  guçr- 
riers.  Il  ne  pouvait  compter  sur  les  au- 
tres roitelets  de  sa  famille,  établis  à  côté 
de  lui ,  tous  jaloux  de  leur  indépendance 
et  de  leurs  faibles  états.  Ses  premières 
victoires  ne  lui  acquirent  sur  eux  qu'une 
supériorité  honoraire,  puisqu'il  ue  réu- 
nit toutes  les  tribus  frauques  à  sa  royauté 
qu'à  la  lin  de  sa  vie  et  par  une  suite  de 
crimes.  On  veut  à  toute  force  lui  attri- 
buer une  habileté  de  poliiique  que  son 
Age  ,  son  éducation  ,  son  caractère  ,  que 
les  faits  mrme  n'ailmellenl  pas;  celte  in- 
lerprélation    banale  des  éveneniens  au 
bout  de  treize  siècles  n'expliqiu^  qu'une 
chose,  la  diflicullé  d'expliquer  par  des 
causes  ordinaires    la  transplantation  si 
subitement  enracinée  dp  la  ;|ation  et  de 
la  monarchie  franque   sur  le  sol  de  la 
C.aulc.  Clovis,  en  réalité,  n'élail  (|u'un 
barbare  ignorant,  qui  pouvait  aisément 
trouver  la  vie  des  empereurs,  la  magui» 
licence  de  leur  cour  et  les  arts  de  la  ci- 
vilisation  plus   agréables  que  l'obscure 
résidence  et  la  subsistance  grossière  de 
la  Ccrmanie;  mais  qui  ne  connaissait 


180 


COURS  D'HTSTOTRE  DE  FRANCE, 


encore  pour  rr^^ner  que  les  armes  ot  la 
violence;  et  il  ne  s'en  lit  pas  faute.  Lors- 
(ju'on  lit  dans  (Vr^fjoire  de  Tours  les  per- 
fidies et  les  meurtres  qu'il  exécuta  de 
sani;-froid  pour  supplanter  tous  les  au- 
tres rois  franks,  on  est  surpris  d'horreur. 
Si  on  parcourt  d'un  autre  côte  les  chro- 
niques des  saints  du  temps  ,  c'est  un  ta- 
bleau tout  opposé  ;  on  est  tenté  de  douter 
du  récit  du  saint  évoque  et  de  prendre 
Clovis  aussi  pour  un  saint ,  tellement  que 
i  (luelques  auteurs  lui  en  donnent  la  qua- 

<  lilé,  présumant  que  le  Seigneur  lui  a 

<  fait  la  f;rAce  de  réparer  ses  fautes  (1).  i 
Je  crois,  j)our  ma  part,  que  la  dévotion 
serait  très  hasardée  ;  (Vrégoire  de  Tours 
est  fort  loin  de  conjecturer  un  repentir 
de  Clovis  ;  mais,  après  avoir  raconté  ses 
premiers  meurtres,  il  ajoute  naïvement: 
t  Ainsi  Dieu  chaque  jour  abattait  les  en- 
«  nemis  du  prince  par  la  main  du  prince 
c  même,  et  il  augmentait  son  royaume 
I  parce   que  Clovis  marchait  d'un  cœur 

<  droit  devant  lui  et  faisait  ce  qui  était 

<  agréal)le  à  ses  yeux  (2\  >  C'est  qu'en 
effet  Clovis  servit  franchement  la  reli- 
gion catholique  par  un  grossier  instinct 
d'intér(^t  mêlé  ensuite  d'une  foi  aussi 
grossière,  qui  honorait  le  vrai  Dieu  de 
la  même  manière  qu'autrefois  ses  idoles 
par  un  culte  tout  extérieur;  et  il  eut  sa 
récompense  par  les  prospérités  tempo- 
relles. 11  faut  dire  aussi  qu'il  commença 
parvingt-deux  ans  de  la  conquête  la  plus 
douce.  On  ne  pouvait  guère  soupçonner 
qu'il  achèverait  son  règne  par  de  si 
atroces  cruautés. 

Ardent  comme  un  jeune  homme,  brave 
comme  sa  framée,  il  vit  d'abord  avec  in- 
qiiiétude  l'influence  voisine  de  Syagrius, 
aimé  des  Barbares  aussi  bien  que  des 
Ciaulois.  Son  père  Chilpérik  avait  régné 
.ivec  le  père  de  Syagrius.  Incapable  d'é- 
galer ce  pacifique  rival ,  il  sentit  le  dan- 
ger de  la  comparaison  s'il  laissait  ce 
Homain  s'affermir,  et,  comme  le  pouvoir 
romain  était  condamné,  et  que  Syagrius 
en  était  le  dernier  représentant,  (>lovis 
lui  porta  un  défi ,  et  le  vainquit  à  Sois- 
sons,  malgré  le  petit  roi  de  Terouennc, 
Chararik,  (jui  ,  se  tenante  l'écart  avec 
•ses  Franks  pendant  le  combat,  trahissait 

(1)  Longuev»!,  tglite  gulUcanc ,  liy.  îî. 

(2)  Grcg.  Tur.,  U-40,  41,  i2. 


la  cause  franque.  En  même  temps  Clovis 
avait  tout  d'un  coup  aperçu  l'impor- 
tance du  clergé  cathoii(|ue  ;  il  fut  donné 
h  ce  jeune  Sicambre  ,  à  cet  enfant  guer- 
rier, de  comprendre  ce  que  les  autres 
rois  barbares  ,  ce  que  les  empereurs  n'a- 
vaient pas  compris.  Tson  seulement  il 
montra  un  grand  respect  pour  la  reli- 
gion catholique ,  mais  encore  il  proté- 
gea hautement  les  évêques,  lui  idolûtre, 
tandis  que  les  Vandales,  Suèves  et  Goths, 
déjà  chrétiens,  les  persécutaient.  Que 
l'on  songe  à  la  haine  farouche  et  opiniâ- 
tre de  toutes  les  autres  peuplades  idolâ- 
tres de  la  (iermanie  contre  le  christia- 
nisme jusqu'au  dixième  siècle,  et  qu'on 
se  demande  si  cette  disposition  des  chefs 
franks  n'est  pas  une  exception  singu- 
lière. L'usage  que  fit  Clovis  de  sa  victoire, 
la  restitution  du  vase  sacré  à  St-Remi , 
toute  cette  bienveillance,  qui  ne  se  dé- 
mentit pas  un  moment  ,  lui  donna  les 
villes  intérieures  et  les  troupes  romaines 
isolées  dans  leurs  garnisons.  Dès  lors  les 
deux  rois  ariens,  Alaric  et  Gondobald  , 
sont  frappés  de  crainte  et  ne  pensent  pas 
même  à  troubler  son  succès.  Bientôt , 
pendant  ses  négociations  avec  le  Bur- 
gunde  ,  il  entend  parler  de  Clotilde,  il 
la  demande  en  mariage  ;  le  Burgunde 
n'ose  refuser  sa  nièce.  Clovis  «  ayant  vu 
f  la  jeune  princesse,  est  transporte  de 
f  joie  et  l'épouse.»  Q)u'ya-t-il  autre  chose 
dans  cette  alliance  que  le  bonheur  si  na- 
turel pour  un  jeune  homme  de  posséder 
une  belle  et  sage  épouse  (1)?  Assurément 
s'il  eût  agi  par  cette  habileté  d'ambition 
qu'on  lui  suppose,  il  n'eût  pas  hésité 
aussitôt  à  se  faire  chrétien  ;  tout  l'y  invi- 
tait ,  et  il  achevait  de  gagner  toute  la  po- 
pulation déjà  pleine  d'espérance.  Cepen- 
dant l'amour,  d'accord  avec  la  politique, 
ne  décidait  point  le  barbare;  n'en  ne 
pouvait  l'émoiwoir  à  croire.  Il  fallut  le 
péril  et  la  victoire  de  Tolbiac  f2\  'J'oute- 
fois  il  craignait  encore  l'improbalion  de 
ses  guerriers  ;  car  s'il  y  avait ,  comme  le 
pense  Dubos.  bon  nombre  de  Franks 
chrétiens  parmi  les  anciennes  colonies 
militaires  et  parmi  les  tribus  depuis  leur 
séjour  fixe  en  Gaule,  si  même  plusieurs 
étaient  déjà   dans   les  rangs  du  clergé, 

(1)  Grec.  Tur.,  2-2fi. 

(2)  Gr«g.  Tar.,2-2;>,r.O. 


PAR  M.  DUMOIN'T. 


ist 


r 


I 


comme  le  comte  Arbogaste  ,  alors  évo- 
que .  et  le  saint  prêtre  de  Tout  Vaast  ou 
Yédast ,  par  qui  Clovis  commença  de  se 
faire  instruire  ;  la  masse  de  la  nation  de- 
meurait attachée  aux  idoles.  Mais  <  la 
<  puissance  de  Dieu  prévint  le  roi  avant 
f  qu'il  parlât;  tout  son  peuple  s'écria  : 
€  INous  rejetons  des  dieux  mortels,  pieux 
«  roi ,  et  nous  sommes  pr(5ts  h  suivre  le 
I  Dieu  immortel  que  proche  Rémi,  i  Et 
lorsque  le  saint  évéque  eut  dit  :  <  Incline 
i  avec  douceur  la  tête,  Sicambre  (1) , 
«  adore  ce  que  tu  as  brillé ,  brûle  ce  que 
«  tu  as  adoré  >,  plus  de  trois  mille  guer- 
riers reçurent  à  leur  tour  le  baptême. 

Ce  fut  une  joie  universelle  parmi  les 
catholiques.  Le  pape  saint  Anastase  et 
l'archevêque  de  Vienne,  saint  Avitus , 
pelit-fils  de  l'empereur,  écrivirent  à  Clo- 
vis pour  le  féliciter.  Les  cités  armori- 
caines le  reconnurent ,  et  toute  la  Gaule 
souhaitait  d'un  extrême  désir  d'avoir  les 
Franks  pour  maîtres  (2\  Gondobald,  qui 
était  déjà  tributaire  du  seul  roi  catholi- 
que .  adoucit  les  loisburgondes  en  faveur 
des  Romains  (3) ,  pour  se  les  rattacher, 
et  hésita  s'il  n'abjurerait  pas  l'arianisme. 
Alaric  envoya  dire  à  Clovis  :  <  Si  mon 
i  frère  voulait,  mon  intention  serait, 
c  Dieu  aidant,  que  nous  eussions  ensem- 
I  ble  une  entrevue  (4).  >  Ce  ne  sont  que 
fondations  pieuses  de  Clovis  et  nobles 
déférences  pour  les  personnes  consa- 
crées à  Dieu.  Il  sent  la  puissance  nou- 
velle que  lui  donne  sa  conversion.    <  Je 

(1)  Greg.  Tur.,  2-51  :  Milit_depone  colla,  Sicam- 
ber.  Est-il  nécessaire  d«  parler  de  la  sainte  am- 
poule, fable  imaginée,  dit-on,  au  neuTiouie  siècle 
par  Hincmar?  llincmar  cepeodani  n'a  rien  imaginé, 
mais  il  a  rapporté  la  tradition  do  TÊglisc  de  Roims  , 
confirmée  par  une  ancienne  messe  sur  les  miracles 
de  saint  Rémi.  Il  y  est  fait  mention  do  deux  fioles 
ou  ampoules  miraculeusement  remplies  de  saint- 
clirème  par  le  saint  évèquo  ,  et  une  sœur  de  CloTis, 
qui  était  arienne  ,  se  conteriissant  aussi,  reçut  seu- 
lement Tonction ,  probabloinont  utcc  ce  saint- 
chrème.  11  n'en  est  pus  question  à  l'égard  du  roi , 
mais  ce  souvenir  mêlé  i  la  pompe  extraordinaire 
que  l'on  déploya  alors  dans  le  baptistère  ,  a  pu  don- 
ner lieu  à  l'opinion  vul-;aire  du  sacre  do  Cloiis  par 
la  sainte  ampoule  ;  la  cérémonie  du  sacre  n'eut  pas 
lieu  pour  les  Mérovingiens.  Voy.  Longueval,  Kglise 
gallicane  ,  i>. 

(2)  Greg.  Tur.,  2-5(;. 
(Ô)  Ib„  2-30,  31. 
(4)  76.,  2-3». 

TOMB  viii.  '"  n<^  4S.  1859. 


<  supporte  avec  peine,  dit-il  aux  siens, 
t  que  ces  ariens  tiennent  une  part  des 
(  Gaules  (I)  >  ,  et  il  déclare  la  guerre  an 
roi  visigoth,  et,  suivant  les  conseils  de 
saint  Pvemi ,  il  défendit  à  ses  soldats  de 
piller  les  églises,  de  porter  le  moindre 
dommage  même  aux  esclaves  .  et  de  rien 
prendre  que  de  l'eau  et  de  l'herbe.  Un 
soldat  ayant  pris  du  foin  à  un  pauvre 
homme  par  violence ,  le  roi  tua  (2)  ce 
soldat  de  sa  main,  en  disant  :  «  Où  sera 
(  l'espérance  de  la  victoire,  si  le  bien- 
«  heureux  Martin  est  offensé?  >  Il  écrivit 
enfin  à  tous  les  évêques  d'Aquitaine  après 
la  victoire  de  Youillé  ,  pour  les  inviter  à 
réclamer  tout  ce  qu'ils  auraient  perdu 
par  la  guerre.  Alaric  périt  dans  la  ba- 
taille ,  et  dès  ce  moment  il  fut  décide 
que  les  Yisigoths  ne  pouvaient  plus  sub- 
sister en  Gaule.  C'est  la  cause  du  catho- 
licisme défendue  par  Clovis  qui  a  donné 
évidemment  aux  Franks,  la  moins  puis- 
sante des  nations  barbares,  de  si  rapides 
progrès.  Les  voilà  ainsi  les  premiers , 
tout  d'un  coup  solidement  établis  ,  en 
possession  de  la  plus  importante  contrée 
de  l'Occident.  Les  voilà  placés  désormais 
sur  le  front  de  bandière  de  la  civilisation 
moderne.  Quel  en  sera  le  résultat? 

Si  nous  en  devions  croire  M.  Beugnot, 
Dieu  aurait  si  mal  pris  ses  mesures  en 
mettant  l'Église  sur  la  terre,  que,  après 
quatre  siècles,  <  le  christianisme  était 

<  devenu  impuissant  à  sauver  la  société, 
i  que  la  régénération  de  l'Europe  devait 

<  être  le  résultat  de  l'invasion  des  Bar- 
«bares,  presque  tous  idolâtres.  C'est, 
«  selon  lui,  la  pensée  triste,  mais  i'raicp 
t  que  seul  entre  tous  les  Pères  de  cette 
t  époque  ,  Salvien  a  eu  le  mérite  de  con- 

<  cevoir  (3).  >  Psos  lecteurs  ont  eu  déjà 
assez  de  faits  devant  les  yeux  pour  se 
convaincre  qu'on  n'a  jamais  rien  dit  de 
moins  exact,  ^ous  verrons  bientôt  quel 
secours  les  Barbares  ont  prêté  à  la  so- 
ciété; il  suffit  en  ce  moment  d'une  sim- 
ple observation,  autrement  \raic  que 
celle  de  l'érudit  académique,  savoir,  que 
tout  concours  humain  aux  œuvres  di- 
vines est  une  épreuve  autant  qu'un  ser- 
vice. IN'est-il  pas  temps  bientôt  que  ceux 

(I)  Greg.  Tur.,  2  37. 

(•>)  Ib. 

(3)  Destruction  du  Paganisme ,  2-10. 

12 


182 


COURS  D'HISTOIRE  SUR  LES  ORDRES  MONASTIQUES, 


qui  n'y  cnlenilent  rien  renoncent  à  nous 
cMidoctrinerV  J^e  moindre  inconvt'nient 
pour  eux  sera  toujours  d'y  perdre  leur 
ptMuc^  et  leurs  frais  d'érudition;  car  on 
ireuseii^uera  jamais  l'Église  ,  et  tant 
qu'on  n'aura  pu  la  dissuader  de  sa  foi, 
il  n'y  a  rien  de  fait  contre  elle.  Ceci  du 


moins  ne  serait  pas  très  difficile  h  com- 
prendre. 

La  quinzième  leçon  commencera  l'exa- 
men de  la  période  mérovingienne  et  des 
institutions  franques  par  les  origines  des 
assemblées  nationales. 

Edouard  Dumont. 


Mm($  ticiiçiU\m$. 


COURS  D'HISTOIRE  SUR  L'ORIGINE,  L'ACCROlSSEiMENT 

ET  L'INFLUENCE  DES  ORDRES  MONASTIQUES. 


TROISIÈME   LEÇON   (1). 

Saint  Grégoire  de  Nazianze.  —  Sa  vie  retirée  dans 
la  solitude.  —  8aint  Basile.  —  Ses  conslilulioBs 
pour  tes  moiDCg  orientaux.  —  Lois  def  conciles 
sur  les  moines.  —  (lommenl  les  esclaves  pou- 
yaieui  être  reçus  moines.  —  Lois  dus  empereurs 
sur  les  moines. 

Maintenant  que  nous  connaissons  l'état 
du  monde  oriental ,  nous  apprécierons 
mieux  les  institutions  monastiques.  ]Mal- 
gré  mon  désir  et  mes  efforts  pour  me 
renfermer  strictement  dans  mon  sujet, 
qui  est  déjà  une  carrière  assez  vaste  à 
parcourir,  je  me  vois  souvent  forcé  de 
faire  quelques  explorations  dans  l'his- 
toire générale  de  l'Église  ,  comme  l'his- 
torien du  Chi  istianisme